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SITE OFFICIEL DE BERNARD SIMONAY
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LA PORTE DE BRONZE
PREMIER CHAPITRE


Lorsque la brume apparut, une sourde inquiétude s'empara de Markaan Trevoor. Jamais il n'avait vu un tel brouillard, aux reflets curieusement métalliques.
Depuis le matin, un ciel d'un bleu limpide avait remplacé les hordes de nuages monstrueux qui avaient accompagné la tempête de la veille. La nuit avait été rude. La cargaison de marchandises embarquée à Molinea, à plus de huit mille miles à l'occident, alourdissait les cales, mais leur navire, le Beloemm, était solide. L'océan d’Émeraude avait habitué les marins à des caprices encore plus terribles.
A l'aube, un soleil triomphant inondait les flots dont la fureur s'était apaisée. Les vents étaient tombés. Après les angoisses de la nuit, l'océan s'était transformé en un désert huileux, sans relief, où l'horizon se noyait dans la lumière. Vers le milieu de la matinée, quelques oiseaux étaient apparus, annonçant la terre proche.
Les marins du Beloemm étaient impatients de retrouver les leurs. Cela faisait plus de quatre mois à présent qu'ils avaient quitté Hynoola, la petite capitale de Parawaï. Ils avaient livré à Heraklyon, le grand port oriental de Molinea, plus de dix mille tonnes du caoutchouc produit dans l'île, dont on disait qu'il était le meilleur de la planète Aurévia. Aujourd'hui, ils revenaient, les cales chargées de matériels divers, machines, conserves et épices. Ce soir, on donnerait une grande fête dans les tavernes du port.
Petite île industrieuse perdue au sein de l'immense Océan d’Émeraude, Parawaï n'entretenait que des relations épisodiques avec les Terres Lointaines. Irvannea et Hyperborea, les deux grands continents de l'est, étaient trop éloignés. Seule la cité d'Heraklyon recevait régulièrement la visite du Beloemm, le plus grand navire de l'île. Markaan Trevoor était fier de servir à son bord. Le capitaine était un ami, qui traitait ses marins avec bienveillance et équité. La paye serait bonne, et permettrait de vivre une année entière.
Markaan se demanda où en était son fils dernier-né, le petit Heedm'ar. Lorsqu'il était parti, il marchait à peine. Peut-être à présent prononçait-il quelques mots.
Il sourit à l'évocation du visage de sa femme, la douce Alya. Elle lui avait manqué, comme à chaque fois qu'il quittait son île. Mais son métier rapportait gros. Ils allaient pouvoir se faire bâtir cette petite maison dont ils rêvaient depuis longtemps, sur les hauteurs de Hynoola.
Depuis le matin, le temps doux et clément avait allégé la tâche de l'équipage. Dans les rires des marins transparaissait leur enthousiasme.
Enfin, une ligne sombre s'était dessinée sur l'horizon. Parawaï. On pouvait déjà deviner les parfums particuliers qui s'en exhalaient.
Et soudain, il y avait eu cette brume étrange, surgit de nulle part.
- On dirait qu'un nouveau grain se prépare, dit Peer Gool, un jeune homme aux yeux d'un vert pâle.
Cela n'avait pas l'air de l'inquiéter outre mesure. Les tempêtes, ils les connaissaient. Et ils les avaient toujours vaincues. D'ailleurs, ils étaient pratiquement arrivés. Le phare d'Hynoola serait bien capable de percer le brouillard le plus dense.
Pourtant, Markaan ne pouvait chasser le malaise qui s'était installé en lui. Cette brume ne semblait pas naturelle.
- Les brouillards sont rares en cette période de l'année, dit-il. Et celui-ci est bizarre. Regardez la vitesse à laquelle il s'étend. On dirait qu'il est en train de dévorer l'île.
Peer haussa les épaules.
- Arrête de dire des âneries! Nous avons vu pire la nuit dernière.
- C'est peut-être un incendie, s'inquiéta Klaeen, un autre marin.
Mais on ne percevait aucune lueur rougeâtre qui eût confirmé ses dires.
Le Beloemm ne se trouvait pas à plus de trois miles du port, situé sur la pointe extrême est de l'île. Au-delà, on devinait les hautes montagnes, les deux volcans éteints depuis des temps immémoriaux, et qui constituaient des lieux de promenade si agréables. Au centre de leur cratère s'étendaient des lacs aux eaux sombres et tranquilles.
Un instant, Markaan songea que l'un d'eux s'était peut-être réveillé. Mais dans ce cas, on eût distingué un panache de fumée au dessus de l'île. La brume couleur de bronze progressait inexorablement le long des côtes, envahissant la cité dont on ne distinguait déjà plus les bâtiments. Plus loin, elle gagnait la côte rocheuse méridionale, aux écueils si dangereux.
Sur un ordre du capitaine, le Beloemm ralentit sa course. Il se passait quelque chose d'inhabituel.
Peu à peu, le brouillard insolite masqua peu à peu le port. Des volutes épaisses, couleur de plomb fondu, coulaient sur les côtes, rampaient vers les hauteurs.
Intrigués, d'autres marins étaient venus se joindre aux premiers. La brume ne s'étendait pas en mer. Elle demeurait sur l'île comme si elle avait voulu la soustraire à la vue. Le capitaine, Kafel Deetr'an, les rejoignit. Il dirigea sa longue vue sur la côte.
- Rien à faire, grommela-t-il en fronçant les sourcils. C'est bien la première fois que j'assiste à un truc pareil.
Bientôt, l'île entière fut masquée par le voile métallique.
- Je n'aime pas ça, grogna le vieux Groos, à côté de Markaan.
L'instant d'après, une lueur éblouissante naquit au coeur même de la nuée, plus intense encore que la lumière du soleil. Aveuglés, les marins se mirent à hurler de terreur.
Markaan se protégea comme il put en se jetant derrière la lisse. Autour de lui, ses compagnons affolés s'étaient mis à courir en tous sens, se bousculant et se piétinant les uns les autres.
Le plus hallucinant était l'absence totale de bruit. Si une explosion s'était produite, ils l'auraient entendue après quelques secondes, le temps que le son leur parvînt. Mais il n'y eut rien de semblable.
Lorsque Markaan se releva, le brouillard ne s'était pas dissipé. Mais la lueur avait disparu. Abasourdi, il constata comme un vaguement rougeoiement résiduel qui semblait danser au coeur de la brume de bronze. Sa première pensée fut pour sa femme, Alya. Il comprit dès cet instant qu'il ne la reverrait jamais.
Tout à coup, un frisson glacial lui coula le long de l'épine dorsale. Il se rendit compte que la nuée maléfique rampait vers eux, lentement, semblable à une falaise mouvante dont la hauteur dépassait celle du grand mât.
- Elle se dirige vers nous, hurla-t-il.
Mais les autres ne l'écoutaient pas.
A ses côtés, le capitaine Kafel Deetr'an s'égosillait pour tenter de ramener le calme. En pure perte. Déjà certains marins, en proie à la panique, s'étaient jetés par dessus bord.
Markaan comprit que le navire, pour une raison qu'il ne pouvait comprendre, allait être détruit par la brume infernale. Il saisit son capitaine par la manche.
- Il faut mettre les chaloupes à la mer, cria-t-il pour couvrir les hurlements de terreur des autres. C'est notre seule chance.
Mais au fond, il n'y croyait pas vraiment. Peer vint se réfugier auprès de lui. Markaan était réputé pour garder son sang-froid en toutes circonstances. Le capitaine, écumant de rage et de frayeur, acquiesça.
Un quatrième marin se joignit à eux. Ils se dirigèrent vers le pont supérieur, où les barques de sauvetage dormaient dans leur berceau. Fébrilement, ils basculèrent l'une d'elles à l'eau, tandis que le capitaine hurlait à ses hommes de les imiter.
Quelques instants plus tard, Markaan était à bord de l'embarcation, en compagnie de Peer et de deux autres marins, le vieux Groos et Klaeen le roux,  qui mit le petit moteur en marche pour s'éloigner du Beloemm.
Il ne comprit pas réellement ce qui se passa ensuite. Tout se déroula trop vite. La dernière vision qu'il emporta du navire fut le visage du capitaine Deetr'an qui hurlait pour se faire entendre. Puis le brouillard rampant gagna le vaisseau, s'empara de lui, se coulant comme une bave monstrueuse et impalpable.
Markaan poussa le moteur à fond pour éloigner la barque. Il était persuadé à ce moment que la brume allait les rejoindre à leur tour.
Au loin, les échos des hurlements de terreur de leurs compagnons se fondirent dans le néant. Le Beloemm avait disparu, digéré par l'effrayante masse mouvante et cotonneuse. Plus aucun son n'en parvenait. Impuissants, ils constatèrent qu'aucune autre chaloupe n'avait été mise à l'eau.
Comme s'il avait pu prévoir ce qui allait se passer, Markaan hurla à ses compagnons de se cacher les yeux.
Malgré l'épaisseur de ses mains plaquées sur son visage, il perçut l'éclair aveuglant, à tel point que les os de ses phalanges se dessinèrent une fraction de seconde devant ses rétines éblouies. Pourtant, encore une fois, il n'y eut aucun bruit, aucun son, comme si tout ceci n'était qu'un hallucinant cauchemar.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, le brouillard se dissipait. Il crut alors qu'il rêvait. Le Beloemm avait disparu sans laisser de traces. Plus loin, là où aurait dû se trouver l'île de Parawaï, il ne restait plus que l'horizon lumineux. Un ciel d'un bleu profond surplombait l'océan d’Émeraude. Si l'île avait été engloutie par un séisme sous-marin, il aurait dû y avoir un raz de marée gigantesque. Parawaï ne mesurait pas moins de deux cents kilomètres de long. Pourtant, jamais l'océan n'avait été aussi calme. Comme si l'île n'avait jamais existé!
La brume infernale s'était dissipée dans le néant comme elle était venue. Les marins regardèrent autour d'eux, abasourdis. Il ne subsistait aucune trace du drame. Pas une épave flottante, pas une branche. Seuls demeuraient quelques oiseaux de mer qui étaient venus leur souhaiter la bienvenue à leur arrivée.
Rien ne pouvait expliquer ce qui venait de se passer. Cela dépassait l'entendement. Et pourquoi avaient-ils été épargnés ? Constituaient-ils un trop maigre gibier pour ce monstre vomi par l'enfer ?
Peer se mit à gémir, puis à hurler. Markaan le gifla à toute volée. L'autre s'abattit dans le fond de la chaloupe, tremblant de tous ses membres.
- Excuse-moi, compagnon! dit Markaan. Nous devons garder notre sang-froid, sinon, nous allons devenir fous.
Les deux autres marins, la bouche ouverte sur des sons qui ne pouvaient plus sortir, regardaient toujours, incrédules, en direction de l'île qui aurait dû se trouver sous leurs yeux.
- Nous devons rêver, balbutia Klaeen, le visage effaré.
Mais Markaan avait compris qu'il ne s'agissait ni d'un rêve, ni d'un cauchemar. C'était la réalité. Une réalité incompréhensible, terrifiante, qui, en quelques instants, avait anéanti une île entière, avec sa petite capitale, ses villages de pêcheurs, et tous ses habitants.
Ils étaient désormais seuls au monde.
Sans qu'ils s'en rendissent compte, le courant océanique des tropiques nord, le puissant GrenWynn, les emporta vers l'orient, en direction de l'Archipel de Nacre, distant de plus de deux mille miles.
Alors commença pour les quatre hommes un terrible calvaire.

A SUIVRE...

 
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