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LA VALLEE DES NEUF CITES

NOTE DE L'AUTEUR


Certains lecteurs se souviendront peut-être, s'ils ont lu "PHENIX", du comte Czarthoz, qui adopta Dorian et Solyane, alors qu'ils avaient tout perdu et erraient, seuls, dans l'immense massif Skovandre. Czarthoz avait l'habitude de jurer, comme beaucoup de Gwondaleyens, par Lakor et son Aigle d'Or.
Lakor est demeuré, dans la mémoire des habitants de cette cité, le dieu fondateur de Gwondaleya. Cependant, si les siècles ont fait de lui une divinité "bienveillante", Lakor fut à l'origine un homme, un héros hors du commun, qui mena une vie fertile en aventures et accomplit une série impressionnante d'exploits.
Ce sont ces aventures que je veux vous conter dans cet ouvrage. Les lecteurs passionnés par cette période obscure de l'histoire amanite trouveront en fin de volume quelques documents annexes, établis – à travers le temps et l’espace imaginaire – en collaboration avec l'historien officiel de Dorian, Maistre Lauran d'Aspe, documents qui les aideront à mieux comprendre l'atmosphère qui régnait dans l'antique cité de Gwondà, plus de mille huit cents ans avant l’époque de Dorian et Solyane.
Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’avoir lu la trilogie de Phénix pour se plonger dans la vie tumultueuse du « dieu » Lakor (ou Làkhor, selon l’ancienne orthographe medgaarthienne), né Hegon d’Eddnyrà.
Je souhaite à tous un excellent voyage. Et que le sinistre Nyoggrhâ s'écarte de votre route.

PREMIERE PARTIE

Hegon d’Eddnyrà

PROLOGUE


« En ces temps obscurs, les hommes avaient fui l’enfer du nord où régnait le sinistre Nyoggrhâ, et avaient trouvé refuge dans la Vallée de Medgaarthâ… Mais toutes les neuf années, un terrible fléau se déchaînait sur la Vallée, en punition des fautes commises par les peuples anciens. »
Maistre Lauran d’Aspes
Historien officiel du seigneur Dorian, comte de Gwondaleya


Rien ne vit là-bas !
Le jour, elles paraissent dormir, assoupies dans un sommeil minéral. Un vent chaud et sec souffle en permanence de leurs étendues désertiques. L’haleine des génies, disent les landwoks1. Au soleil, leur couleur est indéfinissable. C’est une palette de gris, de bruns, de rouges qui se mêlent et s’entrecroisent, ponctués ça et là par la tache incandescente d’un affleurement de lave.
Rien n’y vit. Ni plantes, ni animaux. Pas un chant d’oiseau n’y fait vibrer l’air.
On les appelle les Terres Bleues.

1. Landwoks : paysans, dans la langue de Medgaarthâ.

PREMIER CHAPITRE


Medgaarthâ, an 3987 de l’ère christienne…
En ce début de printemps, comme bien souvent, le seigneur Hegon avait mené sa cohorte en lisière des Terres Bleues. Coiffé d’un casque de guerre qui lui couvrait en partie les épaules, le visage recouvert par un masque de tissu épais, les mains tenant solidement les rênes de son cheval, il contemplait les lugubres étendues qui bordaient la Vallée au nord de la cité de Mahagür. Celui qui n’a pas vu, de ses yeux, ces déserts minéraux où la vie n’a plus droit de cité, ne peut comprendre ce que l’on ressent face à l’impression de dégénérescence inexorable qui s’en dégage, la sensation effroyable de se trouver à la frontière du royaume de la Mort elle-même. D’un bord à l’autre de l’horizon, ce n’était qu’un chaos de pierrailles balayé par de violentes bourrasques qui soulevaient en mugissant des colonnes de poussière. Certains y voyaient l’incarnation des agoulâs, les terribles dévoreurs d’âmes échappés du Haâd, le second monde des trépassés.
Personne ne pouvait s’aventurer dans ces territoires maudits sans perdre la vie. Les exemples ne manquaient pas d’hommes qui avaient tenté de les traverser, par bravade ou pour fuir un ennemi. La mort ne les frappait pas instantanément. Mais très vite, ils développaient une maladie étrange et incurable, la Malédiction bleue, qui provoquait un pourrissement irréversible des chairs, accompagné de souffrances intolérables.
Resté en arrière avec les guerriers, Dennios le conteur observait le seigneur Hegon avec inquiétude. Il n’aimait pas le voir s’approcher de trop près de ces étendues mortelles. Il existait pourtant un moyen de les traverser, et il le connaissait. Mais les Medgaarthiens l’ignoraient.

Dennios n’était pas son vrai nom, mais celui par lequel le connaissaient les habitants de Medgaarthâ, la Terre du milieu. Cela faisait tellement longtemps qu’il vivait dans la Vallée qu’il avait presque fini par oublier le nom qu’il portait autrefois.
Les étrangers étaient rarement bien accueillis par les Medgaarthiens. Cependant, ils aimaient écouter les histoires, et son métier de conteur les avait amenés à faire une exception pour lui. En Medgaarthâ, les conteurs étaient appelés  myurnes. Ces myurnes gagnaient leur vie en narrant les légendes de la Vallée et en colportant les dernières nouvelles. Ils vivaient d’aumônes, mais restaient totalement libres, même s’ils choisissaient de lier leur sort à celui d’un graâf, ainsi que l’on nommait les nobles dans ce pays.
Les myurnes parcouraient les neuf cités de Medgaarthâ de palais en doméas, les luxueuses demeures des grands personnages du royaume. Ils n’acceptaient jamais d’argent, se contentant, par tradition, du gîte, du couvert, parfois d’un habit neuf. Toujours en quête d’informations, d’échos, de petits scandales, de récits de duels ou de bataille, ils les reportaient ensuite, agrémentés de détails fantaisistes nés de leur imagination. On les soupçonnait parfois de servir d’espions au souverain suprême, le Dmaârh Guynther de Gwondà. C’était probablement vrai, mais personne n’avait jamais pu ou osé le prouver. Il ne faisait pas bon s’opposer au pouvoir absolu du Dmaârh.
Dennios n’occupait aucune fonction de ce type. Cela n’avait rien d’étonnant, puisqu’il restait un étranger, même si la plupart des habitants l’ignoraient ou l’avaient oublié. Cela faisait plus de vingt ans qu’il vivait en Medgaarthâ. Pour des raisons connues de lui seul, il avait choisi de s’attacher au seigneur Hegon d’Eddnyrà, et ceci depuis avant même sa naissance.

Soudain, Hegon se tourna vers ses guerriers et fit signe à Dennios et au lieutenant Roxlaàn, son ami d’enfance, de le rejoindre. Ce dernier obéit, guère rassuré. D’une taille aussi imposante que celle d’Hegon, il faisait toujours preuve d’un courage exemplaire au cours des combats. Mais les Terres Bleues l’effrayaient : comment lutter contre des esprits ?
— Regardez, dit Hegon.
Il désignait, à la frontière des deux mondes, celui de la vie et celui de la mort, quelques arbustes chétifs qui courbaient leurs branchages noirâtres, aux formes torturées, sous les assauts du Fo’Ahn, le vent-qui-rend-fou. Leurs feuilles rares se racornissaient comme sous l’effet de flammes invisibles. Quelques insectes aux carapaces luisantes rampaient sur le sol, seuls signes de vie animale sur ces terres désolées. Une odeur écoeurante flottait dans l’air sec, relents de bois pourri, remugles de mares de boue desséchée aux reflets chimiques.
— Voyez ces mousses et ces lichens, précisa Hegon. Il y en a de plus en plus. Les Terres Bleues perdent du terrain, compagnons.
— Je te trouve bien optimiste ! grommela Roxlaàn d’une voix sinistre. Je ne vois là que quelques végétaux maladifs.
Il s’adressa à Dennios.
— Toi qui as beaucoup voyagé, est-il vrai qu’autrefois, ces maudites Terres bleues n’existaient pas ?
— Je ne saurais l’affirmer, seigneur, mais les légendes disent qu’elles sont apparues à l’époque de l’effondrement de la civilisation des Anciens.
— La peste soit des Anciens ! grogna encore Roxlaàn. On dit qu’ils sont nos ancêtres ! Mais quel monde nous ont-ils laissé !
De colère, il cracha sur le sol.
— Y a-t-il aussi des Terres Bleues dans ton pays ? demanda Hegon.
— Oui. Et les voyageurs que j’ai rencontrés prétendent qu’il en existe partout dans le monde connu.
Une bourrasque brutale les gifla sans ménagement, les contraignant à resserrer leurs capes malgré la chaleur qui régnait déjà en ce début de matinée. Un hurlement lancinant résonnait dans les arbres proches, dont les frondaisons s’agitaient en tous sens. Les gens de la Vallée détestaient et redoutaient ce vent étrange, parfois tiède, parfois glacial, qui soufflait des contrées sauvages de l’ouest. On disait qu’il apportait le malheur.
Vers le sud, au contraire, s’étendait une vallée verdoyante, inondée par la lumière d’un soleil triomphant. Un moutonnement de collines creusées de ravines profondes se couvrait de forêts et de prairies qui s’étageaient jusqu’au lit d’un fleuve large, le Donauv. Medgaarthâ était l’empire de Braath l’Unique, le Bien-Aimé, le Protecteur, le Dieu Puissant qui avait survécu à Raggnorkâ. Ainsi les habitants de la Vallée nommaient-ils l’apocalypse qui avait anéanti le Monde des Anciens longtemps auparavant. Medgaarthâ s’étirait sur plusieurs centaines de kilomètres le long du fleuve. Neuf villes se succédaient sur ces rives, et lui avaient donné son autre nom : la Vallée des neuf cités. On disait plus simplement la Vallée.
Après un dernier regard pour les Terres Bleues, le seigneur Hegon donna le signal du retour vers Mahagür, distante de moins d’une marche*. Les warriors, les guerriers de sa cohorte formèrent l’escorte.

*. Une marche : environ sept kilomètres, distance parcourue par un homme en une heure. On retrouvera cependant aussi le système métrique, encore en usage à l’époque.
Une cohorte comportait vingt-sept warriors répartis en trois groupes de neuf. Tous savaient manipuler la hache, le javelot, la trive, une longue lance à trois lames, bien utile pour crocheter l’ennemi, les nardres, qui sont des armes de lancer à trois pointes, propres à déchirer les gorges et à ouvrir les ventres. Ils maniaient également le sabre avec une rare efficacité, ainsi que l’arc et l’arbalète. Certains warriors, appelés arrioks, étaient spécialisés dans le tir à l’arbalète. Cette arme, connue depuis la plus haute antiquité, avait été développée par les Medgaarthiens. Certaines étaient capables de tirer une douzaine de carreaux en quelques secondes, et leurs traits perçaient les plus résistantes des cuirasses.
L’aspect féroce des warriors était renforcé par les tatouages et piercings rituels qui ornaient leur visage et leur corps. Des points bleus marqués sur le front disaient le nombre d’hommes que chacun avait tués. Ce nombre traduisait la valeur de leur propriétaire. Dans la société medgaarthienne, il était de bon ton de présenter un visage garni de tatouages. De même, un warrior devait savoir résister à la douleur, ce qui expliquait les scarifications et autres boursouflures qui décoraient le corps des guerriers dans des endroits parfois inattendus. Ces opérations avaient toujours lieu en présence d’un public attentif, et le guerrier devait subir la torture qu’il s’était lui-même imposée sans émettre le moindre cri de souffrance, sous peine de déclencher les moqueries des autres. Il était même conseillé de sourire et de rire tandis que le médikator, l’homme médecine, vous taillait et nouait les chairs. Les blessures reçues au cours des combats faisaient l’objet de soins particuliers, et la tradition voulait que l’on pratiquât une ouverture dans les vêtements afin de les laisser apparentes*.
*. Cette coutume se retrouvera, bien plus tard, chez les chasseurs de Veraska. Voir la Malédiction de la Licorne.
Pourtant, Hegon ne sacrifiait pas à cette coutume. Il ne portait qu’un seul point bleu, souvenir du premier homme qu’il avait tué. Cela s’était passé au cours de sa dernière année de Prytaneus, l’école des guerriers nobles de Medgaarthâ, située à Gwondà, la capitale. L’un de ses condisciples, un géant de la même taille que lui, l’avait provoqué, affirmant que l’un des deux était de trop. Hegon avait tenté de le raisonner, mais rien n’y avait fait. Sûr de sa supériorité, l’autre avait exigé un duel. Celui-ci, comme le voulait la coutume, avait eu lieu dans l’enceinte de l’école, devant les maîtres, avec pour seule arme le long poignard courbe des warriors.
Dès le début, il n’avait fait aucun doute que l’autre était décidé à tuer Hegon. Il avait attaqué avec la dernière férocité. Mais Hegon avait très vite montré sa supériorité. Il avait blessé son adversaire suffisamment sérieusement pour que le combat fût arrêté. Ce que les maîtres avaient ordonné. Le vaincu, furieux et humilié, avait alors transgressé les règles. Comme Hegon lui tournait le dos, il avait récupéré son poignard et l’avait agressé par derrière. Son coup en traître n’avait rencontré que le vide. Avant qu’il ait pu comprendre, l’arme d’Hegon s’était plantée dans sa poitrine. Hegon ne s’était jamais expliqué comment il avait su que l’autre allait l’attaquer. Il avait perçu ses intentions alors qu’il ne le voyait pas et que son adversaire avait bondi sur lui en silence. Il avait frappé pour se protéger, avec une extraordinaire précision. Ayant agi en état de légitime défense, il n’avait pas été inquiété, mais il n’avait jamais oublié le regard stupéfait, l’angoisse de mourir dans les yeux du vaincu. La mort avait été longue à venir, une mort qu’Hegon n’avait pas souhaité donner.
Ayant vaincu loyalement, il avait mérité le point bleu sur son front. Cependant, s’il avait accepté celui-là, il avait refusé d’y ajouter les suivants. Son exploit ne lui avait apporté aucune fierté, mais le sentiment d’avoir tué un homme jeune, qui avait une longue existence devant lui, et qui s’en était privé à cause de son orgueil stupide. Plus tard, des fanfarons vindicatifs s’étaient leurrés sur ce tatouage unique et lui avaient jeté des défis. Mal leur en avait pris. Les plus acharnés l’avaient payé de leur vie. Aujourd’hui, sa réputation le précédait.
Le seigneur Hegon avait vingt-deux ans. Haut de sept pieds, taillé en hercule, il portait les cheveux, d’un blond roux, noués en queue de cheval par une lanière de cuir. Malgré son jeune âge, il avait déjà livré tant de combats et occis tant d’hommes que son visage était marqué par la dureté, une dureté renforcée par la couleur gris très pâle de son regard. La mâchoire carrée, volontaire, les joues continuellement mangée par une barbe naissante, il émanait de lui une impression de puissance irrésistible qui effrayait ses adversaires.
Derrière ce masque de guerrier implacable, Dennios était sans doute le seul à pouvoir encore discerner le regard plein de générosité et de spontanéité du petit garçon qu’il avait été autrefois. Il le connaissait depuis sa plus petite enfance, pour être entré de son plein gré au service de la maison de son père, Maldaraàn, maârkh* d’Eddnyrà.
*. Maârkh : gouverneur d’un làndmaârkh, domaine contrôlé par l’une des neuf cités.
Hegon avait passé ses premières années dans le palais de cette cité, objet du plus total manque d’intérêt de la part du seigneur Maldaraàn, dont il était pourtant le seul enfant. Dennios connaissait la raison de cette indifférence, mais ne pouvait pas la révéler à Hegon. Certaines choses devaient rester secrètes.
Dennios avait un peu remplacé auprès de lui ce père absent, s’inquiétant pour sa santé, surveillant son éducation avec rigueur. Le seigneur Maldaraàn s’était étonné qu’un myurne pût s’attacher ainsi à un gamin, mais il l’avait laissé faire. A ses yeux, Dennios n’était qu’un vulgaire conteur dont il n’avait aucune raison de se méfier. Cette considération méprisante faisait parfaitement l’affaire du myurne. A lui moins qu’un autre il était souhaitable de révéler la véritable raison de sa présence auprès de son fils.
Dennios était demeuré près du petit Hegon pendant neuf années, se réjouissant de ses progrès, nourrissant son esprit de belles légendes, du récit de ses voyages, ouvrant son esprit sur un monde que les gens de la Vallée étaient loin d’imaginer. Une grande complicité les liait.
Lorsque, à l’âge de neuf ans, Hegon fut envoyé, comme tous les jeunes nobles, au Prytaneus, l’école militaire de Gwondà, il possédait déjà certaines connaissances qui le firent apprécier de ses professeurs. Afin de ne pas perdre le contact avec lui, Dennios quitta le service du palais d’Eddnyrà et s’installa à Gwondà. Le seigneur Maldaraàn ne remarqua même pas son absence.
Pendant les neuf années qui suivirent, Hegon subit l’entraînement impitoyable des warriors, les guerriers qui assuraient la défense de Medgaarthâ contre ses ennemis. On lui enseigna également la lecture, l’écriture et le calcul, mais surtout le maniement des armes et l’équitation. Soumis à une discipline de fer, les jeunes nobles apprenaient ainsi à devenir les futurs chefs des cohortes de Medgaarthâ.
A dix-huit ans, Hegon dut affronter les terribles épreuves d’initiation de l’Hârondà, destinées à couronner le passage des adolescents de sang noble à l’âge adulte. Il triompha de ces épreuves avec panache. Il espéra alors que le seigneur Maldaraàn commencerait à lui porter de l’intérêt. Mais il n’avait même pas daigné assister à l’Hârondà, et fut informé du succès de son fils par un message personnel du Dmaârh. Hegon ignorait la teneur de ce message, mais, immédiatement après, il fut envoyé dans la cité de Mahagür, la plus occidentale des villes de l’Amont, et la plus éloignée d’Eddnyrà. S’attendant à être appelé auprès de son père, il fut pris d’une violente colère.
— Il aurait au moins pu me faire nommer à Gwondà ! explosa-t-il. Mahagür est la cité la plus triste et la plus pauvre de toute la Vallée. Je vais m’y ennuyer à mourir.
Malheureusement, l’obéissance totale au père était l’une des traditions les plus ancrées dans l’esprit des habitants de Medgaarthâ, et Hegon ne pouvait se soustraire à cette décision. Dennios, qui connaissait les raisons probables de cet exil, hésita à lui dévoiler la vérité à ce moment-là. Il renonça. Il était encore trop tôt, en admettant d’ailleurs que les circonstances fissent qu’il pût un jour lui faire connaître ces raisons. Trop d’erreurs avaient été commises autrefois et il était prudent de ne pas les renouveler.
Hegon avait mis le rejet de son père sur le fait que sa mère était morte en le mettant au monde. Il avait tenté d’obtenir des renseignements auprès du myurne, mais celui-ci s’était montré évasif.
— Je l’ai peu connue, mentit-il. Elle s’appelait Dreïnha et c’était une très belle femme. Mais je pense qu’il vaudrait mieux que tu évites de parler d’elle à ton père, seigneur.
— Il me reproche toujours d’avoir pris sa vie, n’est-ce pas ? Pourtant, je ne suis pas responsable de sa mort. Elle me manque, à moi aussi.
Dennios acquiesça d’un hochement de tête. Bien sûr, la vérité était bien différente, mais il se garda bien de le détromper. Ce jour-là cependant, il mesura la solitude qui était la sienne.
En réalité, la mission avait été abandonnée depuis longtemps et il aurait pu repartir. Plus rien ne le retenait dans la Vallée. Plus rien, sinon un serment qu’il s’était fait. Plus rien, sinon ce grand diable de guerrier qu’il aimait comme le fils qu’il n’avait jamais eu. Et aussi le souvenir d’une femme à la beauté quasi surnaturelle…
Avec le temps, Dennios avait espéré que le seigneur Maldaraàn apprendrait à apprécier ce fils, en raison de ses nombreuses qualités. Mais son attitude n’avait jamais varié. Hegon était pourtant son seul héritier, car aucune de ses concubines ne lui avait donné d’autre enfant, ni fille, ni garçon. Maldaraàn n’avait même pas demandé à le revoir après l’Hârondà, se contentant de lui adresser ses ordres dans un billet au ton d’une sécheresse glaciale.

Quelques jours après les épreuves, Hegon et Dennios étaient donc partis pour Mahagür, en compagnie du seigneur Roxlaàn, l’ami indéfectible qu’il s’était fait au cours de ses années d’éducation guerrières, et qu’il avait choisi pour serwarrior, c’est-à-dire lieutenant.
Fils d’un nobliau de la petite cité de Mora, Roxlaàn n’avait rien à envier à Hegon sur le plan de la carrure. Tous deux dépassaient les autres d’une bonne tête, et rares étaient les guerriers qui osaient les défier. Au Prytaneus, ces riches natures avaient d’abord été rivales, chacune voulant assurer sa suprématie sur l’autre par de vigoureuses empoignades. Avec le temps, une solide affection était née entre eux, qui leur avait permis de résister aux brimades et vexations imposées par leurs instructeurs. La tradition medgaarthienne exigeait que les jeunes nobles fussent avant tout de redoutables guerriers, et les épreuves subies au cours des neuf années de préparation étaient tellement dures que près d’un enfant sur dix n’y résistait pas. Certains préféraient même se suicider.
Cet état de fait avait révolté Dennios, étant donné le nombre tragiquement faible des naissances. Au cours de sa vie, une femme mettait rarement plus de trois ou quatre enfants au monde. Compte tenu de la mortalité, la population n’augmentait guère. Certaines croyances affirmaient qu’au temps des Anciens, la fertilité était bien supérieure. Mais peut-être la nature avait-elle décidé de la restreindre afin d’éviter la surpopulation que le monde avait connu à l’époque. On disait qu’autrefois, avant les grands cataclysmes, le monde avait été peuplé de plus de douze milliards d’individus. Aujourd’hui, on estimait qu’il n’en restait pas plus de deux ou trois cents millions sur l’ensemble de la planète.
Cette fertilité amoindrie n’empêchait pas les Medgaarthiens de laisser mourir leurs enfants trop faibles. Seuls les plus puissants devaient survivre, afin de lutter plus efficacement contre les hordes sauvages venues de l’Extérieur.
Hegon et Roxlaàn n’avaient jamais fait preuve de faiblesse, bien au contraire. Prompts l’un comme l’autre à répliquer à la moindre provocation, ils avaient acquis une solide réputation de fauteurs de trouble dans les bas-fonds des cités où ils étaient passés, combattant les colosses qui se risquaient à les affronter. Ils en conservaient quelques cicatrices récoltées aussi bien dans des bagarres collectives qu’au cours de duels féroces, ceux-ci étant monnaie courante à Medgaarthâ. La loi appartenait au plus fort, et les rares services de police instaurés par les maârkhs ne possédaient pas les forces suffisantes pour maintenir un ordre plus que précaire. Les exploits des deux hommes leur valaient une certaine admiration de la part du peuple, toujours prompt à se chercher des héros.
Avec le temps, leur amitié avait été renforcée par les conquêtes féminines qu’ils accumulaient sans aucun scrupule. Le blond Hegon et le brun Roxlaàn ne comptaient plus leurs bonnes fortunes, qu’ils échangeaient au gré de leur humeur. Jamais une demoiselle n’avait été entre eux objet de discorde. Il faut dire qu’en Medgaarthâ, les femmes n’avaient pas un statut équivalent à celui des hommes. Considérées comme inférieures par les orontes, elles n’étaient pas censée avoir une âme et devaient se soumettre sans discussion à la volonté des hommes.
Pourtant, c’est bien à cause de l’amour porté à une femme que cette histoire avait commencé.

Depuis maintenant quatre ans, Hegon, Roxlaàn et Dennios vivaient à Mahagür. La présence de Dennios auprès d’Hegon conférait un certain prestige au jeune homme. Seuls les nobles de haute naissance possédaient la fortune suffisante pour s’entourer d’artistes de toutes sortes, afin d’asseoir leur réputation d’hommes de goût. Mais il était beaucoup plus rare qu’un homme aussi libre que l’étaient les conteurs acceptât de lier sa vie à un simple guerrier.
Bien qu’il ne fût qu’alwarrior – c’est-à-dire capitaine –, dont le rôle officiel était de commander sa cohorte, Hegon, à Mahagür, était considéré comme un notable, ce qui lui valait d’être convié à toutes les fêtes organisées par les quelques graâfs de la cité. La plupart ignoraient les relations difficiles existant entre Hegon et son père, et l’amitié du fils d’un maârkh aussi puissant pouvait toujours s’avérer profitable.
Mahagür était la cité dédiée à la déesse de la lune, Haykhât, épouse du dieu soleil Harmâck. Si ce dernier était une divinité bienfaisante, symbole de la lumière et de la vie, qui présidait aux moissons, Haykhât au contraire terrifiait les Medgaarthiens. Sortir de chez soi par une nuit de pleine lune pouvait s’avérer funeste. On disait que les rayons glacés de la déesse détruisaient la raison et faisaient surgir de terre les sinistres agoulâs.
Le làndmaârkh, ou comté de Mahagür, constituait le premier rempart contre les hordes sauvages qui vivaient à l’ouest, le long des rives du Donauv. A plusieurs reprises dans le passé, les Dmaârhs de Medgaarthâ avaient tenté d’envahir ces régions, mais ils s’étaient heurtés à des populations belliqueuses et bien armées. Quelques victoires avaient parfois amené l’occupation d’une partie de ces contrées, mais il s’en était toujours suivi des révoltes sanglantes qui avaient repoussé les Medgaarthiens à la limite de Mahagür. Ils avaient fini par en conclure que le nombre de cités de la Vallée ne devrait jamais excéder le chiffre sacré de neuf, que l’on retrouvait quantité de fois dans la mythologie medgaarthienne. Ainsi le dieu Braath regroupait à lui seul neuf autres divinités qui s’unissaient en lui. La formation militaire des garçons débutait dès qu’ils atteignaient leur neuvième anniversaire. Les cohortes comportaient vingt-sept warriors, répartis en trois unités de neuf guerriers. Tous les ans, on sacrifiait neuf couples de jeunes âgés de dix-huit ans – deux fois neuf – aux divinités des marais de Gwondà.
Et le terrible Loos’Ahn frappait tous les neuf ans.

A Mahagür, Hegon était placé directement sous les ordres du comwarrior* Koohr. Tout le monde détestait cette brute au caractère imprévisible, qui exerçait sur la garnison de Mahagür sa petite tyrannie personnelle. Cependant, en raison de leur promptitude à réagir et de leur réputation, Hegon et Roxlaàn bénéficiaient d’un traitement de faveur. Koohr évitait de les provoquer, sachant que son grade ne le mettait pas à l’abri d’un duel qu’il n’avait aucune chance de remporter. Hegon était considéré comme le meilleur guerrier du Làndmaârkh. Certains s’avançaient à dire qu’il était sans doute le plus puissant guerrier de la Vallée. Et, de fait, personne n’avait jamais pu le vaincre depuis sa sortie du Prytaneus. Peut-être en espérant les voir disparaître, Koohr prenait un malin plaisir à les envoyer dans les endroits les plus dangereux.
*. Comwarrior : commandant de garnison.

Moins d’une heure plus tard, la cohorte arriva en vue de la cité. Mahagür ressemblait plus à une forteresse qu’à une ville. Une enceinte élevée la ceinturait, flanquée à intervalles réguliers de hautes tours de pierre. Trois portes blindées ouvraient vers le sud, le nord et l’est, protégées par des fortins. En revanche, la double muraille occidentale n’était percée d’aucune ouverture. La majeure partie de la ville se situait sur la rive septentrionale du Donauv. Un pont fortifié et surmonté de tourelles enjambait le fleuve pour mener vers les quartiers méridionaux, eux aussi défendus par une enceinte. Des cohortes d’arrioks veillaient en permanence sur les remparts.
Ils passèrent sous les herses de la porte nord. La vocation guerrière de Mahagür en faisait une ville morose et sombre. Les demeures elles-mêmes étaient consolidées, les portes bardées de fer, les volets équipés de plaques de métal. Les rues avaient été tracées en chicane, afin de faciliter leurs défenses au cas où l’ennemi serait parvenu à les investir. Des warriors patrouillaient en permanence dans les artères.
Les khadars et les merkàntors, – les artisans et les marchands –, résidaient à l’intérieur de la cité. Les landwoks vivaient regroupés dans des fermes fortifiées et protégées par des cohortes de warriors. Chacune d’elle possédait un système de communication à distance basé sur des signaux optiques pour avertir la cité en cas d’attaque. Avec le temps, les habitants du làndmaârkh de Mahagür avaient appris à vivre dans un état de guerre permanente. Il ne se passait pas une année sans que la région n’ait à subir une tentative d’invasion. Les sinistres monticules de crânes ennemis disposés le long des rives en direction de l’ouest ne suffisaient pas à dissuader les envahisseurs.
Ce conflit incessant n’était pas pour déplaire à Hegon et à Roxlaàn, qui trouvaient là un moyen de libérer leurs instincts batailleurs. Après une incursion venue de l’Extérieur et repoussée par les cohortes, ils disparaissaient deux ou trois jours et se livraient à des expéditions punitives afin de dissuader les autres de revenir. Ces raids sanguinaires avaient établi une sorte de compétition entre eux, chacun tentant d’abattre le plus grand nombre d’ennemis. Surgissant de la nuit comme des démons invisibles, ils frappaient, puis se retiraient sans bruit, à tel point que ceux de l’Extérieur les avaient surnommés les Lames de Braath.
En Medgaarthâ, on n’accordait aucune pitié à l’ennemi. Après une bataille, les blessés trop gravement atteints étaient éliminés sans aucun scrupule. Quant aux prisonniers valides, ils subissaient la spoliation, opération incertaine qui consistait à traiter une partie du cerveau afin de les transformer en serviteurs dociles appelés klaàves. Mais beaucoup en mouraient.

Une atmosphère lourde pesait sur la cité. On ne redoutait pourtant aucune attaque. Depuis un mois, elles s’étaient raréfiées. Tout comme les Medgaarthiens, les habitants de l’ouest attendaient avec angoisse le retour du Loos’Ahn.
Dans les rues, les commerçants et les artisans affichaient des mines encore plus sombres qu’à l’accoutumée. Bien sûr, Mahagür n’avait pas subi le « Souffle du Dragon » depuis longtemps, mais personne ne pouvait affirmer que cela ne se reproduirait pas. Il n’était même pas envisageable de chercher refuge ailleurs. Le Fléau parcourait la Vallée selon un itinéraire qui variait à chaque fois. Malgré le soleil resplendissant, les ruelles de Mahagür étaient si étroites que sa lumière avait peine à y pénétrer. En été, cet agencement permettait de bénéficier d’une certaine fraîcheur. En revanche, l’hiver installait dans la cité une atmosphère crépusculaire et austère. Mahagür n’offrait aucune originalité architecturale. Les murs étaient sombres, droits, sans ornement, les fenêtres étroites et hautes afin de ne pas laisser pénétrer d’éventuels projectiles. Seule la place centrale apportait un peu d’animation dans ce sanctuaire militaire, avec son marché permanent où l’on pouvait trouver de tout, fruits, légumes, viandes, pains et galettes, pièces de tissu, vêtements, armes, klaàves aux regards éteints, et toutes sortes d’animaux, depuis les volailles les plus diverses jusqu’au chevaux venus de la lointaine Ploaestyà, où étaient élevées les meilleures montures.
La place du marché était le seul endroit de Mahagür qu’Hegon et ses compagnons appréciaient. Outre les étals, il était bordé de tavernes où l’on pouvait boire force bière et vin, bavarder avec un ami, provoquer une vigoureuse bagarre ou séduire une dame avec qui finir la nuit.
Cette fois cependant, après avoir libéré les warriors, ils se contentèrent d’une bière fraîche aux herbes. Outre l’effrayante menace du Loos’Ahn, un autre sujet revenait dans les conversations, qui inquiétait tout autant les habitants : la désignation du couple d’émyssârs, le jeune homme et la jeune fille qui allaient être choisis par l’adoronte, le prêtre supérieur de Mahagür, afin d’être sacrifiés aux divinités mystérieuses des marais de Gwondà.
Une coutume qui déplaisait particulièrement à Hegon.

A SUIVRE...

 
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