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L’ODYSSEE D’UNE FEMME AMOUREUSE
EXTRAITS


EXTRAIT N° 1

Hambourg, février 1919…
Je suis née le 17 mars 1912. J’avais deux ans lorsque la première guerre mondiale a éclaté. Je ne garde presque aucun souvenir de cette époque, sinon la naissance de ma deuxième petite sœur, Mélisande, en 1917. C’était un temps incertain où, pour nous protéger, nos parents nous gardaient à l’ombre rassurante de la grande maison familiale, à Hambourg, là même où j’ai vu le jour. En 1919, alors que la guerre venait à peine de s’achever, nous commençâmes à sortir de ce cocon protecteur. Je découvris alors un monde étrange, inquiétant, peuplé de visages hallucinants…
J’avais presque sept ans. La première image qui m’ait marquée est celle de ces hommes qui erraient dans les rues de Hambourg. Ils avaient des figures effrayantes, des yeux où se reflétait la folie. Ce qui m’impressionnait le plus, c’était leur maigreur extrême, comme s’il n’y avait pas de chair entre leur peau et leurs os. Hildegarde, notre gouvernante, que nous appelions entre nous le « dragon », tentait de les éviter. Mais c’était difficile ; ils étaient chaque jour plus nombreux. Il y en avait partout. Ils tendaient vers les passants des mains qui ressemblaient à des branches mortes. Alors, notre dragon nous rassemblait, mes deux petites sœurs, mon frère et moi, comme une poule rameutait ses poussins.
Hildegarde ne cessait de grommeler contre eux. Elle se demandait comment les autorités avaient pu les laisser s’infiltrer jusque dans les quartiers bourgeois. Souvent, elle me disputait parce que j’étais trop intrépide. Il faut dire que je supportais mal cette surveillance constante. A bientôt sept ans, j’étais une grande. Tout au moins, je me considérais comme telle. Ces inconnus m’intriguaient. Ils ne parlaient pas allemand, juste quelques mots qu’on avait du mal à comprendre. Je me demandais qui ils étaient, d’où ils venaient, pourquoi ils étaient si maigres.
— Des miséreux, des traîne-savates, bougonnait Hildegarde en réponse. Des étrangers, ajoutait-elle avec dédain, comme si cela justifiait tout.
Si je n’avais dû compter que sur elle, je n’aurais jamais su qui étaient ces étrangers bizarres. Mais mon papa, Rudolph, avec sa patience habituelle, m’a dit :
— Ces hommes sont des Russes, ma petite fille.
— Pourquoi ils n’ont plus rien ?
— Il s’est passé quelque chose de terrible dans leur pays. Ils ont dû fuir. Mais ce serait trop long à t’expliquer.
— C’est où, leur pays ?
— Il s’appelle la Russie. C’est très loin, vers l’est. Là où le soleil se lève.
— Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’ils soient obligés de quitter leur pays comme ça ? Tu crois que ça peut arriver ici ? On pourrait être obligés de partir, nous aussi ?
Il a soupiré, comme d’habitude quand je posais trop de questions. Puis il m’a caressé la tête et a souri.
— Ne t’inquiète pas pour ça, ma petite Lily. Nous ne risquons rien à Hambourg. Tu es encore trop jeune pour comprendre toutes ces choses.
Trop jeune… C’est toujours ce qu’on me répondait. Mais je comprenais déjà beaucoup de choses ! Il n’a rien voulu dire de plus. Alors, je me suis imaginé des choses… terribles, en effet, comme celle que l’on entend dans les contes, en pire ! Parfois, les grandes personnes évoquaient devant moi des « bolchéviques » assoiffés de sang, des massacres pire encore que ceux de la guerre. On disait à voix basse qu’ils dévoraient les petits enfants et faisaient subir les derniers outrages aux femmes. Je me demandais ce que pouvaient bien être ces « derniers outrages », mais personne ne jugea bon d’éclairer ma lanterne. Hildegarde se fâcha même tout rouge lorsque je lui posai la question. Je n’osai pas insister. Il devait s’agir de quelque chose de vraiment abominable.
Les « bolchéviques » avaient pris dans mon esprit l’allure de monstres épouvantables, aux gueules hérissés de crocs immenses, qui rappelaient vaguement des êtres humains, mais aux yeux injectés de sang et dont les naseaux crachaient des flammes comme ceux des dragons. Des créatures qui mangeaient les petits enfants…
Malgré ce que disait mon père, certains adultes semblaient redouter que ces ogres envahissent un jour l’Allemagne. Les femmes qui rendaient parfois visite à ma maman, Anastasia, en parlaient à voix basse en frissonnant. On tentait bien de m’écarter, mais j’avais l’ouïe fine. J’arrivais toujours à me glisser près d’une encoignure de porte et je m’asseyais discrètement sur le parquet pour écouter. Ce n’était pas de la curiosité. Je voulais seulement savoir ce qui se passait.
Je ne comprenais pas le quart de ce que disaient les femmes en chuchotant. En tout cas, pour elles, ça suffisait à expliquer pourquoi les mendiants russes avaient fui les abominations bolchéviques. J’avais remarqué qu’il y avait très peu d’enfants avec eux. C’était donc probablement vrai, que les monstres les mangeaient… Ces mendiants aux yeux fiévreux me faisaient peur, mais je ne pouvais pas m’empêcher de les plaindre. Parfois, je m’obligeais à leur sourire. Ils me répondaient d’un rictus édenté, ce qui les rendait encore plus inquiétants.
Ces pauvres hères squelettiques n’étaient pas les seules créatures singulières qui rôdaient dans les rues de Hambourg. Il y avait aussi les « soldats ». Ceux-là étaient encore plus angoissants, bien qu’ils fussent allemands. Nombre d’entre eux présentaient des blessures effrayantes. Lorsqu’on en croisait, je serrais très fort la main d’Hildegarde. A certains, il manquait un bras, une main ou une jambe. Ils se déplaçaient sur des béquilles, parfois soutenus par une femme.
— C’est leur épouse, me précisait Hildegarde. Pauvre femme.
Pauvre femme… Pauvre homme aussi, non ?
D’autres portaient des bandeaux dissimulant un œil crevé. On m’avait expliqué qu’ils avaient pris un éclat d’obus, ou un coup de baïonnette. Je ne savais même pas ce qu’était un obus ou une baïonnette. Certains étaient aveugles. Ils marchaient en s’aidant d’une canne, en tapant sur le trottoir. D’autres n’avaient plus figure humaine. Leur peau était rougie et leurs yeux n’étaient plus que deux trous noirs dépourvus de cils et de sourcils. On m’a dit qu’ils avaient été brûlés.
Papa m’avait expliqué que, malgré leur aspect, il ne fallait pas redouter ces hommes. Leurs blessures prouvaient qu’ils avaient combattu avec courage pendant la guerre qui venait de s’achever. Je n’avais pas bien compris ce qu’était la guerre, mais, à la mine sombre de mon père, je me suis douté qu’il s’agissait, là encore, de quelque chose d’horrible. Surtout quand on voyait les visages des soldats. Maman m’avait dit qu’avant, ils avaient des figures tout à fait normales. C’était difficile à croire.
Outre les soldats blessés et les mendiants russes, le quartier abritait aussi des femmes portant de longues robes sombres, dont on ne voyait que le visage.
— Ce sont des bonnes sœurs, m’avait dit Hildegarde avec respect.
Etait-ce la guerre aussi qui avait déchiré leurs robes rapiécées tant bien que mal ? Leurs visages étaient émaciés, creusés, tristes, leurs yeux trahissaient un désarroi sans nom. Ces femmes-là non plus ne parlaient pas allemand. Notre famille ne fréquentait pas l’église, mais je savais très bien ce qu’était une religieuse. Il y avait un couvent non loin de notre demeure. On m’a dit que ces pauvres sœurs-là venaient aussi de Russie. Elles avaient été recueillies par les couventines. Leur sort était quand même plus enviable que celui des mendiants. Au moins elles mangeaient à leur faim et elles avaient un toit sur la tête. C’est pourquoi je ne comprenais pas la tristesse qui marquait leur regard. Je me demandais si cela avait un rapport avec les « derniers outrages » dont les femmes avaient parlé devant moi ? Ce devait alors être quelque chose de bien horrible.
C’était l’hiver et il gelait. Parfois, la nuit, certains mendiants mouraient de froid. On n’avait pas voulu que je le sache, mais un matin, j’ai aperçu, au loin, sur le trottoir, un homme adossé à un mur. Hildegarde était en train de bavarder avec une voisine et ne s’est rendu compte de rien. Des hommes sont venus et ils ont chargé le monsieur dans un camion. Il était tout raide. C’est alors que notre dragon s’aperçut que je regardais. Et elle m’a disputée. Comme si j’y étais pour quelque chose ! Je lui ai demandé s’il était mort. Elle n’a pas voulu me répondre. J’ai insisté.
— Il était mort, hein, Hilde ?
— Taisez-vous, Mademoiselle. Ce ne sont pas des questions que pose une petite fille.
Mais il en fallait plus pour m’arrêter.
— Pourquoi il est mort ? Il est mort de froid ?
— Oui, abdiqua le dragon.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu’il n’avait aucun endroit où aller.
— Il y a de la place chez nous. Pourquoi n’est-il pas venu à la maison ?
— Ces mendiants sont bien trop nombreux. Votre père ne pourrait pas les accueillir tous.
Le soir, Hildegarde a demandé discrètement à Papa de nous dispenser de notre promenade quotidienne.  
— Elyane a aperçu un mort, chuchota-t-elle.
— C’est très triste, Hildegarde. Mais il est important que les enfants ne soient pas enfermés ici. La guerre est finie à présent. Nous devons reconstruire. Une nouvelle ère de paix s’ouvre. Et il n’y a rien de plus beau que les rires des enfants dans les rues. Le printemps va bientôt revenir.
— Mais avec tous ces étrangers, tous ces mendiants…
— Ils ne doivent pas avoir peur de nos soldats parce qu’ils portent des blessures affreuses. Il faut qu’ils connaissent au contraire leur courage et le prix dont ils ont payé cette guerre. C’est important. Mes enfants doivent apprendre à les respecter. De même qu’ils doivent respecter les malheureux qui ont échoué sur les trottoirs de notre ville.
— Bien, monsieur !
— Avec le temps, tout s’améliorera. Il n’est pas mauvais que mes enfants, surtout Elyane, qui est en âge de comprendre, soient confrontés à la dure réalité de la vie. Même si nous sommes à l’abri du besoin, ils doivent prendre conscience que leur situation est privilégiée et qu’ils existent des hommes et des femmes qui n’ont pas cette chance.
Hildegarde ne partageait pas tout à fait le point de vue de mon père, mais elle lui vouait trop d’admiration pour récriminer. Je le savais. Souvent, elle me disait :
— Votre père, c’est un homme de bien.

Mon père était un chef d’entreprise riche et respecté. Ses employés l’aimaient. A l’époque, je ne m’en rendais pas compte, mais notre fortune nous mettait à l’abri du besoin. Même pendant la guerre, nous n’avions manqué de rien. Depuis la fin des combats, la vie économique avait repris et les commandes affluaient dans son usine, qui fabriquait des couteaux de luxe. Elle fournissait les grands hôtels et les paquebots qui naviguaient vers les Amériques.
Mon grand-père Helmut avait compris que le développement du tourisme allait créer de nouveaux marchés. Coutelier de formation, il avait orienté sa production vers le haut de gamme. Très rapidement, il avait conquis la clientèle des hôtels de luxe et des navires transatlantiques. Mort prématurément au début du siècle, il avait cependant eu le temps de former son fils unique, Rudolph, aux affaires, et lui avait transmis une entreprise saine. Rudolph avait su développer encore la fabrique, qui s’était diversifiée en créant des lignes de cuillers et de fourchettes en argent ou même en or.
Helmut avait aussi légué à mon père une demeure cossue située dans les quartiers huppés de Hambourg, ainsi qu’une belle villa de vacances, à Neustadt in Holstein, qui avait miraculeusement été épargnée par la guerre. Née en 1912, je ne connaissais pas encore cette villa. Pendant la durée des conflits, il avait été impossible de s’y rendre. Cela faisait partie des projets pour « quand les choses iraient mieux ».
Mon père n’avait pas été mobilisé, ce qui lui avait probablement sauvé la vie. Son usine avait été réquisitionnée pour fabriquer des poignards et des baïonnettes. Les machines avaient été modifiées en conséquence. Les ouvriers les plus âgés n’avaient pas rejoint le front et avaient continué de faire tourner la fabrique au service des armées. On avait aussi engagé des femmes, que papa mettait un point d’honneur à payer le même salaire que les hommes. Ce qui n’avait pas été du goût des autres patrons qu’il comptait dans ses relations. Plus tard, j’ai appris qu’on lui reprochait des idées flirtant dangereusement avec les idéaux socialistes. Certains lui en tenaient rigueur. Mais son entreprise tournait bien et n’avait pas souffert de la guerre, ce qui faisait de lui l’un des hommes les plus riches de Hambourg. Aussi le respectait-on, malgré tout. On pouvait avoir besoin de lui, un jour…
Sitôt les combats achevés, mon père avait repris contact avec ses anciens clients, aussi bien en Allemagne qu’en Angleterre et en France. La clientèle de luxe n’attendait pas. Le conflit n’avait que trop duré, et le monde – tout au moins celui des nantis et des nouveaux riches – n’aspirait plus qu’à s’amuser et à voyager. Les machines avaient été de nouveau transformées et tournaient désormais à plein régime.

Nous continuâmes donc nos promenades de l’après-midi. Nous rentrions quand le vent commençait à se lever ou que le ciel se couvrait de lourds nuages gris annonciateurs de chutes de neige. La maison était une belle demeure du siècle dernier. Après la promenade, nos joues étaient rouges et le froid nous piquait les doigts, malgré les gants. Nous nous réunissions alors dans la grande cuisine. C’était la pièce que je préférais avec ma chambre. Une grande cheminée trônait le long d’un mur. Le soir, j’aimais bien m’asseoir près de l’âtre pour regarder les flammes danser, quand le vent hurlait au-dehors. Une longue table de chêne faisait face à la cheminée. Son plateau était sombre, patiné par les années. On disait qu’elle avait appartenu au grand-père de mon père. Elle était toujours encombrée de plats, de corbeilles, de panières.
J’aimais cette cuisine. Il y régnait toujours des odeurs alléchantes de gâteaux et de confitures, de raisins secs et de pain tiède. Dès notre retour, Martha, la cuisinière, une Bavaroise aussi large que haute, nous préparait un bon bol de lait chaud. Sous l’œil sévère de Hildegarde, nous prenions place sur le banc et nous nous jetions sur la nourriture comme si nous n’avions pas mangé depuis trois jours. Martha prenait plaisir à confectionner toutes sortes de friandises pour nous. Le lait chaud de l’après-midi s’accompagnait toujours de brioches aux raisins et aux fruits confits.
Hildegarde installait la petite dernière, Mélisande, âgée de dix-huit mois, sur son siège de bébé et lui donnait elle-même à manger. La santé de Mélisande était fragile. Souvent, les médecins venaient pour elle. Elle mangeait chichement, marchait avec difficulté. En revanche, elle parlait déjà beaucoup, même si les mots qu’elle prononçait étaient parfois délicats à interpréter. Mais l’un ou l’autre des enfants savait toujours traduire ses bouillies verbales. Dotée d’un caractère heureux, elle s’accommodait sans peine de ses problèmes et éclatait de rire plus souvent qu’à son tour. Je mettais un point d’honneur à veiller particulièrement sur elle.
Comme sur les deux autres. Papa me reprochait parfois gentiment de jouer les chefs avec mon petit frère et mes petites sœurs. C’était sans doute vrai. Mon frère, Alfred, ne voyait pas mon autorité d’un très bon œil. Il venait d’avoir quatre ans et, en tant que mâle unique de la portée, il était soucieux de ses prérogatives. Il refusait toujours que je l’aide. Cela ne l’empêchait pas, lorsqu’un orage particulièrement vindicatif se déclenchait sur le pays, de venir se réfugier dans mon lit, où il retrouvait immanquablement Adélaïde, la deuxième. Je les prenais contre moi et je les rassurais comme je pouvais. Moi aussi j’avais peur, mais je ne le montrais pas. L’admiration dont je faisais l’objet de la part des petits flattait mon orgueil. Elle m’aurait donné la force d’affronter les dragons qui se déchaînaient au dehors à moi toute seule. Enfin, je me plaisais à le croire.
A table, ma douce Adélaïde prenait toujours place près de moi. Une grande complicité nous unissait. Elle avait cinq ans. Ces promenades l’effrayaient. Alors, elle me prenait la main et la serrait pour se rassurer. Elle croyait que je n’avais peur de rien. Et ça aussi me flattait beaucoup. Je prenais mon rôle d’aînée très au sérieux. Je devais les protéger, leur expliquer ce qu’ils ne comprenaient pas. Souvent, d’un ton très docte, je leur rapportais, à ma manière – c’est-à-dire avec une certaine fantaisie –, les explications données par mon père. Ce qui faisait beaucoup rire notre maman, Anastasia. Celle-ci nous rejoignait toujours dès que nous commencions à goûter. Martha lui préparait alors un thé qu’elle faisait chauffer dans un appareil mystérieux qu’elle appelait un samovar.
C’était sans doute de ma mère que la petite Adélaïde tenait sa douceur. Pour moi, il ne pouvait exister de plus beau visage que celui de maman. Ses traits finement ciselés semblaient avoir été dessinés par un peintre. De longs cheveux blonds encadraient son visage, au milieu duquel luisaient des yeux d’un bleu de porcelaine. Lorsque Gertie, la femme de chambre, coiffait ma mère, elle entremêlait les longs cheveux en des entrelacs compliqués, les relevaient en coque. J’assistais souvent à ces séances de coiffure ; j’aurais aimé que Gertie me fasse la même chose. Je possédais moi aussi une longue chevelure d’un blond presque blanc. Mais on me répondait que j’étais encore un peu petite pour ça et on se contentait de les nouer en une queue de cheval que je trouvais disgracieuse. J’avais hâte de grandir pour faire ce dont j’avais envie !
Cet après-midi-là, je songeais au malheureux mendiant mort de froid en regardant les flocons tomber sur le jardin. Où les autres allaient-ils trouver refuge la nuit prochaine si on ne leur venait pas en aide ? Je me tournai vers ma mère.
— Maman, que vont devenir les Russes qui errent dans les rues ? Ils vont mourir de froid, eux aussi ?
— Je ne sais pas, ma fille. Ton père songe à en employer un ou deux pour tenir le jardin, mais il ne pourra guère faire plus. Il pense aussi à en embaucher dans son usine, mais il faudrait qu’ils sachent travailler le métal. Et qu’ils apprennent l’allemand très vite.
— Et les autres ?
— Ne t’inquiète pas pour ça, ma petite Lily. Il existe des associations qui prendront soin d’eux. Certains finiront par trouver du travail, d’autres repartiront vers les pays voisins.
Ma mère était embarrassée et je le sentais. Plus tard, j’ai compris qu’elle souffrait elle aussi pour ces malheureux. Il y avait trop de mendiants et de pauvres pour les associations. Celles-ci avaient déjà beaucoup à faire avec les soldats libérés qui affluaient régulièrement en provenance des camps de prisonniers français ou anglais. Eux aussi mouraient de faim. Mais Anastasia souffrait pour une autre raison, qu’elle ne m’avait pas encore révélée à l’époque. Elle était russe elle-même.

Elle n’avait que cinq ans lorsque son père, Georg Miliakine, avait été nommé au consulat de Hambourg, en 1892. Il y était resté huit ans. Au tout début de 1905, il était retourné à St Petersbourg pour préparer le rapatriement de sa famille en Russie. Il lui en coûtait de quitter l’Allemagne, où il s’était fait de nombreux amis et où la vie était plus douce qu’au pays des tsars.
Mais un événement grave s’était produit, qui l’avait amené à réfléchir. A l’époque, St Petersburg était le plus grand centre d’une Russie qui ne s’était ouverte qu’assez tard à la Révolution industrielle. A la fin de l’année 1904, quelques jours avant l’arrivée de Georg, les ouvriers des usines Poulitov avaient demandé, comme la loi les y autorisait, quelques réformes plutôt modestes. La direction avait refusé fermement de les examiner et avait aussitôt licencié les meneurs. Une grève s’était ensuivie pour leur réintégration, qui avait débouché sur une manifestation. Celle-ci eut lieu le 21 janvier 1905, le lendemain du retour de Georg. Elle regroupa plus de deux cent mille personnes qui hurlaient leur colère dans les rues de la ville. Impressionné, Georg n’osa quitter son hôtel.
Il apprit qu’une pétition avait été rédigée à destination du tsar Nicolas II. Elle fut portée par une procession menée par un prêtre, Gueorgui Gapon. La foule brandissait des icônes et des portraits du tsar. Malheureusement, celui-ci, peu désireux de rencontrer son peuple, s’était enfui lâchement, laissant le pouvoir aux mains de la police. Lorsque les manifestants arrivèrent sur la perspective Nevski , ils furent arrêtés par des soldats en armes qui les mirent en joue et tirèrent. L’hôtel de Georg se situait sur la grande artère de St Petersburg, non loin de la grande place Znamenskaïa, face à la gare. De sa fenêtre, bénéficiant d’une vue imprenable sur les lieux, il était aux premières loges pour assister au massacre commis par les soldats. Les manifestants furent pourchassés dans les rues de la ville jusque tard dans la nuit. Plusieurs centaines de personnes furent tuées, des milliers d’autres blessées.
Le lendemain, des rumeurs folles et contradictoires circulaient. Certains affirmaient que les socialistes allaient se venger, qu’ils possédaient des caches d’armes et qu’ils allaient surgir pour massacrer la population de la ville. Georg comprit que le tsar avait commis là une terrible erreur. Il avait refusé de se pencher sur la misère des ouvriers. L’armée avait repris le pouvoir, mais pour combien de temps ? Il savait dans quelles conditions les ouvriers travaillaient, exploités par des grands propriétaires qui de tous temps avaient été habitués à traiter leurs moujiks comme des esclaves. Mais les temps avaient changé. Les révolutions qui avaient ensanglanté l’Europe occidentale au siècle précédent ne manqueraient pas de se reproduire en Russie. Il fallait être aussi stupide qu’aveugle pour ne pas le voir.
Il ne pouvait envisager de faire vivre sa famille sous cette menace permanente. Il suffisait que les soldats de l’armée, qui étaient pour la très grande majorité issus du peuple, retournent leurs armes contre leurs supérieurs, et la Russie sombrerait dans le chaos. Alors, tous ceux qui possédaient quelques biens, ce qui était son cas, seraient impitoyablement massacrés.
Georg écrivit donc à sa femme pour lui raconter ce qui s’était passé, puis lui annonça qu’il allait vendre tous leurs avoirs et revenir en Allemagne. Il fut de retour quelques mois plus tard. Les évènements semblèrent lui donner raison en juin de la même année, lorsque, en Mer Noire, les marins du cuirassé Potemkine refusèrent de fusiller quelques-uns des leurs que l’on voulait forcer à avaler de la viande avariée. Le navire était tombé aux mains des insurgés, qui avaient ensuite tiré, à Odessa, sur le quartier général des forces tsaristes. Le Potemkine avait plus tard livré victorieusement combat contre une flotte venu le couler, avant de trouver refuge en Roumanie.
Parmi les amis de Georg Miliakine figurait Helmut Steiner, dont le fils, Rudolph, âgé de dix-huit ans, trouvait déjà très jolie la jeune Anastasia, qui n’avait encore que treize ans. Quant à elle, elle appréciait discrètement ce grand garçon au regard rassurant, et souffrait à la perspective de repartir bientôt vers un pays dont elle ne conservait que de vagues souvenirs. Aussi, lorsque son père lui annonça que la famille s’installait définitivement en Allemagne, elle ne put cacher sa joie. Rudolph, lui aussi enchanté de ce revirement, lui fit aussitôt une cour assidue, que les deux familles considérèrent avec bienveillance. Tout eût été pour le mieux dans le meilleur des mondes sans la maladie insidieuse qui rongea bientôt Helmut.
Il eut tout juste le temps d’assister au mariage de son fils, en 1910, puis s’éteignit. A vingt-trois ans, Rudolph se trouva à la tête d’une entreprise en plein essor, forte de plus de deux cents ouvriers hautement qualifiés, dont il prit la direction avec fermeté, mais en étant aussi à leur écoute. Ouvert aux idées progressistes, il avait instauré un système de rémunération qui permettait aux ouvriers de recevoir une partie des bénéfices en fin d’année. Cette initiative lui avait valu de sévères remontrances de la part des autres patrons, mais il n’en avait eu cure. Il leur avait répondu que les ouvriers travaillaient beaucoup mieux lorsqu’ils savaient qu’ils récolteraient une part honnête du fruit de leur labeur. Les résultats flatteurs de l’entreprise Steiner lui avaient donné raison et en avaient fait réfléchir quelques-uns. Mais la grande majorité des bourgeois de Hambourg estimaient qu’il ne fallait pas en donner trop aux ouvriers, arguant qu’ils en exigeraient toujours plus.
Rudolph avait alors partagé sa vie entre son usine et son épouse, la belle Anastasia, qui n’avait pas tardé à lui donner des enfants. J’étais née le 17 mars 1912, petite poupée blonde aux grands yeux bleus, portrait en miniature de ma maman. Puis avaient suivi Adélaïde, en 1914, peu avant la déclaration de guerre, le garçon, Alfred, en 1915, et enfin Mélisande, en 1917. Rudolph s’était considéré comme un privilégié de n’avoir pas été contraint de rejoindre le front. Il n’approuvait pas cette guerre, fondée sur la haine stupide entretenue par des revanchards et des nationalistes imbéciles. Il détestait cordialement le Kaiser, même s’il ne le montrait jamais. Avant le conflit, il avait travaillé avec les Français et avait appris à les apprécier.

Le conflit avait duré cinq années terribles, au cours desquelles des centaines de milliers de jeunes hommes avaient trouvé la mort dans des boucheries qu’on appelait batailles. Par ses ouvriers blessés qui revenaient du front, et qu’il reprenait à leur poste – quand ils étaient en mesure de travailler –, Rudolph s’était fait une idée de l’horreur quotidienne vécue par ces hommes, aussi bien allemands que français ou anglais. Car la mort et la souffrance ne faisaient aucune différence entre les uns et les autres.
En 1917, la Révolution d’octobre avait confirmé la clairvoyance de Georg Miliakine. L’armée allemande, libérée du front oriental, s’était alors reportée sur le front occidental. On aurait pu croire que la victoire reviendrait à l’Allemagne. Mais l’entrée en guerre des Etats-Unis aux côtés des Français, des Belges et des Anglais avait changé la donne. La guerre avait coûté très cher aux uns comme aux autres. Le conflit avait cessé par manque de moyens, par lassitude. L’Allemagne, en révolte contre l’absurdité de ce conflit provoqué par le bellicisme de l’empereur prussien Guillaume II, avait renversé son souverain et proclamé la république. Celle-ci s’était installée à Weimar, dans le Land de Thuringe. Bien que de taille modeste, puisqu’elle n’abritait que quelques dizaines de milliers d’habitants, Weimar avait été préférée à Berlin, où régnait depuis la fin des hostilités un climat insurrectionnel difficile à contrôler. De plus, Weimar bénéficiait du rayonnement de Goethe, qui y avait vécu à la fin du Dix-huitième siècle. Depuis, la ville avait attiré nombre de grands hommes, comme Franz Liszt, ou encore Nietzsche, qui y avait terminé sa vie en 1900.
Une nouvelle ère avait commencé. Mon père espérait de toutes ses forces que les gouvernements sauraient tirer les leçons de ce formidable échec qu’avait été la guerre, pour les uns comme pour les autres. En Allemagne, le conflit avait provoqué la mort de plus de deux millions de personnes, dont une grande majorité d’hommes. Le pays en aurait eu grand besoin pour se relever de ses ruines.
A six ans, j’étais déjà le témoin des conséquences désastreuses de la guerre, des cicatrices qu’elle pouvait laisser sur le corps et dans l’âme des gens. Dans le courant du mois de mars 1919, je vis arriver à la maison deux Russes en haillons. Papa avait décidé de les employer pour tenir le jardin. Ils furent logés dans une petite maison de gardiens située à l’entrée de la propriété. Piotr et Vassili entrèrent ainsi dans la famille Steiner, au sein de laquelle ils trouvèrent le gîte et le couvert.
Je fus heureuse de l’arrivée de ces deux hommes. Ils étaient tellement reconnaissants à mon père de les avoir accueillis qu’ils ne savaient pas quoi faire pour le remercier. Pour nous, les enfants, cela se traduisait par des jouets que l’un et l’autre taillaient dans le bois. Je reçus ainsi une collection de poupées gigognes peintes à la main, Alfred une voiture miniature tirée par deux chevaux admirablement sculptés ; Mélisande et Adélaïde se virent offrir des petites maisons que les Russes appelèrent isbas.
Notre grande demeure constituait une sorte de havre de paix, une forteresse imprenable qui, à mes yeux, protégerait toujours notre famille de la fureur extérieure. Cependant, je me doutais, au fil des conversations que je surprenais entre mon père, ma mère et les gens qui venaient nous visiter, que le monde était pris d’une folie étrange. De lourdes menaces pesaient hors des murs rassurants de la maison.

EXTRAIT N° 2

Vélodrome d’Hiver, juillet 1942…
J’ai appris bien plus tard le nom qui avait été donné à l’opération de la rafle des Juifs de juillet 42 : « Vent printanier ». Quel criminel sans âme avait-il osé donner ce nom poétique à l’horreur qu’il recouvrait ? Si l’Enfer existe, il ne peut pas être plus effrayant, plus sordide, plus épouvantable que ce que nous avons traversé pendant cinq jours, dans l’enceinte de ce vélodrome d’ordinaire réservé à des manifestations sportives.
Sur la demande des nazis, le directeur de la police municipale de Paris avait programmé l’arrestation de plus de 27000 Juifs dans Paris et la banlieue. Ces gens n’étaient ni des assassins, ni des voleurs. Ils n’avaient pour seul tort que d’être juifs. C’étaient des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards qui vivaient au milieu des autres, sans histoire sinon la leur, bien semblable à celle des autres. De sinistres crétins avaient décidé qu’il ne fallait pas les aimer et avaient colporté sur eux des rumeurs sans aucun fondement sinon celui de leur propre bêtise. On avait parlé de « juiverie », de « complot juif international ». Des gens crédules s’étaient laissé manipuler et y avaient cru.
En juin déjà, on avait contraint les Juifs à porter l’étoile jaune, comme en Allemagne. Les autorités allemandes et françaises de Vichy espéraient ainsi les désigner à la vindicte des non-juifs. Elles s’étaient trompées. J’avais pu constater, en observant les réactions de la grande majorité des Français après cette décision ignoble, qu’il n’en était rien. Seuls quelques énergumènes appartenant aux mouvements collaborationnistes avaient fait du zèle. On les avait vus intervenir aux terrasses des cafés pour obliger les porteurs de l’étoile à s’en aller ou se cacher à l’intérieur. A plusieurs reprises, ils avaient été pris à partie par d’autres clients excédés par leur haine imbécile. La plupart des Parisiens plaignaient les Juifs, particulièrement les enfants. On avait arrêté quelques Juifs qui refusaient de porter l’étoile. On en avait arrêté d’autres, qui la portaient alors qu’ils n’étaient pas juifs. Des contestataires qui avaient agi par solidarité.
La rafle, menée avec rapidité afin d’empêcher toute réaction négative de la population parisienne, avait débuté vers cinq heures du matin. Depuis quelque temps déjà, Paul m’avait prévenue qu’il soupçonnait une action d’envergure contre les Israélites. J’avais cru être revenue aux heures sombres du boycott, en Allemagne. A ce moment-là, je pensais encore être protégée par mon passeport français qui indiquait bien que je revenais d’Argentine, et sur lequel le nom de Rozenberg ne figurait pas. J’avais soigneusement évité de dire que j’étais allemande. On me croyait sud-américaine. Seule la famille de Paul connaissait ma véritable origine. Les Allemands exilés étaient considérés comme des ennemis par les autorités françaises, et comme des traîtres par les forces d’occupation nazies. Nombre de ces exilés étaient des communistes, donc suspectés d’espionnage pour le compte de l’URSS de Staline.
La protection de mon passeport français s’était révélée illusoire. J’avais été arrêtée. Ce qui voulait dire que quelqu’un m’avait dénoncée. Mon cœur saignait lorsque j’y pensais, car la dénonciation ne pouvait venir que de la famille de Paul. Je me doutais même de l’identité de la personne qui m’avait trahie, certainement de manière anonyme. La dernière fois que nous étions allés rendre visite à ses parents pour leur annoncer notre futur mariage, la cousine Odette avait compris que ses derniers espoirs s’envolaient. Avant notre retour vers Paris, elle m’avait prise à part et déclaré d’un ton fielleux, en déformant volontairement mon nom :
— Vous triomphez, madame Rozensteiner. Mais faites bien attention à vous. La France occupée n’est pas un endroit sûr pour les exilés allemands comme vous.
C’était une menace à peine voilée, à laquelle j’avais refusé d’accorder la moindre attention sur le moment. A présent, cette menace ne quittait pas mon esprit. Il était quasi certain que c’était cette cousine jalouse qui m’avait expédiée dans cet enfer.

Est-il possible de décrire une telle atrocité ? Les mots semblent dérisoires face à la monstrueuse réalité. Arrivés devant le Vel d’Hiv, on nous avait poussés sans ménagement à l’intérieur. Des gendarmes assuraient la surveillance. Ils avaient ordre de tirer à vue sur ceux qui tenteraient de s’enfuir. Une horreur indescriptible régnait. La première chose qui m’avait frappée était l’odeur insoutenable qui empuantissait les lieux. J’en compris immédiatement la raison : le vélodrome ne comportait qu’une douzaine de latrines, qui avaient été engorgées dès les premières heures. Personne n’était venu les déboucher. A présent, les prisonniers faisaient leurs besoins contre les murs. Respirant avec difficulté, je réussis à trouver une place sur les gradins, qui n’étaient pas encore complètement occupés. Tétanisée, je n’osais même plus parler. Pas plus que je ne pouvais croire à ce que je voyais autour de moi. Il me semblait avoir basculé dans un monde où régnait l’abjection la plus totale, la plus folle absurdité.
Les gens étaient entassés comme des animaux, serrant leurs maigres baluchons contre eux. Des enfants somnolaient sur les genoux de leurs parents ou à même le sol recouvert d’immondices. Ils se blottissaient les uns contre les autres, les yeux ouverts sur une terreur qui ne pouvait s’exprimer autrement que par un silence abominable. Tout en bas, il n’y avait presque plus de place tellement les lieux étaient bondés. Des malades gisaient un peu partout. Une dame me dit que ces malheureux avaient été arrachés à leur lit d’hôpital sans aucun respect pour leur état. Quelques-uns venaient de subir une opération et présentaient des risques d’éventration et d’infection. Les policiers n’avaient fait preuve d’aucune pitié, d’aucune compassion. Ils avaient obéi aveuglément aux ordres ignobles des autorités. Près de ces malades, des bassines répandaient des odeurs infernales. On ne les vidait pas parce que l’on n’avait aucun endroit pour le faire.
Outre la puanteur intolérable, un vacarme indescriptible saturait la voûte métallique, faits de hurlements, de gémissements, de cris, d’appels au secours désespérés. Des femmes vociféraient des paroles sans suite, frappées par un début de folie.
Des gens suppliaient les policiers de les laisser partir. Les flics ne répondaient pas. Ils repoussaient brutalement les plus vindicatifs, les plus désespérés à coups de matraque, à coups de crosse de fusil. Je ne pouvais croire à ce que je voyais. Quel crime avaient commis ces gens pour mériter un traitement aussi inhumain ? Une seule image me venait à l’esprit : les animaux que l’on menait à l’abattoir. Il s’agissait pourtant d’êtres humains. Comment un pays soi-disant civilisé, un pays où l’on avait parlé pour la première fois des Droits de l’Homme, un siècle et demi plus tôt, comment ce pays avait-il pu en arriver là ? Puis je songeai au mien, à mon Allemagne, et je me mis à pleurer. Quelle démence collective s’était-elle abattue sur le monde ?
La soif me taraudait. J’avais bien emporté un peu de nourriture, mais je n’avais pas songé à prendre de bouteille. Il n’existait que deux bouches d’eau, devant lesquelles il fallait faire la queue pendant des heures pour obtenir de quoi se désaltérer. Certains avaient des récipients de verre, d’autres n’avaient rien. Ils se contentaient alors de boire à même le tuyau de caoutchouc que l’on avait adapté au robinet. Régulièrement, il y avait des bousculades, des injures, des débuts de bagarre vite interrompues par les plus âgés ou par les gendarmes qui frappaient sans discernement aussi bien les jeunes que les vieilles personnes.
Les yeux hagards, je contemplais cette foule improbable, cette foule martyre, les narines emplis de pestilence. Parfois, je repérais une forme humaine qui ne bougeait plus et je me demandais si elle vivait encore. A deux reprises, je vis des corps chuter des gradins les plus élevés et se fracasser sur le sol avec un bruit mat. La première fois que cela arriva, je me mis à hurler de terreur, à l’unisson de tous les autres qui avaient assisté, impuissants, à ce geste de désespoir. Partagée entre l’incompréhension et l’horreur, je m’avançai. C’était une femme encore jeune, qui avait blessé plusieurs personnes dans sa chute. Terrifiée, je vis des hommes écarter son corps disloqué. Deux autres personnes demeuraient immobiles. Peut-être étaient-elles mortes, elles aussi… Le même drame se reproduisit une heure plus tard. Il ne provoqua pas la même réaction. Je ne criai pas. J’étais partagée entre résignation et cauchemar. Tout ceci ne pouvait être qu’un mauvais rêve. Ce ne pouvait pas être la réalité.
La chaleur était insoutenable. Nous étions en juillet et il se produisait un effroyable effet de serre, qui venait s’ajouter à la moiteur des corps. Je me forçais à bouger le moins possible. Autour de moi, de nombreuses personnes avaient peine à respirer. Certaines s’évanouissaient. On leur portait alors secours comme on pouvait. Mais il n’y avait que trois médecins pour les milliers de personnes qui étaient enfermées là. Ces praticiens admirables travaillaient jusqu’à épuisement, sans aucun moyen, aidés par des infirmières parfois venues de l’extérieur, appartenant à la Croix Rouge. Je reconnus aussi quelques religieuses qui s’affairaient avec dévouement.
Je ne cessais de songer à Paul. Il devait rentrer le lendemain. Mais il ne me trouverait pas à la maison. Que ferait-il alors ? Il me rechercherait. Les voisins lui diraient que j’avais été emmenée. Mais ils ignoraient où. Ils ne pourraient pas l’aider. Personne ne pourrait l’aider. Et même s’il découvrait l’endroit où j’étais détenue, il n’aurait pas le droit d’approcher. J’imaginais déjà qu’il tenterait malgré tout de me faire délivrer, il se fâcherait, s’opposerait aux gendarmes. Ils tireraient sur lui. J’avais déjà entendu des coups de feu à l’extérieur. J’avais appris que les flics avaient ainsi abattu quelques personnes qui tentaient de fuir. Le désespoir me broyait les entrailles. Si Paul était tué, je n’avais plus de raison de vivre.


 
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