- Nouveau projet

SITE OFFICIEL DE BERNARD SIMONAY
Aller au contenu

Menu principal :

LA DAME D'AUSTRALIE
PREMIER CHAPITRE


Sydney, juillet 1848…
Comme chaque soir depuis une semaine, l’angoisse tordit les entrailles de Maureen lorsqu’elle entendit le bruit de la porte d’entrée. Recroquevillée sur la paillasse sordide qu’il mettait à la disposition de ses deux domestiques, sous les combles, elle guettait depuis le début de la nuit le retour du colonel Campbell. Elle se mit à trembler. Retenant sa respiration, elle entendit le pas lourd du maître résonner sur le parquet de l’entrée, mal assuré. Un heurt suivi d’un juron confirma à la jeune fille qu’il avait encore bu plus que de raison. Sa terreur s’accentua. Elle se mit à prier pour qu’il s’écroulât sous l’effet de l’alcool, comme cela arrivait régulièrement. Elle en serait quitte pour nettoyer ses vomissures le lendemain. Mais elle préférait cette corvée à l’horreur qu’elle avait dû subir quelques jours plus tôt. Profitant de l’absence de Lucy, sa compagne, que le colonel avait « prêtée » pour la nuit à un couple d’amis qui recevaient, le monstre avait gravi l’escalier menant vers le grenier. Maureen ressentait encore dans son ventre les meurtrissures provoquées par les coups de boutoir maladroits du soldat, furieux de ne pas éprouver de plaisir en raison des litres de bière ingurgités. Malgré son entêtement, il n’était pas parvenu à ses fins. Cet échec cuisant avait exacerbé sa colère et il l’avait frappée à coups de fouet. Les cris de la jeune Irlandaise n’avaient attiré personne. A ces heures tardives, les habitants de Sydney dormaient et se moquaient bien des malheurs d’une pauvre convicte1.
1. Convict(e) : Dès la fondation de Sydney en 1788 par le capitaine Arthur Philips, les Anglais déportèrent des milliers de prisonniers de droit commun, les convicts, dont la tâche consistait à édifier les infrastructures de la colonie. C’était une main d’œuvre bon marché, qui ne coûtait que le prix du logement et de la nourriture. Les prisonniers, souvent condamnés pour des vétilles, devaient obtenir leur rédemption par le travail. Lorsqu’ils avaient purgé leur peine, au bout de quelques années, ils étaient libérés et le gouvernement leur octroyait un petit terrain où ils pouvaient s’installer. Ils devenaient alors des « émancipés » (emancipists). Certains firent d’ailleurs fortune et acquirent une respectabilité. Entre 1788 et 1868, date de l’abolition de la déportation, cette politique amena le déplacement de 160000 détenus, dont 25000 femmes. Le sort de ces dernières fut particulièrement terrible, car elles n’avaient pas le droit d’acquérir un terrain et nombre d’entre elles furent réduites à la mendicité ou à la prostitution. Beaucoup d’Australiens actuels descendent de ces convicts.
Une scène insolite avait suivi ce déchaînement de violence. A travers ses larmes de rage, de honte et d’impuissance, Maureen avait vu le colonel tituber, puis, dans la pénombre de la soupente empuantie par son odeur infecte, il était tombé à genoux pour se battre la poitrine en gémissant, demandant pardon à Dieu de sa conduite.
Ce soir, Maureen espérait que la présence de Lucy le dissuaderait de recommencer. Elle savait que sa compagne ne dormait pas, elle non plus, guettant les mouvements de Campbell.
Dans l’entrée, le colonel hésitait. Les conversations de ses collègues, qui tous se vantaient de leurs conquêtes féminines, l’avaient décidé à agir. Huit jours plus tôt, il avait rencontré un revers humiliant avec cette petite gourde d’Irlandaise. Mais ce n’était pas elle qu’il convoitait. Depuis trois mois qu’elle était à son service, il ressentait un désir violent pour l’autre, cette Lucy, une garce inquiétante qui parlait beaucoup trop bien pour une fille du peuple. Devant ses manières fluides, son élégance naturelle, il se sentait comme un rustre grossier et maladroit. Malgré son jeune âge, elle avait une façon de le regarder qui l’intimidait.
Dieu et Diable se déchiraient l’âme du colonel Markus Campbell. Installé depuis vingt-cinq ans à Sydney, il avait servi sous les ordres du gouverneur Ralph Darling, à cette époque où le continent austral était encore pratiquement inconnu. Issu d’un milieu modeste, fortement imprégné par la religion anglicane, il avait gravi, à force d’intransigeance et d’opiniâtreté, les échelons de la hiérarchie militaire. Il imposait à ses hommes une discipline de fer. Courageux et tenace, il avait pris part à l’exploration du bassin du Murray et avait combattu les Aborigènes afin de conquérir de nouvelles terres pour la Couronne. Il espérait bien, comme nombre de ses compagnons, se tailler une fortune.
Mais les années avaient passé et la fortune l’avait boudé. En 1825, la charte accordée à la Compagnie Agricole Australienne favorisait nettement les immigrants par rapport aux convicts émancipés, et il aurait pu quitter l’armée pour suivre ses anciens camarades dans les immenses territoires de l’intérieur du pays. A l’ouest, de l’autre côté des montagnes Bleues, s’étendaient de vastes terres fertiles où l’on avait introduit des moutons. La mère patrie consommait d’énormes quantité de laine, et la terre australe s’était révélée idéale pour le mérinos. Bien sûr, dans les premiers temps, tout n’avait pas été facile et de nombreux éleveurs avaient péri sous les coups des Aborigènes, ou succombé sous la rigueur du pays. Mais les plus volontaires s’étaient aujourd’hui considérablement enrichis. Les magnifiques demeures qui fleurissaient à Sydney leur appartenaient.
Le colonel Campbell n’avait jamais pu se résoudre à s’installer à l’intérieur des terres. Il détestait ce pays infernal, infesté d’animaux étranges et d’indigènes tout droit sortis des chaudrons les plus noirs de l’Enfer, un Enfer dont cette maudite Australie constituait l’un des territoires. Le Diable y avait sans doute élu domicile. Comment expliquer autrement le manque de piété de nombre de colons ?
Ignoré ou considéré avec condescendance par ses anciens camarades devenus riches, il s’était retrouvé isolé. Depuis quelques années, il s’était rapproché des parsons, ces Anglicans à l’origine du renouveau évangélique anglais, bien décidés à réveiller le sentiment religieux chez les fidèles à la foi attiédie. Ce mouvement, qui avait pris naissance en Angleterre à la fin du Dix-huitième siècle, avait organisé une véritable police des mœurs, appuyé par le gouvernement de sa Majesté, qui estimait que la religion étant un moyen parfait pour maintenir l’ordre et la cohésion. Ce renouveau évangélique avait étendu ses tentacules jusque sur les terres lointaines de la jeune colonie australe et, pendant les premières décennies, des prêtres zélés, menés par le révérend Richard Johnson, avaient marqué Sydney de leur empreinte, aussi bien sur le plan social que sur le plan politique ou culturel. Plus tard, avec l’arrivée des nouveaux colons libres et surtout des Irlandais catholiques, les choses avaient évolué.
Comme il détestait l’Australie et ses Aborigènes, Campbell détestait les Irlandais et les catholiques. Seule la foi anglicane apportait le réconfort à son âme tourmentée, et il se chargeait de la faire respecter avec un zèle digne d’éloges. Cela n’empêchait pas le Démon de s’acharner après lui. S’il n’avait jamais été tenté par le jeu, il avait deux faiblesses : les femmes et l’alcool. Il avait toujours éprouvé pour le sexe opposé une attirance irrépressible, qu’il combattait avec énergie. Dans les premiers temps de la colonie, le nombre des femmes étant bien inférieur à celui des hommes, et il ne lui avait été guère difficile de résister. Mais déjà l’ennui et l’insatisfaction l’avaient poussé sur les pentes sournoises de l’alcoolisme.
Le temps avait amené des dames convenables sur les terres australes, et beaucoup d’hommes avaient fondé une famille. Cependant, même si elles éveillaient en lui des désirs inavouables - et sans doute à cause de cela -, le colonel méprisait les femmes. A ses yeux, elles incarnaient la Tentation. Aussi refoulait-il ses envies honteuses. De toute manière, aucune demoiselle ne s’était intéressée à lui. Son visage ingrat et austère, ses manières brutales de soldat et son intransigeance religieuse rebutaient les moins difficiles des candidates au mariage, qui n’avaient à Sydney que l’embarras du choix. Une fortune personnelle aurait pu contribuer à faire oublier ce désagrément, mais il n’avait pour toute richesse que sa solde.
Aigri et écœuré, le colonel Campbell avait peu à peu succombé à la boisson. Cela s’était fait insidieusement, lors des longues soirées passées en compagnie des militaires auxquels il aurait voulu donner l’exemple de la sobriété. La lassitude et la frustration aidant, il cédait souvent à son goût prononcé pour la bière et le rhum. Il s’en accusait ensuite auprès du révérend Palmerson auquel il avait confié le salut de son âme. Mais le mal était d’autant plus profond que l’ébriété attisait le désir en lui. Les femmes le hantaient, leurs sourires le taraudaient, la vue d’un peu de peau au creux d’un décolleté l’enivrait et faisait naître dans sa chair des pulsions insoutenables. Il avait l’impression d’entendre, derrière leurs rires clairs, le ricanement du Démon.
Il se vengeait sur les jeunes convictes que le gouvernement lui octroyait pour tenir sa maison. Dans les premiers temps, il se promettait, lorsqu’une nouvelle arrivait, de la respecter. Il tenait ainsi plusieurs semaines. Mais il arrivait toujours un soir où le désir devenait trop exigeant. Alors, sous l’emprise de l’alcool, il oubliait scrupules et bonnes résolutions, et abusait de sa position de maître. Pas un instant il ne songeait au mal qu’il pouvait faire à ses victimes. Ces filles étaient des condamnées et elles n’avaient que ce qu’elles méritaient. Hélas, la satisfaction de la chair ne suscitait en lui qu’un profond dégoût de lui-même et de la femme, l’Eve tentatrice responsable de tous les maux - et de sa déchéance. L’angoisse de l’Enfer resurgissait et il se haïssait d’avoir cédé une fois de plus. Sa haine se reportait sur sa proie, qu’il frappait avec sauvagerie avant d’aller s’écrouler sur son lit, la tête bourdonnante de relents de bière et de terreur mystique.
Ce déchirement insupportable s’était aggravé depuis que cette maudite Lucy lui avait été confiée. Jamais il n’avait contemplé de femme plus belle. Elle n’avait pas conscience de la sensualité sauvage qui se dégageait d’elle, de son parfum naturel, de la douceur de sa peau. Mais elle n’en usait pas, gardant une attitude à la fois soumise et fière.
Elle n’avait pas vingt ans. Parfois, il songeait qu’il aurait pu avoir une fille de son âge. Il s’était surpris à demeurer plus souvent chez lui depuis son arrivée. Il avait tenté de savoir pourquoi elle avait été condamnée. Mais elle parlait peu, et ne répondait pas aux questions personnelles. Elle se contentait de lever vers lui un regard farouche, d’un bleu pervenche insoutenable, qui contrastait avec son épaisse chevelure brune. D’une stature élancée et fine, il émanait d’elle une autorité naturelle contre laquelle il avait peine à lutter. Elle savait lire, écrire et compter. Il s’était rendu compte qu’en son absence, elle feuilletait ses livres, le seul luxe qu’il s’autorisait. Intrigué, il n’avait rien dit. Elle n’avait pas été longue à prendre l’ascendant sur l’Irlandaise, qui lui obéissait sans discussion. Cette satanée femelle avait eu des domestiques, il l’aurait parié. Il avait tenté d’en savoir plus auprès de son ami le juge Beckers, mais ce dernier possédait peu de renseignements. Elle s’appelait Lucy Chapman et elle avait été condamnée à l’exil pour plusieurs vols à l’étalage. C’était étrange, tout de même. Cela ne semblait pas correspondre au personnage de cette fille.
Depuis trois mois qu’elle vivait sous son toit, Campbell ne s’était pas endormi un soir sans rêver de la faire sienne, de la soumettre à ses caprices, pensées impies et honteuses qu’il se reprochait ensuite amèrement. Depuis trois mois, il avait tenu bon. Il avait même épargné cette petite grue irlandaise. Malheureusement, cela avait renforcé sa consommation d’alcool, et l’envie avait fini, comme toujours, par prendre le dessus. Il avait profité de l’absence de Lucy, huit jours plus tôt, pour assouvir ses sens exacerbés avec la catin catholique. Mais la boisson lui avait ôté tous ses moyens et il s’était révélé incapable d’aller jusqu’au bout de son acte. Sa défaillance n’avait fait qu’attiser le feu qui le consumait. Depuis cette nuit avilissante, il avait continué de se réfugier dans l’alcool. Chaque soir, avant de rentrer, il se jurait de plier Lucy à sa volonté, de rabaisser sa fierté, de la posséder. Chaque fois, il renonçait à la seule évocation de ses yeux perçants.
Il poussa un rugissement de colère. Ce soir, il faudrait bien qu’elle cède. Il commença à gravir l’escalier. Une onde de terreur liquide coula le long de l’échine de Maureen lorsqu’elle entendit les pas pesants dans l’escalier. En tremblant, elle remonta sa couverture sur elle. Sur l’autre lit, Lucy se redressa. La porte s’ouvrit brusquement et la lumière d’une lampe à pétrole fouilla la souillarde. Maureen ferma les yeux, s’attendant à sentir la poigne dure du colonel s’abattre sur son épaule. Mais elle entendit Lucy pousser un cri effrayant. Ouvrant les yeux, elle entrevit la silhouette de Campbell penchée sur sa compagne. Il la saisit brutalement par le bras et grommela d’une voix pâteuse :
- Allez, suis-moi, bâtarde !
Elle s’insurgea :
- Lâchez-moi, vous me faites mal !
Comme elle résistait, il posa la lampe à pétrole près du lit de Maureen et attrapa Lucy par les épaules. L’instant d’après, il se mit à hurler à son tour. La jeune fille l’avait mordu à la main. Il leva le bras pour la frapper, mais la bière avait émoussé ses réflexes et son poing vengeur ne rencontra que le vide. Lucy lui glissa entre les jambes comme une anguille et bondit hors de la chambre. Furieux, Campbell se redressa et se cogna brutalement à une poutre. Il poussa un barrissement effrayant et se rua à sa poursuite.
- Reviens ici ! clama-t-il d’une voix éraillée.
Terrorisée, Maureen le vit disparaître dans l’escalier, à la poursuite de sa proie. Mais il loupa la première marche et dévala l’escalier sur les fesses. Contusionné, il se releva, ivre de colère et le souffle court. Il parcourut les différentes pièces comme un fou. Il découvrit Lucy dans le salon, vaguement éclairé par la lumière d’une veilleuse à pétrole. En tremblant, elle cherchait à ouvrir une fenêtre pour s’enfuir. Mais celle-ci résistait. Elle se retourna d’un bloc et aperçut Campbell, le visage déformé par la haine. Constatant que sa victime était prise au piège, il se mit à ricaner.
- Où comptes-tu donc aller ?
- Restez où vous êtes ! hurla Lucy. Je sais ce que vous avez fait à Maureen. Mais je vous préviens, je me défendrai !
- Je saurai bien te montrer qui est le maître, sale bâtarde ! Passe immédiatement dans la chambre et déshabille-toi si tu veux que j’oublie cette morsure !
- Jamais !
Campbell crut qu’il allait suffoquer. Cette catin osait se rebeller ! Il s’avança vers elle, saisissant au passage la cravache avec laquelle il fouettait ses montures. Un rictus déforma sa bouche. Tout à coup, avant qu’il ait pu réagir, elle bondit de côté et courut jusqu’au mur opposé, où étaient accrochées des épées et des armes à feu. Elle attrapa un fusil et le braqua sur lui, le défiant de ses yeux bleu pâle. Il hésita un instant. Visiblement, elle avait déjà tenu une arme en main. Il ne parvenait plus à se rappeler s’il avait ôté les balles de ses fusils avant de les raccrocher. La fille avait cessé de trembler.
- Petite putain ! éructa-t-il.
Il comprit qu’elle tirerait s’il faisait un pas de plus. Elle lui faisait penser à un fauve acculé, un petit fauve dangereux, et bien décidé à se battre avec férocité. L’espace d’un instant, il faillit renoncer. Cette satanée femelle était capable de le tuer. Mais l’image d’une poitrine ferme et chaude entrevue par l’échancrure de la chemise de nuit largement ouverte le galvanisa. Sous le sein gauche s’étalait une petite tache en forme de papillon. Son désir remonta d’un coup à la surface, doublé d’un sursaut de fureur. Il n’allait pas reculer devant une gamine ! Il fit un pas lent vers elle et tendit la main pour s’emparer de l’arme. Il y eut un simple déclic. Il éclata d’un rire de satisfaction et de soulagement.
- Ton fusil n’est même pas chargé ! Tu vas me payer ça !
Il se rua sur elle, la cravache levée, frappa de toutes ses forces, pulvérisa un vase. Lucy s’était effacée au dernier moment. L’instant d’après, il ressentit une douleur vive au crâne. Il eut l’impression qu’un soleil rouge explosait dans sa tête. Une odeur de sang emplit ses narines. Il s’écroula lourdement sur le paquet ciré, broyant une chaise au passage. Tenant fermement le fusil par le canon, Lucy reprit son souffle, les jambes flageolantes. Quelques instants plus tard, Maureen, plus morte que vive, surgit à ses côtés.
- Tu l’as tué ?
- Je… je ne sais pas !
Elle recula, regarda autour d’elle, abasourdie. Maureen se pencha sur le colonel. Sous son crâne, une tache écarlate s’élargissait sur le sol.
- Il ne bouge plus ! gémit-elle. Regarde ! Il y a du sang partout.
Elle se releva.
- Je crois qu’il est mort, murmura-t-elle. Qu’est-ce qu’on va devenir ? Ils vous nous emmener en prison. Nous serons jugées, condamnées.
Elle leva sur Lucy des yeux arrondis par l’effroi.
- Je ne veux pas… je ne veux pas être pendue !
- Ce n’est pas toi qui l’a tué ! répliqua sa compagne. Nous expliquerons qu’il a abusé de toi. Moi, je n’ai fait que me protéger. C’était de la légitime défense.
- Et tu penses qu’ils te croiront ? répliqua Maureen. Nous sommes des convictes. Ils ne nous écouteront même pas.
Elle éclata en sanglots. Surmontant sa peur, Lucy s’approcha du corps, le poussa légèrement du pied. Le colonel ne réagit pas. Elle tenta de ramener le calme dans son esprit en déroute. Maureen avait raison : les juges ne la croiraient pas. Ils ne l’avaient pas crue lorsqu’elle avait donné son véritable nom. Elle regarda autour d’elle, le cœur battant la chamade. La maison lui semblait désormais un piège qui allait se refermer inexorablement sur elle. Mais elle se laisserait pas prendre aussi facilement.
- Nous ne pouvons pas rester ici, déclara-t-elle. Il faut nous enfuir.
- Nous enfuir ? Pour aller où ?
- J’ai regardé les cartes dans le bureau de Campbell. Sydney n’est pas la seule ville d’Australie. Il y en a d’autres : Port Essington1, Melbourne, Adelaïde… Elles sont très éloignées, mais nous pouvons y arriver.
1. Port Essington : la future Darwin
- Et comment ? Nous ne connaissons rien de ce pays.
- Tu n’es pas obligée de me suivre. A toi, ils ne feront rien. Mais moi, je n’ai pas envie de mourir à cause de ce scélérat.
Maureen resserra sa chemise de nuit en frissonnant. Elle s’imaginait mal rester ici avec le cadavre. Et puis, les juges croiront que c’était elle la coupable. Elle n’avait pas le choix.
- Je viens avec toi, répondit-elle. Même mort, il me fait peur.
- Alors, il ne faut pas perdre de temps. Prends un sac et remplis-le de victuailles, de gourdes d’eau, de tout ce que tu pourras trouver.
Elle-même s’empara de la veilleuse à pétrole et se dirigea vers le bureau. A la hâte, elle décrocha la carte d’Australie fixée au mur. La plus grande partie de l’île-continent était marquée « inconnue », mais c’était mieux que rien. Elle l’étala sur la table. Ce n’était pas la première fois qu’elle se penchait sur le document. L’idée de s’enfuir l’avait déjà effleurée, sans qu’elle eût trouvé le courage de mettre son projet à exécution. Cette nuit, les événements avaient décidé pour elle. Elle réfléchit rapidement. Il était hors de question de demeurer à Sydney, où la police aurait tôt fait de les retrouver. Le danger serait identique dans les autres villes de la côte est, comme Newcastle ou Brisbane. En revanche, il était peu probable que l’on pensât à les rechercher à l’intérieur des terres. Son doigt se posa sur les montagnes Bleues. Différents noms attirèrent son attention : Katoomba, Lightgow, Bathurst, Orange. Elle repéra très vite la piste qui y menait.
D’un geste décidé, elle plia la carte et la glissa dans une mallette de cuir. Puis elle fouilla dans les tiroirs, découvrit une liasse de livres sterling dont elle s’empara. Elle fourra dans un sac de toile différents ouvrages traitant de l’Australie, ainsi qu’un carnet de notes rédigé par le colonel Campbell lors de ses voyages. Elle était sûre d’y trouver des renseignements intéressants. Elle revint dans le salon, décrocha deux fusils. Fouillant dans letiroir d’une commode, elle trouva les cartouches correspondantes. Elle remonta ensuite s’habiller, puis rejoignit Maureen. Celle-ci l’attendait dans l’entrée, chargée de deux grands sacs. La petite Irlandaise demanda d’une voix plaintive :
- Es-tu bien sûre de ce que nous faisons, Lucy ?
- Prends des manteaux dans l’armoire de sa chambre. Nous sommes en juillet. Il va faire froid dans la montagne.
Maureen obéit. Quelques instants plus tard, elles quittaient la maison, sans un regard pour Campbell. Elles se rendirent à l’écurie où sommeillaient les deux chevaux. Elle les attelèrent à la voiture et chargèrent leurs bagages. A cette heure nocturne, il n’y avait personne dans les rues de Sydney. Le quartier de St Philip Church était réputé pour son calme, à la différence de celui des « Rochers », où étaient parqués les nouveaux immigrants. Des milices patrouillaient dans les rues du port jusque tard dans la nuit, mais leur tâche consistait surtout à surveiller les gros navires arrivant d’Angleterre ou des Indes.
- Tu sais conduire une voiture ? s’inquiéta Maureen lorsqu’elle vit la jeune fille s’installer à la place du conducteur et s’emparer des rênes avec détermination.
Pour toute réponse, Lucy lui fit seulement signe de venir prendre place près d’elle. La petite Irlandaise eut un instant d’hésitation, puis obéit. Le véhicule s’ébranla et prit rapidement de la vitesse. Afin de ne pas trop attirer l’attention, les deux filles avaient passé des manteaux de laine et coiffé de larges chapeaux qui dissimulaient leurs visages. Lucy semblait connaître la direction à suivre et conduisait sans hésitation, ce qui intrigua Maureen de plus belle. Comment une pauvre convicte condamnée pour vol à l’étalage pouvait-elle savoir conduire une voiture à cheval ? La jeune fille resserra frileusement son manteau autour d’elle. Elle avait l’impression que, derrière les fenêtres noires de chaque demeure, des yeux les épiaient. A tout instant, elle s’attendait à voir une patrouille de gardes à cheval surgir pour les arrêter. Elle adressa des prières ardentes à St Patrick, protecteur des Irlandais.
Pourtant, la présence de leur voiture n’avait rien d’extraordinaire. Il n’était pas rare que des voyageurs partissent ainsi avant l’aube. Avec ou sans l’intercession du saint, personne ne s’opposa à leur départ. A la vérité, à part un colporteur préparant sa carriole à l’orée de la ville, elles ne rencontrèrent personne. La piste menant vers les montagnes Bleues s’ouvrit devant elles.
Lucy lança les chevaux à toute allure pour s’éloigner de la ville au plus vite. Derrière elles, le ciel pâlissait à l’orient, inondant Botany Bay d’une lumière indigo.
- Personne ne s’inquiétera pour cette canaille avant demain au moins, déclara Lucy pour rassurer sa compagne. Cela nous laisse une journée d’avance.
Un jour, c’était peu, songea Maureen. Elle connaissait trop l’acharnement des soldats de sa Majesté lorsqu’il s’agissait de traquer des fugitifs. Elle-même en avait fait l’expérience en Irlande.
- Nous ne réussirons jamais, gémit-elle.
Lucy serra les dents.
- Nous réussirons, répliqua-t-elle. Avant qu’ils songent à nous rechercher sur cette piste, nous serons loin.
- Pourquoi ?
- Ils penseront que nous sommes allées vers Newcastle, au nord, ou Wollongong, au sud. Ils penseront que nous essaierons de nous embarquer sur un navire. Ils vont surveiller les ports, mais ils ne s’imagineront pas que nous nous dirigeons vers l’intérieur des terres.
Maureen fit une moue sceptique.
- Où allons-nous ? demanda-t-elle.
- J’ai étudié la carte. Depuis les montagnes Bleues, une piste mène jusqu’à Melbourne. Cela représente plusieurs jours de voyage, mais nous pouvons y arriver. Une fois sur place, nous tenterons de nous embarquer pour l’Angleterre.
- Avec quel argent ?
- J’ai pris une belle somme à Campbell. Et puis, nous travaillerons, au besoin.
- On dit que l’intérieur du pays est peuplé par des tribus féroces qui mangent de la chair humaine.
- Ce sont des mensonges. Les Aborigènes ne sont pas cannibales. Et les colons se sont installés dans ces régions depuis plus de trente ans.
- Comment sais-tu tout cela ? s’étonna Maureen.
Lucy montra le sac de cuir, à l’arrière de la voiture.
- J’ai lu le livre du colonel.
Maureen regarda sa compagne avec admiration. Elle aurait aimé savoir lire. Lucy conduisait l’attelage avec une parfaite maîtrise. Bientôt, la lumière augmenta, dévoilant un paysage grandiose. La vallée de la Paramatta était cernée par des collines aux pentes douces et verdoyantes. Au loin, un halo bleuté dessinait les contreforts des montagnes. Celles-ci semblaient posées sur l’horizon matinal, éclaboussées par le soleil naissant. Derrière la voiture, la cité s’était estompée dans les brumes.
Deux sentiments contradictoires habitaient la jeune Irlandaise. Elle éprouvait une formidable sensation de liberté. Un froid vif lui pénétrait les poumons, chargé de parfums inconnus et enivrants. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait débarrassée de toute entrave. La voiture roulait à bonne allure, la vitesse la grisait. Elle avait l’impression que le monde lui appartenait. Simultanément, une angoisse sourde lui broyait le ventre. La police royale allait se lancer très vite à leurs trousses et, contrairement à ce que croyait Lucy, elle ne serait sans doute pas longue à deviner leur destination.
Mais ce n’était pas là ce qui l’inquiétait le plus. Elle ignorait tout du pays vers lequel elles se dirigeaient. On racontait tant d’histoires sur l’Outback, cette région sauvage et quasiment inconnue qui s’étendait de l’autre côté des montagnes Bleues. Qui sait quels dangers elle pouvait receler ?

A SUIVRE...

 
Retourner au contenu | Retourner au menu