- Nouveau projet

SITE OFFICIEL DE BERNARD SIMONAY
Aller au contenu

Menu principal :

GRAAL
PREMIER CHAPITRE


Au fil des années, les souvenirs s’estompent, se diluent dans les méandres de la mémoire. Ils se résument à des images imprécises, détachées de la réalité, auréolés d’un mystère insondable et nostalgique. Les ruelles animées se peuplent de fantômes insaisissables. Les places s’agrandissent, les demeures s’affranchissent de leurs lézardes, de leurs courants d’air.
Pourtant, il suffit d’une odeur particulière pour que tout revive à nouveau et que se réveillent des souvenirs que l’on avait crus enfuis à jamais.
Gwondaleya se parait de ces parfums singuliers, que l’on ne pouvait rencontrer nulle part ailleurs. Ainsi, un indigène savait en fermant les yeux dans quel quartier de la ville il se trouvait.
Lorsque l’on franchissait les portes massives des remparts, quantité d’odeurs vous sollicitaient. Remugles inquiétants des abattoirs, invitations alléchantes des tavernes où l’on vous servait pour un drakkhor un repas digne de la table des rois, arômes envoûtants de la Halle au Vin, senteurs fraîches et vivifiantes de l’immense pré d’Arys, la déesse fleur, où se retrouvaient les jeunes danseuses de la cité. Par-dessus tout cela flottait l’appel irrésistible des fougames, petits pains au beurre fondu et salé que les drônes, les gamins hardis de Gwondaleya, vendaient aux badauds pour quelques centas. Si à tout cela se rajoutait l’ivresse d’une petite pluie fine qui faisait chanter la poussière des pavés, c’était une véritable symphonie qui vous chatouillait les narines, vous pénétrait, vous imprégnait si bien que l’on se sentait soudain arrivé chez soi, et entouré par une foule de bras amis.
Telles étaient les pensées de Gustav de Felda lorsqu’il retrouva Gwondaleya, qu’il n’avait pas vue depuis plusieurs années. La ville s’était étendue. La renommée de Dorian et de Solyane avait attiré de nombreux immigrants. Jamais il n’aurait osé imaginer une telle splendeur. Des artères nouvelles avaient été tracées, bordées d’édifices de marbre blanc. La ville avait dépassé largement la rive méridionale du Danov, pratiquement déserte lors de sa dernière visite. Le parc dédié au comte Czarthoz avait été élargi. Le port fluvial étirait des quais nouveaux bien plus loin vers le sud.
– Je n’ai jamais vu autant de monde à Gwondaleya ! dit Gustav au drône qui s’était offert à le guider jusqu’au Palais Comtal.
Le gamin, visiblement peu impressionné par la qualité de son client, le regarda de biais avant de déclarer :
– Ben monseigneur, il faut croire que ça fait un bout de temps que vous n’êtes pas venu. J’ai toujours connu ça. Il est vrai qu’avec tous ces voyageurs qui ne veulent plus repartir, on a été obligé de construire des cités d’accueil à l’extérieur. Heureusement, notre seigneur y a mis bon ordre. Il ne veut pas que sa ville devienne une seconde Burdaroma, dont on dit qu’elle ressemble à une fourmilière. Est-ce vrai, monseigneur ?
– La dernière fois que je suis venu, tu devais encore téter ta mère, drône ! Mais sache qu’en ce qui concerne Burdaroma, tu as tort. Bien qu’elle soit plus peuplée que Gwondaleya, elle demeure l’une des plus belles cités du monde. Et crois-moi, je reviens de très loin. Des villes, j’en ai vues, et non des moindres.
– Elles ne peuvent pas être plus belles que Gwondaleya, affirma le gamin d’un ton catégorique.
Gustav éclata de rire.
– Sans doute as-tu raison, petit ! La ville dans laquelle on a vu le jour reste toujours la plus belle. Eh, mais qu’est-ce donc que cette nouvelle invention ?
Il désigna une sorte de potence métallique ouvragée dont plusieurs exemplaires étaient répartis le long des voies principales.
– Ce sont des lectronnes, dit fièrement le drône. On les allume la nuit. Elles sont beaucoup plus pratiques que les réverbères à huile qu’il fallait recharger continuellement.
– Par Latham, ta ville est aussi bien équipée qu’un palais impérial, petit !
Il fit quelques pas, émerveillé par le pavement régulier des rues, par les trottoirs bordés d’arbres et de massifs fleuris.
– Tout ceci est magnifique, drône. Je constate que mon ami Arnaud et sa dame ont su faire prospérer leur cité. Et je m’en réjouis.
– Notre seigneur et sa dame sont des dieux, monseigneur, ne le saviez-vous pas ? Les érudits du monde entier viennent jusqu’ici pour suivre les enseignements des amanes. Le roi Pillat de Burdaroma nous rend visite, régulièrement. L’empereur Kristan Leonov le Grand lui-même s’est déplacé par deux fois. Et celui de Nogafrika, le Sublime Khem Dott Ophal. Et aussi celui de Médhellenie, Tarxès le Bon.
– Je te crois, drône, dit Gustav en souriant de la véhémence du petit. Gwondaleya est unique. Elle n’est peut-être pas la plus grande ville du monde, mais elle reste le seul endroit où les amanes mettent la Connaissance à la portée de tous. Même toi tu pourrais y accéder.
Le gamin se planta devant lui, les poings aux hanches.
– Mais monseigneur, je suis l’enseignement des amanes. Les enfants sont beaucoup plus nombreux que les adultes. Et, soit dit sans vous offenser, nous sommes les plus fidèles. Le seigneur Dorian nous porte une attention particulière. Il a fait ouvrir pour nous les centres les plus vastes, les plus clairs, les plus agréables. Il vient souvent nous rendre visite. Il dit toujours : “ Mes enfants, c’est sur vous que repose l’avenir. On donne la Connaissance à vos aînés, mais rares seront ceux qui sauront l’utiliser et l’approfondir. C’est vous qui la mettrez en pratique. ”
Gustav médita les paroles du gamin. Il n’avait pas tort. Les centres ouverts vingt années auparavant sur l’initiative de Dorian et de Solyane, en accord avec la Phalange Suprême, avaient attiré de nombreux Gwondaleyens adultes. Mais la plupart avaient abandonné devant l’ampleur et la complexité des sciences enseignées. Seuls les érudits et quelques curieux avaient trouvé le courage de poursuivre. Nombre d’étrangers étaient alors arrivés, et avaient réclamé le droit au savoir. On avait fini par le leur octroyer. Cependant, Dorian avait vu juste : seuls les enfants possédaient un esprit assez souple pour admettre et assimiler les Sciences Sacrées qui composaient la Connaissance.
Gustav avait passé deux années entières à Gwondaleya, quinze ans auparavant. Il s’était inscrit aux cours des amanes. Aujourd’hui, il devait s’avouer qu’il avait à peu près tout oublié.
Au loin passa un homme à l’allure inhabituelle, aux cheveux couleur d’or blanc et à la peau curieusement cuivrée. Un Lonnien.
– Ils sont toujours installés à Gwondaleya, petit ?
– Bien sûr, monseigneur. Ils ont construit une espèce de ville à l’extérieur, avec un champ d’atterrissage pour leurs navires. Ils ne sont guère plus d’une centaine ici. Mais il paraît qu’ils vivent également dans le ciel à bord d’un vaisseau gigantesque. Par nuit claire, on distingue une sorte de grosse étoile qui brille comme de l’argent. On dit qu’il s’agit de leur vaisseau. J’ai peine à le croire.
– Il existe. Le seigneur Arnaud est même monté à son bord.
Les yeux du gamin brillèrent.
– C’est vrai. On dit aussi qu’ils sont partis pour les étoiles, il y a quelque temps. Les conteurs relatent encore leur voyage dans les royaumes du ciel. J’adore les écouter. Notre seigneur, c’est le plus grand de tous !
– Tu ne crois pas si bien dire, drône, murmura Gustav comme pour lui-même. Et quand il apprendra la nouvelle que je lui apporte…
Puis il reprit tout haut :
– Mais ces Lonniens, comment sont-ils ?
Il connaissait bien les extra-terrestres, pour avoir passé un séjour assez long en leur compagnie, lors de son dernier voyage à Gwondaleya. Mais il était intéressant d’avoir un point de vue différent du sien. Les Lonniens l’avaient toujours un peu impressionné. Ils parlaient peu, écoutaient beaucoup.
Le gamin expliqua :
– Ils ont toujours l’air préoccupé par quelque chose. Mais ils se civilisent. Il paraît qu’au début, ils ne sortaient qu’en groupe, et bien armés. Pour se déplacer, ils utilisaient des engins bizarres, qui allaient très vite sans faire de bruit. Maintenant, ils s’habillent comme tout le monde. Ils ont même appris à monter à cheval. Mais on les reconnaît toujours de loin, avec leur peau rouge et leurs cheveux blancs.
– Tu sais, dans le nord de l’Ukralasia, certains hommes sont aussi blonds qu’eux. Et leur peau est également foncée par le soleil.
– Peut-être, monseigneur. Mais leurs yeux ! Avez-vous déjà rencontré des Ukralasiens qui avaient ces yeux verts, comme ceux d’un lézard des roches ? Moi, ils me font un peu peur.
Chemin faisant, le comte et son mentor débouchèrent sur une vaste esplanade, la Place des Chênes, où déambulait une foule nonchalante et curieuse. On venait là écouter les gazetiers colportant les dernières nouvelles du monde, ou un conteur narrant une légende inconnue. Toutes sortes de marchands ambulants étalaient leurs richesses sur des toiles qu’ils refermaient dans un sac, le soir venu. Des voyageurs, reconnaissables à leurs habits multicolores rapiécés, se mêlaient aux Gwondaleyens. On se méfiait de ces gens étranges qui ne parvenaient jamais à s’enraciner nulle part, poussés toujours plus loin par leur soif d’aventure, de liberté peut-être. On trouvait de tout parmi eux. De franches crapules, prêtes à tuer père et mère pour quelques drakkhors, des philosophes un peu fous, détachés de toute contingence matérielle, des rêveurs, des criminels en fuite, des malheureux sans espoir, et quelquefois même de braves gens, artisans sans demeure attirés par de nouveaux horizons. Ces êtres bizarres étaient soupçonnés, la plupart du temps, des rapines, des viols et autres crimes qui parfois troublaient l’ordre de la cité. S’ils n’étaient pas toujours en cause, leurs relations avec les citadins demeuraient ambiguës. On ne les aimait pas. Cependant, on les écoutait volontiers raconter leurs voyages au bout du monde dans ces pays lointains qu’aucun Gwondaleyen ne verrait jamais. Et par leurs évocations on se plaisait à imaginer les mornes déserts glacés du Grand Nord, la rigueur mystérieuse de la Banquise, les steppes interminables de l’Orient, les hordes sauvages qui rançonnaient les caravanes, les pistes de sable brûlées par les soleils du Sud, dont les villes lumineuses et dorées surgissaient du désert comme des mirages.
Certains revenaient de la lointaine Cathasia, située à la pointe extrême-orientale de l’immense continent ukralasien. L’autre bout du monde. D’autres avaient traversé l’Atlantéus, le vaste océan occidental, pour se rendre dans la plus grande cité du monde, la fabuleuse Avallonia où résidait le Commandeur Lyophème.
Dans ce petit monde disparate, on rencontrait parfois des individus plus étranges encore, porteurs d’une religion nouvelle, d’une bonne parole contre laquelle ils échangeaient de quoi subsister.
L’un d’eux, un sombre personnage aux yeux illuminés, haranguait la foule lorsqu’ils arrivèrent sur la Place des Chênes. Cette place, lovée comme un grand croissant de lune autour d’un bassin sur lequel on pouvait canoter, comportait à distance régulière de petites estrades édifiées à l’intention des gazetiers. Quiconque désirait émettre une opinion à l’attention de ses compatriotes pouvait les emprunter aussi longtemps qu’il le souhaitait, ce qui donnait lieu à de franches parties de rires, voire à de vigoureuses empoignades. L’individu repéré par Gustav parlait fort, d’une voix grave et bien timbrée. Un frisson courut sur le dos du chevalier. Il s’approcha, attiré malgré lui par l’accent inquiétant qu’il avait cru reconnaître, celui de la folie fanatique.
– C’est un prêcheur, commenta le drôle, amusé. Il en vient de temps en temps, à chaque caravane. On ne les prend jamais au sérieux. Il faut dire qu’ils racontent vraiment n’importe quoi.
Devant la cape de Gustav, les citadins et les voyageurs s’écartèrent respectueusement.
– Le Mal est sur vous, vociférait l’homme, dont le visage émacié disparaissait à l’intérieur d’une vaste capuche vert bronze. Sa maigreur n’était vraisemblablement pas due à la pauvreté, car contrairement à ceux de son espèce, sa vêture n’était pas rapiécée. Ses sandales de cuir semblaient solides. Étrange créature.
– Écoutez-moi ! Le Mal ronge votre âme. Les faux dieux vous aveuglent. Il n’est de dieu qu’un seul qui vous a créés pour le servir. Mais vous le rejetez, vous l’ignorez, vous le fuyez ! Vous fuyez Sa parole, Son nom, Son esprit. Prenez garde, car Sa puissance est infinie. Sa vengeance sera terrifiante. Elle est déjà en marche. Son Prophète s’est levé, qui lavera la Terre de toutes les idoles démoniaques que vous vénérez. Son Prophète est mon guide. Lui seul connaît la Voie. Vous devez le suivre, pour le salut de votre âme.
Gustav observa l’assistance. Parmi les voyageurs, certains s’étaient mis à trembler. Quant aux Gwondaleyens, ils se divertissaient bellement. Leurs dieux à eux, ils étaient là, bien vivants, dans le palais qui se dressait sur la colline. On pouvait même leur parler, les toucher.
Cependant, le comte de Felda discerna chez quelques-uns un vague malaise. Une surprenante vérité vibrait dans les paroles de l’homme. Cela tenait sans doute à sa voix, grave et résonnante, mais aussi à cette conviction, cette foi inébranlable qui l’imprégnait tout entier. En lui transparaissait le plus féroce des fanatismes, celui qui anihile toute personnalité. Le drône ricana :
– Encore un de ces fous qui prédisent la fin du monde !
– C’est la première fois que tu entends parler de ce Prophète ? demanda Gustav d’un air songeur.
– Peut-être ! Je n’écoute pas tellement ce qu’ils disent. Il en vient si souvent.
Il entraîna Gustav loin de l’estrade.
– Vous savez, ici, ils ne dérangent pas beaucoup de monde. C’est surtout parmi les voyageurs qu’ils font des adeptes.
Le comte de Felda n’ignorait pas qu’il eût mieux valu pour lui se rendre directement au palais sous bonne escorte, et les traits dissimulés. Mais il n’avait pu résister au plaisir de se replonger dans l’atmosphère bouillonnante de cette cité qu’il aimait particulièrement. Il avait pensé que les douze années passées à l’autre bout du monde auraient laissé leur empreinte sur son visage, et l’aurait effacé des mémoires. Mais les Gwondaleyens n’oubliaient pas. Déjà, à la porte nord, l’un des gardes, un ancien de l’Ismalasie, l’avait reconnu. Pour un peu, le vieux guerrier se fût mis à pleurer. Dans l’artère qui reliait la Place des Halles au Palais, un riche marchand le salua respectueusement.
– Hal Weya, monseigneur ! Pardonnez mon audace, mais…
– Hal Weya, messire Stephen. Ainsi, vous avez quitté le métier des armes pour le commerce ?
Sa popularité était grande parmi les Gwondaleyens. A la fois flatté et ennuyé qu’on ne l’ait pas oublié, il se reprocha de ne pas s’être montré plus prudent, et dut promettre une centaine de visites avant de parvenir sur le parvis du palais, où la chance lui sourit.
– Seigneur Gustav de Felda ! Par les tripes fumantes de Shaïentus !
– Seigneur Odios !
Les deux hommes s’observèrent avec plaisir. Il était rare de voir un sourire éclairer le visage sombre d’Odios, mais le comte lui avait toujours inspiré une sincère admiration. Ils éclatèrent de rire avant de tomber dans les bras l’un de l’autre.
Gustav examina son compagnon. Les années n’avaient guère eu de prise sur lui. Il arborait toujours la même chevelure abondante, la barbe noire serrée et fournie. Seules quelques petites rides au coin des yeux trahissaient la maturité et adoucissaient un peu son regard sévère. Il était toujours vêtu du sharack orné de son symbole : l’ours. Cet ours si bien assorti à son caractère.
Grincheux, râleur, taciturne et solitaire, tel était Odios, que ses hommes redoutaient et respectaient à cause de ses colères soudaines. Mais de son père, l’irremplaçable Czarthoz, il avait hérité une honnêteté foncière, un sens de l’honneur et un courage à toute épreuve. De plus, Gustav savait que si l’on prenait la peine de percer cette façade rébarbative, on découvrait un homme bon et d’une grande sensibilité, fidèle dans ses amitiés.
Il congédia le drône en lui glissant une royale pièce de cinq drakkhors, et prit Odios par le bras.
– Compagnon, quelle joie de te revoir ! Je ne devais arriver qu’en fin d’après-midi, mais je n’ai pu résister à l’envie de me baigner dans l’atmosphère de cette bonne ville !
– Quelle imprudence ! Tu as dû t’y faire arrêter nombre de fois.
– Et promettre mille repas à mille compagnons d’autrefois. Les Gwondaleyens ont le sens de l’hospitalité, et une mémoire infaillible.
– On n’oublie pas un ami tel que toi, Gustav. Et les années ne t’ont pas changé.
– Ouais ! Mis à part quelques rides supplémentaires et quelques fils blancs dans les cheveux. J’approche de la soixantaine, tu sais.
– Je doute que le poids des ans ait amoindri la précision de ta lame.
Gustav sourit.
– Peut-être. Il faut bien garder la main. Les pistes ne sont pas sûres. Je ne compte plus les attaques que j’ai subies lors de mon retour de Cathasia. Même entre Burdaroma et ici, la caravane a dû repousser une horde de maraudiers.
– Ils sentent venir l’hiver !
– Certainement ! Mais toi, dis-moi ! Toujours l’homme d’une seule femme ?
– Toujours !
Entre eux passa l’image d’une jeune femme brune, Gwenna, qu’Odios avait prise pour épouse peu après son retour de Médhellenie.
– Des enfants ?
– Deux de plus ! Deux filles. Cela fait cinq, avec les trois garçons nés avant ton départ. L’aîné se prépare pour l’eschola.
– J’admire ta fidélité conjugale ! C’est une chose si rare parmi nos chevaliers.
– C’est vrai ! Sylvain vit avec quatre femmes, comme notre père. Vaïna ne s’en formalise pas. Il est vrai que cela doit lui rappeler un peu les coutumes de son pays. Je me demande comment il s’y prend. Il est déjà difficile de s’entendre avec une seule.
– Justement ! Lorsque tu es en froid avec l’une, tu te consoles avec les autres !
Gustav éclata de rire, puis, redevenant sérieux, ajouta :
– Il est vrai que tu n’as fait que suivre l’exemple de ton seigneur.
Le visage d’Odios s’éclaira.
– C’est exact. Arnaud est toujours fidèle à Isabelle.
– Comment se portent-ils ?
– Tu sais bien qu’ils ne sont pas faits comme nous. Comment pourraient-ils être sujets à la maladie ?
– Est-ce vrai, ce que l’on raconte, qu’ils ont arrêté de vieillir ?
– C’est la vérité. On les prendrait pour les frère et sœur de leurs enfants.
Les deux hommes franchirent l’enceinte de la Cour Intérieure où attendait un petit groupe de conseillers. Soudain, une silhouette frêle se dirigea vers eux. Une longue robe noire, frappée du soleil d’or : Zoltan.
– Hal Weya, sehad ! Je vous présente mes plus profonds respects.
– Hal Weya, seigneur Gustav ! Gwondaleya se réjouit de vous revoir dans ses murs. Votre présence me ramène bien loin en arrière. J’espère que le temple recevra votre visite.
– Je n’y manquerai pas, sehad. Vous savez comme notre ami Arnaud nous a confortés dans la religion.
– C’est en cela qu’il a démontré sa sagesse !
Le vieil homme les salua, puis reprit sa marche. Comme à son habitude, après sa visite quotidienne au Palais, il rentrait au Temple à pied.
– Sais-tu qu’il n’est plus le véritable théolamane de Gwondaleya ? murmura Odios. Il a dépassé les quatre-vingts ans. Il a transmis sa charge à un nouvel amane, Alarikus, il y a cinq ans. Mais cela ne l’empêche pas de venir tous les jours ici. Arnaud apprécie beaucoup ses conseils.
Il y avait une certaine tendresse dans la voix du chevalier. Zoltan avait été une des figures les plus impressionnantes de la cité. S’il portait allègrement son âge, il ne possédait plus sa redoutable vitalité d’antan. Mais en contrepartie, sa rigidité amanite s’était assouplie. Il lui arrivait souvent de sourire, et même de rire. L’âge l’avait rendu plus tolérant, et l’installation des Lonniens avait allumé en lui une curiosité nouvelle.
– Allons, dit Odios, je vais te montrer tes appartements. Tu feras amener tes gens avec toi. Il y aura de quoi les loger. Arnaud donnera un dîner en ton honneur ce soir. En ce moment, il dirige avec Solyane la réunion du Conseil Comtal. Cela ne sera pas long, car il est impatient de te souhaiter la bienvenue.

L’appartement était vaste et spacieux. Outre les petites salles meublées où pourrait s’installer sa suite, il comportait un grand salon de réception privé, un bureau et une chambre claire donnant sur une terrasse orientée au sud. Gustav avait déjà occupé ces lieux lors de son dernier séjour. Arnaud savait qu’il les avait beaucoup appréciés. C’était une délicate attention que de les lui avoir réservés pour son retour.
Il retrouva avec plaisir le petit jardin suspendu qui dominait la large boucle du Danov et la ville basse. Au loin s’étiraient les quais où régnait l’effervescence d’une ruche. Un voile de brume annonciateur d’automne s’étendait déjà à l’horizon. Vers l’est, on découvrait le Pré d’Arys, avec son petit canal serpentin, et ses jardins à niveaux. Une rumeur sourde montait de la ville centrale où se concentraient la plupart des commerces.
A un angle de la terrasse, on apercevait la Cour Intérieure. De l’autre côté s’ouvraient les allées secrètes du palais, lieux de calme et de méditation. Sur l’une d’elles donnait la Salle du Conseil, où Arnaud devait être en train d’expédier les affaires courantes. Sans doute rien d’extraordinaire, puisqu’il avait imposé dans cette partie du monde une paix que rien n’avait troublée depuis deux décennies.
Arnaud ! C’était curieux. Jamais il n’avait pu se résoudre à lui donner son vrai nom : Dorian.
Arnaud restait le jeune chevalier, le héros d’Al Tyrbaagd et de Burdaroma, que tous admiraient pour sa bravoure et ses prouesses. Un héros de légende, que les femmes convoitaient et que les hommes, même parmi les anciens, prenaient pour modèle.
Dorian, pour Gustav, c’était le demi-dieu qui gouvernait Gwondaleya, et dont la renommée avait depuis longtemps fait le tour du monde. Un souverain à part parmi les chevaliers régnants. En théorie, il demeurait le vassal du roi Pillat de Burdaroma, et, à travers lui, de l’empereur Kristan Leonov de Miniska. Dans les faits, les deux monarques n’entreprenaient jamais rien d’important sans solliciter l’avis de leur vassal.
De même, de nombreux souverains étrangers lui rendaient visite, un peu comme on se rend en pèlerinage. Certains d’entre eux le considéraient d’ailleurs comme l’alter ego du Commandeur Lyophème.
Une scission aurait pu se produire dans l’édifice si délicat de l’équilibre mondial. Mais, avec clairvoyance, Dorian et Lyophème avaient tout fait pour éviter de s’opposer. Bien au contraire, ils avaient uni leurs efforts pour conserver l’unité de la civilisation amanite. Ils entretenaient une correspondance suivie, se rencontraient régulièrement. On disait que le Commandeur traitait Dorian comme son égal. Pourtant, ce dernier tenait par-dessus tout à rester le comte de Gwondaleya.

Gustav n’avait pas été directement mêlé aux événements qui avaient bouleversé le monde, vingt ans plus tôt. Mais il en connaissait tous les détails.
A la suite de la campagne de Médhellenie, destinée à arracher Solyane, la sœur d’Arnaud, des griffes du monstrueux Hadran, empereur de Nogafrika, on les avait crus morts, disparus au cœur des marais de Sirigath. Sylvain et Odios, à l’aide d’Aram, le lionorse-roi d’Arnaud, avaient retrouvé leurs traces de l’autre côté des Monts Malates. On avait imaginé qu’ils avaient regagné le royaume des cieux, ce qui n’était pas éloigné de la vérité. Cette vérité, on l’avait apprise bien plus tard.
Après un détour par le comté de Vik où Dracchus les avait conviés, les chevaliers gwondaleyens étaient revenus dans leur cité. Le roi Pillat, dès qu’il avait appris la disparition de son “ Grand Ami ”, avait versé beaucoup de larmes, puis l’avait dépêché lui, Gustav de Felda, pour régler des problèmes de succession qui ne se posaient pas de la manière habituelle. Personne n’osait briguer le siège d’Arnaud. Nul ne se sentait capable de lui succéder. De plus, les prétendants les plus plausibles, Sylvain et Odios, refusaient de croire à la mort de leur suzerain. “ Ils reviendront ! ”, ne cessaient-ils de dire. Pour étayer leurs affirmations, ils désignaient Aram qui lui aussi semblait attendre. Son maître mort, il se serait laissé mourir. Et chacun puisait espoir dans le calme étrange du lionorse.
Au fond, personne ne fut véritablement étonné lorsqu’un navire de feu apparut dans le ciel de Gwondaleya, plus d’un mois après le retour des chevaliers. Gustav n’oublierait jamais le spectacle extraordinaire de l’engin posé au milieu d’un pré, à l’extérieur de la ville. Il ne ressemblait à rien de connu. On eût dit un insecte géant, hérissé d’antennes, et campé sur des pattes robustes. Sa carapace irisée avait la couleur du vieil or, avec çà et là des traînées plus sombres.
Une foule immense s’était portée sur les lieux, vaguement inquiète, mais persuadée au fond d’elle-même de la signification du phénomène. Une ouverture s’était dessinée dans le flanc de l’insecte, et deux silhouettes étaient apparues. Deux silhouettes que les Gwondaleyens auraient reconnues entre mille. Arnaud, leur suzerain, et sa sœur Isabelle, la petite fée aux pieds nus, leur revenaient du royaume des cieux. Derrière eux suivaient Orloff et Rudriko, le conteur Achil ainsi qu’un personnage sans âge, dont on avait appris peu après qu’il s’agissait du Grand Initié Horius, le Maître de la Phalange Suprême.
Gusta revit le mouvement de foule vers son seigneur, le délire des femmes, les hurlements joyeux des hommes. Un désordre indescriptible s’était emparé de la ville. Tout le monde riait et pleurait à la fois. Les Gwondaleyens se conduisaient comme des enfants qui avaient cru perdre leurs parents, des orphelins qui découvrent tout d’un coup qu’ils ne l’ont jamais été. La totalité des citadins avaient raccompagné les demi-dieux à leur demeure. Chacun voulait les voir, les toucher. On organisa fiévreusement une salterena qui dura plus de quinze jours.
On savait la fin tragique de la petite comtesse Elena. Elle entra de plain-pied dans la légende, et devint elle aussi une divinité protectrice. N’avait-elle pas donné sa vie pour sauver Arnaud ?
Lorsqu’au bout de plusieurs jours l’exaltation des retrouvailles se fut un peu calmée, Arnaud avait réuni ses sujets sur la vaste place du Palais. Et là, il avait raconté l’histoire incroyable d’une sombre machination qui avait voulu le dresser contre l’actuel Commandeur Lyophème. Il révéla tout, sa véritable identité, l’existence des dieux anciens, ces Lonniens revenus des étoiles au lieu de leur naissance. Le complot avait échoué. Cependant, il expliqua que les intentions des conjurés étaient dignes de respect, et qu’il avait œuvré pour réconcilier les parties en présence. Puis il posa une question grave, déterminante : La Connaissance devait-elle être rendue aux hommes, avec les risques que cela comportait ? Les Gwondaleyens acceptaient-ils que l’on utilise leur cité comme champ d’expérience ? Que l’on bâtisse des Centres de la Connaissance dirigés par des amanes des deux tendances enfin réunies ?
Un accord enthousiaste lui fut donné. On était prêt à faire tout ce qu’il voulait. De même, personne ne s’étonna lorsqu’il annonça son intention d’épouser Solyane, sa propre sœur. N’avait-il pas dit qu’elle lui était étrangère, bien que née du ventre de la même mère ?


Gustav, songeur, regagna son appartement. La Connaissance avait visiblement commencé à bousculer certains aspects de la vie courante. Ainsi, ces lectronnes aux leviers dorés et ciselés qui remplaçaient les lampes à huile. Ailleurs, on ne les rencontrait que dans les palais royaux ou impériaux. Il avait aperçu, lors de son arrivée, une deuxième cité construite vers l’est, dont on lui avait confié qu’il s’agissait d’un ensemble industriel produisant des articles nouveaux. De là venaient sans doute ces étranges lecteurs de musique enregistrée qu’il avait découverts dans sa chambre. Ou encore la petite fontaine occupant le centre du salon. C’était une statue représentant une adolescente nue, accroupie, versant de l’eau. Suprême raffinement, il suffisait de caresser la main qui tenait l’amphore pour que le liquide s’écoulât. Une pression sur l’autre main, et l’eau s’arrêtait. Ce n’était sans doute qu’un des nombreux prodiges qu’il lui restait à découvrir.
De même, la Connaissance avait fait exploser l’art. Gustav ne reconnaissait plus l’intérieur des appartements. Il soupçonnait, derrière ces tentures faites de lumière en trois dimensions, l’empreinte magique de Solyane. Elle seule pouvait avoir imaginé ces paysages fragiles, parfaits dans la subtilité des proportions, dans leurs expressions. L’aspect envoûtant de ce décor le déconcertait…
– Si tu le souhaites, je pourrai faire remettre des tapisseries ! Stupéfait, Gustav se retourna. Il n’avait perçu aucune présence.
– Arnaud !
– Gustav, pardonne-moi. J’ai surpris tes pensées malgré moi. Tu n’avais pas posé d’écrans.
– J’aurais pourtant dû deviner que tu étais là. Je vieillis.
Dorian sourit.
– Sur ce point, je puis te rassurer. Tu n’as pas pris une ride en douze années.
– Allons ! Le temps passe rarement sans imprimer sa griffe. Pourtant, on ne le dirait guère en te voyant.
En effet, Dorian présentait l’aspect d’un éternel jeune homme de vingt-cinq ans. Il n’était guère étonnant dans ces conditions qu’on le prît pour un dieu.
– Pardonne mon hésitation, dit Gustav, mais tu es devenu si impressionnant. Je crois revoir le jeune chevalier qui a conquis l’Ismalasie et la Médhellenie. Cette jeunesse insolente ! Par Latham, j’en serais presque jaloux.
Dorian sourit tristement.
– Tu ne devrais pas. Les amanes nous donnent plusieurs siècles d’existence. En vérité, ils estiment même que nous ne pouvons pas mourir. Nous vivrons peut-être des millénaires. Ainsi, nous verrons disparaître tous nos compagnons les uns après les autres. Chaque matin, je perçois chez chacun un signe de maturité, une ride nouvelle, des yeux plus fatigués, des épaules un peu plus voûtées. Et j’aperçois avec angoisse mon propre reflet dans mon miroir.
– Dame Solyane connaît-elle les mêmes inquiétudes ?
– Même si son sang est différent du mien, elle reste ma jumelle. Par bonheur, elle supporte ce fardeau avec moi. Cette jeunesse insolente, comme tu dis, j’aimerais pouvoir la partager. Mais c’est impossible. Je ne possède aucun secret, aucun philtre de longévité.
Gustav lui serra les épaules affectueusement.
– De toute manière, je doute que cela soit une bonne chose, compagnon. Allons, cessons de nous attendrir sur notre compte. J’ai mille anecdotes à te narrer, et maintes aventures à te conter. Et surtout, une nouvelle fantastique à te communiquer.
Ils prirent place dans des fauteuils.
– Connais-tu Cathasia ?
– Je ne sais d’elle que ce qu’en disent les conteurs et les voyageurs.
Gustav rapprocha ses mains dans un geste qui lui était familier, et qui pour cela émut Dorian.
– C’est un autre monde, Arnaud. Des villes étranges, semblables à de gigantesques fourmilières. Des hommes aux yeux étirés comme ceux des chats. Des êtres différents, mystérieux, raffinés. Des palais immenses et lumineux où le plus humble des objets est travaillé dans ses détails les plus infimes. Certains sont l’œuvre de toute une vie. Cathasia est un pays où le temps ne compte pas.
Il fit une brève pause.
– J’ai eu l’insigne honneur d’être reçu par l’empereur Genge Yen Fong en personne. C’est un privilège dont peu d’hommes peuvent se prévaloir. En ma personne, il a salué l’empereur Kristan Leonov et le roi Pillat.
Il se pencha pour prendre la coupe de vin que lui avait versée Dorian.
– Par les dieux, déclara-t-il après avoir bu une gorgée, il n’y a qu’ici que l’on rencontre ce bouquet.
– Douze ans d’âge, compagnon. Celui-ci est né lors de ton départ. Il t’a attendu.
Ils se turent un instant, prenant le temps de savourer le subtil nectar. Puis Gustav reprit :
– Dorian, tu ne connais pas cet homme, l’un des plus grands et des plus secrets de notre temps. Mais lui sait qui tu es et quels sont tes exploits. Il s’est attaché un conteur qui chante tes prouesses et ne quitte jamais le palais impérial de Shaon Kin.
Dorian sourit.
– Voilà une marque d’estime qui me va droit au cœur, mon ami.
– Mais je vois que cela t’amuse également. Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple caprice de curiosité, Arnaud. Et voici ce qui m’amène aujourd’hui : cet homme, ce demi-dieu vénéré par un peuple peut-être dix fois plus nombreux que le nôtre, a émis le désir de te rencontrer.
– Il veut que je me rende à Shaon Kin ?
– Non ! C’est encore plus… incroyable. Il est en route pour l’Ukralasia. Il s’arrêtera à Miniska, et à Burdaroma. Mais s’il a entrepris ce voyage extraordinaire, c’est dans le but de te rencontrer. C’est toi qu’il vient voir. Il va venir à Gwondaleya.
– Lui ?
– L’empereur Genge Yen Fong en personne. Il sera ici dans un mois.
– C’est impensable. Shaon Kin est à plus de mille marches de Gwondaleya.
– C’est exact. Il est parti voici plus d’un an. A l’heure qu’il est, il doit approcher de Miniska, où l’empereur va le recevoir. Jamais le souverain suprême de l’empire de Cathasia n’a ainsi quitté son domaine.
– Et il fait cela pour moi, un simple comte régnant ?
– Tu n’es pas un simple chevalier, Arnaud. Encore moins dans son esprit. Il te considère comme un envoyé des dieux. C’est une sorte de pèlerinage qu’il tient à effectuer, afin de transmettre un message. Telles sont ses propres paroles.
– Un message ? De qui ?
– Il ne me l’a pas confié. C’est un être mystique, rigoureux, profondément croyant.
– Mais ma légende seule ne peut être à l’origine de cette visite impériale.
Gustav déclara, après une légère hésitation :
– On dit qu’il s’est passé là-bas des faits inexplicables. Mais quant à la raison de son voyage, Arnaud, l’empereur ne la révélera qu’à toi seul.

A SUIVRE...

 
Retourner au contenu | Retourner au menu