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LA FILLE DU DIABLE
EXTRAITS
EXTRAIT N°1
Un an plus tard...
“ Macabre découverte dans une forêt de Sologne. Un garde forestier a retrouvé un sac contenant des ossements humains. Celui-ci avait été lesté pour être ensuite jeté dans l’étang dit de la Grande Briganderie, près de la petite commune de Marolles-en-Sologne, située à une trentaine de kilomètres au nord de Romorantin. Un phénomène inexpliqué, sans doute dû aux gaz de décomposition, a provoqué la remontée de ce sac. Nous ne possédons pas d’autres éléments pour l’instant, mais nous ne manquerons pas de vous tenir informés. ”
Je viens à peine d’allumer la radio, et voilà la première nouvelle que j’entends. Pas vraiment de quoi me remonter le moral. Encore que... la perspective de massacrer Élisabeth, de la dépecer en petits morceaux que je grillerais ensuite au barbecue ne serait pas pour me déplaire. Mais il y a peu de risques que je mette cette idée séduisante en pratique. Je frémis rien qu’en pensant aux conséquences, et puis, même ligotée en plein cœur d’une forêt épaisse et complice, il lui suffirait d’un froncement de sourcils pour stopper mon élan vengeur. C’est plutôt décourageant. Malgré notre divorce, qui l’a enfin éloignée, Élisabeth exerce encore sur moi un pouvoir malsain. Depuis les premiers temps de notre mariage, je me sens avec elle comme un petit garçon pas très sûr de la propreté de ses fosses nasales. Elle possède l’art redoutable de me faire culpabiliser, de me diminuer, de me rabaisser sans que j’ose riposter.
Poussant un soupir de regret, j’abandonne mes envies de meurtre et entreprends de me préparer un café bien serré, censé me réveiller. Avec des gestes mécaniques, les mâchoires crispées sur de vagues relents de haine tardive et une bouche pâteuse, je laisse tomber dans un verre d’eau deux cachets d’aspirine destinés à combattre les démons minuscules qui jouent au squash sous mon crâne. J’ai un peu abusé du whisky hier. J’ai quelques excuses. Cela fait à peine un mois que le divorce a été prononcé – à mes torts – et j’ai encore peine à reprendre pied dans la réalité.
Si cela intéresse quelqu’un, je m’appelle Nicolas Dorval et j’ai trente-cinq ans. Dans un but uniquement alimentaire, j’exerce mes talents à l’UBPIC (prononcez « ubépic » et traduisez : Union Bancaire Parisienne pour l’Investissement et le Crédit). Je m’y ennuie ferme, mais il paraît que, de nos jours, il vaut mieux ne pas se plaindre de son travail, et s’estimer heureux d’en avoir. Bon.
Il y a cinq mois, à l’occasion d’un cocktail organisé par ladite banque, j’ai croisé le regard incendiaire de Valérie, une sirène hantant les hautes sphères de la direction. N’étant pas d’une nature spécialement entreprenante, je n’aurais jamais osé lever les yeux sur la sirène en question si celle-ci ne m’y avait vivement encouragé. Je me suis demandé pourquoi cette couverture de magazine s’intéressait subitement à moi, mais c’était plutôt flatteur. Elle m’a fait subir un redoutable numéro de charme auquel j’ai été totalement incapable, ou même désireux de résister.
D’ordinaire, Élisabeth m’accompagnait à ce genre de réception. Sa présence, qui ne passait jamais inaperçue, garantissait ma fidélité. Cette fois-là pourtant, elle avait profité de mon absence pour rendre visite à ses parents. Je m’en étais un peu étonné, étant donné qu’elle se foutait d’eux comme de sa première couche-culotte, mais j’étais trop heureux d’être débarrassé d’elle pendant deux jours pour songer à m’en plaindre. La nuit était à moi. Même si j’en avais éprouvé l’envie de nombreuses fois, jamais je n’avais trompé Élisabeth autrement qu’en imagination. Non pas en raison d’un excès de scrupules qu’elle ne méritait pas, mais parce qu’elle avait fini par me faire croire qu’aucune femme ne s’intéresserait jamais à moi. Valérie m’apportait la preuve qu’elle avait tort, et je n’allais certainement pas laisser passer l’occasion. Nous avons quitté la réception aussi discrètement que possible pour nous rendre à son appartement, situé tout près du siège. Une aubaine, avec nuit éblouissante à la clé.
Après ce coup de canif dans un contrat déjà bien malade, j’avais espéré poursuivre cette liaison inattendue. J’ai dû redescendre très vite de mon petit nuage. Quelques jours plus tard, au cours d’un rendez-vous que j’avais fini par lui arracher, Valérie la sirène m’a fait comprendre que ses intentions ne coïncidaient pas tout à fait avec les miennes. Elle avait eu envie de passer quelques moments agréables avec moi, et c’était tout. Son rire de gorge et son léger baiser d’adieu m’ont littéralement cloué sur place, avec la désagréable sensation de n’avoir pas été à la hauteur.
Déçu et frustré, j’ai donc classé l’aventure parmi les affaires « sans suite » et je m’apprêtais à en éprouver des tonnes de remords lorsque Élisabeth, renseignée par des âmes compatissantes, indignées et sournoises, a bondi sur l’occasion pour m’administrer une scène grandiose dont la vaisselle survivant aux premiers temps de notre mariage a fait les frais. Comme un boxeur frappé par surprise, je suis sorti de l’épreuve abasourdi, abruti, conscient de n’être qu'un individu minable et lubrique, ayant honteusement trahi la femme la plus admirable du monde. Impossible de réagir. J’étais dans le péché, et ne pouvais opposer aucun argument valable. La belle-famille, douloureusement prévenue de mon inconduite par ma chère moitié, a aussitôt pris fait et cause pour elle, me rendant la vie impossible, et consolidant le mépris discret dans lequel on me tenait depuis toujours. J’étais une pièce rapportée, comme le faisait souvent remarquer mon beau-frère, qui a fait fortune dans la ferraille et auquel sa musculature de déménageur donne de l’assurance.
Parfois, je ne suis pas loin de partager leur point de vue. Je souffre d’un manque d’ambition notoire. Dès le début de notre mariage, Élisabeth m’a poussé aux fesses pour que je gravisse les échelons hiérarchiques. Elle ne doutait pas que je grimperais ainsi jusqu’au sommet. Alors, pour lui faire plaisir, j’ai pris des cours du soir. Elle m’encourageait en me faisant miroiter l’avenir : situation financière avantageuse, villa luxueuse, voilier sur fond d’île tropicale, relations flatteuses... Ce n’était pas vraiment l’argent qui la motivait. Elle possédait un don inné pour l’économiser, en rognant sur les menus plaisirs quotidiens – surtout les miens. Toutes les dépenses somptueuses étaient engagées pour la frime, vêtements, sorties en compagnie de personnalités diverses, élus locaux, chefs d’entreprise, notables, supérieurs hiérarchiques, tout ce qui pouvait concourir à concrétiser son ambition et son goût du pouvoir par conjoint interposé. Car si elle souhaitait me voir devenir directeur d’agence, c’était moins pour la rémunération correspondant à ce poste que pour la puissance et la considération qu’il sous-entendait. Elle rêvait de s’accomplir à travers ma réussite professionnelle.
Elle fut déçue. Je suis péniblement parvenu au grade de « conseiller de clientèle ». Les crédits, découverts, agios et autres revenus d’investissement m’emmerdent au plus haut point, et l’atmosphère de l’agence où je travaille m’étouffe.
Moi, j’ambitionnais simplement de vivre. Ma passion, c’est la photo. Adolescent, je rêvais de devenir reporter photographe et de voyager. Après le bac, j’avais même commencé à suivre les cours d’une grande école de photographie. Mais la disparition brutale de mon père avait réduit ce rêve à néant, me laissant désemparé et contraint de me rabattre sur la première opportunité qui s’était présentée : la banque.
Bien entendu, Élisabeth détestait la photo. À force de diplomatie, j’étais parvenu à m’offrir un appareil performant avec lequel je m’enfuyais parfois pour réaliser quelques clichés. Mais Élisabeth manœuvrait avec virtuosité pour que j’y touche le moins possible. Mes « sorties-photos » étaient rares. Avec un génie particulier, elle inventait toutes sortes de prétextes pour que je les annule au dernier moment. Elle s’arrangeait pour inviter des amis, me faisait le numéro de l’épouse délaissée, me reprochait perfidement d’avoir abandonné mes études. Élisabeth savait me toucher aux points sensibles, et susciter en moi un pénible sentiment de culpabilité. Mais après tout, si j’avais envie, moi, de me contenter de vivre ! Aujourd’hui, je me déteste de m’être montré si faible. Lorsque je repense à certaines scènes, j’ai envie de retourner lui claquer le groin, de l’étrangler, de... Bon, on se calme !
Je ne peux même pas parler de cela à qui que ce soit. Ma mère a rejoint mon père dans le courant de ma cinquième année de mariage. En dehors de vagues cousins que je ne vois jamais, je n’ai plus de famille, ni aucun ami à qui me confier. De toute façon, personne ne me croirait. Les quelques relations de notre couple – choisies par elle – n’ont jamais compris pourquoi j’avais trompé mon épouse. D’après ces braves gens, j’avais tout pour être heureux. Élisabeth était une femme exceptionnelle, sérieuse, généreuse, enjouée. De plus, elle était très belle. Je ne pouvais pas dire le contraire : c’était vrai. Les hommes se retournaient immanquablement sur elle. Pourtant, dès la première année de vie commune, j’aurais accepté d’un œil serein et satisfait que l’un d’eux l’emportât loin de moi ; mais aucun n’avait tenté l’expérience – au moins à ma connaissance. J’avais dû la garder pour moi seul, et supporter son caractère machiavélique. Mon manque d’ambition l’avait rendue chaque jour plus imaginative. Elle avait fini par me considérer avec un mépris hautain contre lequel je ne trouvais même pas la force de réagir. J’avais plusieurs fois envisagé de la quitter ; je n’avais jamais trouvé le courage de le faire. J’avais aussi pensé la tromper, sans jamais concrétiser non plus.
Jusqu’à cette soirée où je m’étais littéralement fait violer par la pulpeuse Valérie.
J’avais dû aimer Élisabeth, douze ans plus tôt. Elle avait été élue Miss Vendée peu avant notre rencontre, et toute la population mâle de la région la dévorait des yeux. Mais ce fut moi qu’elle choisit. À l’époque, je ne me suis pas posé de questions ; vaniteux comme un paon, je me suis jeté sur elle comme un matou sur un bol de crème. Je pratiquais déjà la boxe française et en outre, quelques mois plus tôt, je m’étais inscrit dans une salle de musculation. Le résultat était plutôt flatteur. Elle avait craqué. Je n’étais pas peu fier de me montrer en sa compagnie. Notre flirt s’était poursuivi après les vacances, et nous avions très vite parlé de mariage. Je sais aujourd’hui que c’était pour elle le moyen de fuir sa Vendée natale et l’atmosphère étouffante de sa tribu.
Le mariage est la plus belle saloperie qui ait été inventée par la société. Parce qu'on aime une femme à un moment donné, parce qu'on a envie de s’endormir avec la tête sur sa poitrine, il faut jurer de la garder la vie entière. Alors, à cause de la famille bien-pensante, de la moralité et tutti quanti, cela avait été... Monsieur le maire et son écharpe tricolore, le curé et ses sermons onctueux, les poignées de riz dans les cheveux et le décolleté de la mariée, le plus beau jour de SA vie, les cousins inconnus et néanmoins gloutons, la cohorte des lampes de chevet et des hachoirs électriques. Avaient suivi, en prime, quelques mois d’orgies conjugales, mais légales, avant de s’apercevoir, un peu tard, que le chemin était encore très long, et qu'il allait falloir l’assumer à deux, enchaînés l’un à l’autre par le bout de papier perfide.
Tout cela pour finir face à une juge partisane, qui, elle aussi, venait de connaître les affres du divorce d’avec un mari radin. Il lui avait disputé avec la dernière âpreté la moindre petite cuiller, distillant dans l’esprit de la dame des a priori extrêmement défavorables à la gent masculine. Inutile de dire qu’elle ne m’a fait aucun cadeau. Si elle avait pu me faire jeter en quelque cul-de-basse-fosse à cause de l’adultère responsable de la séparation, je croupirais sans doute aujourd’hui derrière les barreaux.
Je n’ai même pas l’impression d’un gâchis. Dès la fin de la première année de mariage, j’ai su que j’avais commis l’erreur de ma vie. Envolée la petite sirène qui m’avait transformé le cœur en accordéon deux ans plus tôt, sur une plage clair de lune de l’Atlantique. Le mariage l’avait métamorphosée en une sangsue perfide qui avait entrepris de me vider méthodiquement de mon énergie. Au début, elle n’était que séduction, et j’adorais me regarder dans le miroir de son regard chargé d’admiration.
Plus tard, j’avais compris que tout cela faisait partie d’un plan destiné à m’enchaîner d’une manière irréversible. Élisabeth avait l’art et la manière de manier la carotte et le bâton, alternant les attaques sournoises et les flatteries, camouflant la ruse sous une attitude innocente et perverse. Tout était prétexte à conflit, dont elle sortait régulièrement vainqueur, car j’ai toujours détesté ces affrontements stériles. Lorsqu’elle estimait qu’elle était allée trop loin, et que je risquais d’exploser ou de m’enfuir, la privant ainsi de sa principale source de revenus, elle usait de son charme irrésistible pour m’attendrir. Élisabeth était une araignée séduisante, qui tissait sa toile avec soin, tirant adroitement des fils invisibles pour faire tomber ses proies dans ses filets.
Je n’étais pas la seule victime de ses manipulations. Autour d’elle gravitait une cour d’admirateurs et d’admiratrices sur lesquels elle exerçait un pouvoir de fascination stupéfiant. Depuis mon divorce, j’avais appris, par une relation bavarde et émue par ma détresse, que d’autres avaient souffert de ses manœuvres sournoises, mais n’avaient jamais osé s’en plaindre, par peur de n’être pas crus. Élisabeth divisait pour mieux régner. Les autres lui étaient royalement indifférents, mais elle savait dépenser des trésors d’hypocrisie pour les entourer de cajoleries et de compliments lorsqu’elle avait besoin d’eux. Seuls comptaient les buts qu’elle se fixait, et pour lesquels elle était prête à toutes les bassesses, toutes les fourberies. Il m’avait fallu un bon moment pour m’en rendre compte. J’aurais voulu pouvoir réagir, j’en étais incapable. J’étais sous son emprise, j’étais devenu son esclave, et le plus invraisemblable était que je me sentais presque heureux de cette soumission insidieuse. Par moments, je n’étais pas loin de l’admirer.
À présent, de violentes bouffées de haine m’étouffent lorsque je pense à elle. Des anecdotes sordides hantent ma mémoire, que je voudrais chasser, oublier. Je la déteste avec la dernière férocité, mais je me déteste aussi d’avoir été assez lâche pour ne pas réagir plus tôt. J’aurais dû la quitter il y a longtemps, après lui avoir flanqué la raclée qu’elle méritait... Mais je désapprouve la violence, et l’idée de frapper une femme me répugne.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, lorsqu’elle m’a fait part de son intention de continuer sa vie hors de mon irremplaçable présence, j’ai souffert. J’ai cru un moment que je l’aimais encore, que je ne pouvais pas me passer d’elle. Elle avait réussi le tour de force de me rendre totalement dépendant.
La procédure n’a pas traîné. Cinq mois plus tard, tout était réglé. Après douze ans de vie commune et une éternité d’enfer, je me retrouve enfin seul. Par bonheur, nul enfant n’est venu troubler les joies du partage. Enfin, partage... Si l’on peut appeler comme ça ce que son « conseil », comme elle dit, n’a pas jugé utile de lui attribuer. Dame, c’est moi le vilain-pas-beau qui a trompé une femme irréprochable.
Heureusement, j’ai pu conserver intact l’héritage légué par mes parents. Ma chère maman, avec sagesse et clairvoyance, avait pris ses précautions pour que la maison ne revienne qu’à moi, et Élisabeth n’a rien pu faire, malgré la rapacité de son avocat. Elle ignorait de plus que mes parents possédaient des économies représentant une somme plutôt rondelette. Lorsque ma mère a rejoint les étoiles, cinq années de mariage m’avaient déjà refroidi vis-à-vis de ma « douce et tendre », et je m’étais opposé à ce qu’elle mette son joli nez dans mes affaires. Ce qui m’avait permis de placer l’argent sur un compte dont elle n’avait jamais entendu parler. Aujourd’hui, je me félicitais d’avoir agi avec fermeté. Élisabeth avait insisté plusieurs fois pour que je vende la maison de mes parents. L’argent aurait ainsi été noyé dans les avoirs du couple, et lui serait finalement revenu. Fort de mon petit capital, j’avais accepté de lui abandonner notre appartement. En échange, elle renonçait à toute pension alimentaire. Elle avait tordu le nez, mais mon propre avocat s’était montré intraitable.
Je suis libre ! En tout cas, c’est la sensation qui domine en moi une fois la pilule digérée. Hier, j’ai emménagé dans un deux pièces, à Vélizy. Voilà d’où je repars. Plein d’espoir et d’une formidable envie de vomir. J’ai pensé : à moi les copains, les bringues, la liberté, les femmes, la grande vie... J’ai commencé par une gigantesque gueule de bois. Les années ont passé depuis le temps des copains, et ceux que j’ai connus adolescents se sont dilués au fil du temps, écartés doucement, mais fermement, par mon ex-compagne. Seul un collègue de travail compatissant est venu me donner un coup de main ; un jeune marié qui n’a pas arrêté de me vanter les qualités de sa dulcinée. Par moments, j’avais envie de l’étrangler.
Je suis seul. Assis par terre comme un pauvre malheureux, au beau milieu d’un appartement presque sans meubles, plein de cartons. Tout est là, devant moi. Pas le courage de déballer. On verra plus tard.
La cafetière italienne me siffle que son contenu n’attend plus que mon bon plaisir. Je lui obéis et me sers un jus épais comme du goudron. Et amer ! J’ai oublié d’acheter du sucre. Ecœuré, je contemple mon intérieur d’un œil éteint. Tout à coup, celui-ci tombe sur une valise noire, qui traîne au milieu du salon en compagnie de l’amoncellement de cartons. Taraudé par un pâle sursaut de curiosité, je m’interroge sur le contenu de cette vieillerie. Sans doute rien de bien passionnant. C’est une valise banale, l’un de ces fourre-tout dans lesquels on accumule un tas de vieux souvenirs dont on n’a jamais le courage de se défaire. Des cartes postales, des lettres anciennes, des devoirs d’école particulièrement réussis, des mèches de cheveux de petites amies oubliées. N’importe quoi ! Un instant me vient l’envie de fouiller dans ce glorieux témoin de mon passé. Mais la migraine tenace m’en décourage.
Parfois, les décisions les plus anodines bouleversent le cours d’une vie. On ne s’en rend compte qu’après, lorsqu’il est déjà trop tard. Si j’avais pu un instant imaginer l’aventure hallucinante dans laquelle allait m’entraîner cette valise apparemment insignifiante, je l’aurais jetée au feu sans même l’ouvrir. Mais je ne l’ai pas fait. Je me suis seulement promis d’y jeter un coup d’œil à l’occasion.
EXTRAIT N°2
— Je commençais à m’inquiéter ! Avec toute cette neige...
Agnès me saute au cou. Un peu méfiant tout de même, je scrute les alentours, redoutant d’y apercevoir le gorille entrevu l’été dernier. Mais non ! Calme plat. Pas de bête fauve à l’horizon.
— Tu as fait bonne route ?
— Super ! J’ai failli me balancer trois fois dans le ravin à cause de la neige patinante.
— Viens, je vais te faire un café.
Sitôt installé dans les lieux, j’ai droit aux attentions d’une cohorte de chatons de toutes tailles et de différentes couleurs qui viennent me renifler afin de vérifier si je suis fréquentable. Deux d’entre eux prennent place d’autorité sur mes genoux et me contemplent avec des yeux enamourés en poussant des ronronnements de cafetière électrique. Un troisième joue avec mes lacets de chaussure. Il n’y a pas à dire, je suis adopté.
Agnès revient avec le café. Je me sens bien avec elle. Nous ne nous sommes pas revus depuis l’été, mais tout se passe comme si nous nous étions quittés la veille. J’ai beaucoup de choses à lui raconter : mon entrevue orageuse avec le père Camus, le repas pantagruélique avec Lucette, mon échec devant le magasin vide. Je lui parle aussi de l’intervention de Marceau, des soupçons que je continue de nourrir envers Malaterre.
J’évoque ma rencontre – version très édulcorée – avec Laurence, et l’aide qu’elle m’a apportée pour retrouver Max Herrmann. Je lui montre quelques-unes des photos réalisées à Ramatuelle.
— C’est très joli, dit-elle. Il t’a laissé photographier ses modèles comme ça ?
— Il a même l’air d’apprécier mon travail. Il m’a conseillé d’abandonner la banque pour me lancer dans la photo professionnelle. Mais ça me fait un peu peur.
Je lui raconte ensuite ma rencontre avec Christophe Leclerc, et les informations qu’il m’a confiées sur Nathalie. Cela dure des heures, entrecoupées par les repas félins, tâche pour laquelle je lui donne un coup de main. J’aime bien sa chaleur, son parfum. Il y a chez elle un souvenir d’herbe sèche, l’odeur de la nature profonde, un truc qui fouette le sang. Le mien en particulier.
Pourtant, je n’ose pas aller plus loin. J’ai envie de la prendre dans mes bras, de l’embrasser. Nous avons des années de retard à rattraper, tous les deux. Ce n’est pas pour rien qu’elle a viré son gorille. Alors, pourquoi cette gêne stupide ? Agnès me semble soudain plus fragile, plus réservée. Sa voix s’est faite plus douce, moins assurée. Bon sang, il faut que j’agisse ! Nous n’allons pas rester là, comme deux pommes. À notre âge, quand même !
Mais nous ne sommes plus des adultes, à présent. Nous avons dix ans. Je ne serais pas étonné de la voir en jupe plissée, avec des couettes. Il y a de la magie dans l’air. Au dehors, la neige continue à tomber. Lorsqu’elle s’arrêtera, nous sortirons pour fabriquer un bonhomme de neige. En faisant bien attention de ne pas abîmer nos vêtements. Sinon, gare à nos fesses avec les parents furibards. Agnès a des yeux verts. Des yeux qui louchent pour me regarder de près. Des yeux dans lesquels j’ai envie de plonger. Dans lesquels je vais plonger. Je pose ma main sur son épaule, nos bouches se rapprochent.
Drrring !
Non, ce n’est pas le téléphone. C’est la sonnette d’entrée.
Crac ! Tout s’écroule. Envolée la magie. Agnès se lève en poussant un soupir à faire démarrer un char à voile. Quelques minutes plus tard, nous sommes envahis par une nuée de gamins enrhumés escortés par des parents rigolards, visiblement heureux de troubler notre tête-à-tête. J’ai des envies de meurtre, tout à coup. Ce qui ne m’empêche pas d’adresser des risettes hypocrites aux moutards turbulents qui viennent me baver consciencieusement sur les joues à la demande perfide de leurs parents.
— Nicolas ! Nicolas, tu me reconnais ?
Parce que je devrais la reconnaître ?
— Ah, m’entends-je répondre d’une voix mielleuse (crétin!). Mais si, mais si... attends voir.
Punaise, comment s’appelaient-elles, les sœurs d’Agnès ?
— Rosine, glousse l’intéressée. Tu venais chez nous pour le catéchisme. Ma mère nous préparait des crèmes au chocolat. Et toi, tu amenais les gâteaux.
— Ah oui...
Pauvre mec !
Et de me présenter son mari, éminent préposé de La Poste. C’est un gros balourd à moustache qui a l’air de prendre son pied en regardant sa horde sauvage s’attaquer aux intérieurs des copains. La horde en question a déjà commencé sa chasse aux matous qui se sont éclipsés dès les premiers symptômes. Agnès aurait dû élever des dobermans. Un petit garçon entreprend de se glisser sous le canapé pour en extraire un chaton récalcitrant.
— Mimi ! Mimi, viens ici !
Comment que je te botterais le cul à ça, moi ! Ce qui ne m’empêche pas de susurrer niaisement :
— Ils sont mignons ! Ce sont tes enfants ?
Mais non, ce sont ceux de la voisine, eh, banane !
— Eh oui, répond-elle de même. Voilà Jérôme, Gaétan, Suzanne, et là, par terre, c’est Jérémie.
Jérémie, qui vient de se faire griffer par sa proie et se met à bramer. C’est fou ce que les chats me sont sympathiques, tout de même. Rosine le console à coups de « petit lapin à sa moman », de « pauvre trésor en sucre » qui va aller tordre le cou au vilain minou. Agnès, stoïque, ne bronche pas. « Eh oui, c’est ma famille ! » disent ses yeux.
— Alors, la frangine, ça boume ? exulte le convoyeur de missives en lui claquant les fesses.
Il m’est avis qu’il ne fait pas dans la dentelle, celui-là. Si un jour il y a quelque chose entre Agnès et moi, il faudra qu’il révise ses manières délicates sous peine de faire la fortune de son dentiste.
— Tu comprends, explique Rosine à sa sœur, comme on n’était pas là pour Noël, puisqu’on était chez les parents de Roger, on a profité qu’on passait par chez toi pour venir te faire la bise.
— C’est très gentil !
Hypocrite, va !
— Et puis, j’avais aussi un service à te demander.
Allons bon ! Je me disais aussi… J’ai comme l’impression que nous ne sommes pas prêts de reprendre notre petit tête-à-tête de tout à l’heure.
Gagné !
— Est-ce que tu pourrais me garder Jérôme et Gaétan jusqu’à la fin des vacances ? Maman me prend Jérémie et Suzanne. Parce que Roger et moi, on a été invités par un ami de ses parents, hier. Il a une maison dans les Alpes. On va faire du ski. Mais avec les enfants...
Il y a des moments où l’on ne regrette pas d’être fils unique, finalement.
— C’est que... je n’avais pas prévu...
— Oh, si ça t’embête, tant pis. C’est vrai qu’on s’y prend un peu tard. Mais on ne savait pas. Justement, Roger avait quelques jours à récupérer. Ça aurait été bien. Mais si tu ne veux pas, on se passera de vacances.
Sous-entendu : « Et ce sera de ta faute ! » Agnès tente vainement de se défendre :
— Ce n’est pas ça, mais avec les chats...
— Oh, ils t’aideront. Hein, les enfants, que vous allez aider tante Agnès ?
Bien sûr qu’ils vont l’aider. Ils s’en réjouissent déjà, les apprentis casse-bonbons. La chasse aux minets est ouverte. Agnès me regarde, effondrée. Puis elle murmure :
— Bon, c’est d’accord !
— Je savais que tu accepterais ! Tu es un amour, ma biche ! J’ai amené leur valise. Tu n’as pas de souci à te faire ! Par contre, tu serais gentille de me laver leurs affaires avant de me les rendre, parce qu’au retour, je ne vais pas avoir beaucoup de temps avant la reprise.
— Bien ! Et vous... vous comptez rester manger ici, ce soir ?
— Oh, on ne veut pas te déranger. Sauf si tu insistes, bien sûr...
Non, elle n’insiste pas. Mais ça ne fait rien, ils vont rester quand même. Parce que qu’ils ont le sens de la famille, les Brochon. C’est le nom du commando.
Et voilà ! Le beauf entreprend de vider scrupuleusement la réserve d’apéritifs d’Agnès en me narrant ses aventures. Je récupère vite fait deux bambins intrépides sur les genoux. Morveux et inquisiteurs, chiants comme ce n’est pas permis, ils entreprennent une fouille systématique de mes poches à la recherche d’hypothétiques friandises, sous l’œil sadique de leur géniteur.
Cela dure ainsi toute la soirée. Pendant que les deux frangines préparent le dîner, et tandis que je cultive avec délices mes rêves assassins, le préposé me raconte par le menu ce qu’il ferait « à leur place ». C’est dantesque. Et ça vote, ces machins-là !
— T’es pas d’accord ?
Sous-entendu : si je réponds par la négative, je suis le roi des cons ! N’ayant aucune envie de gaspiller de l’énergie et de la salive en un débat stérile, je réponds par de vagues grognements qui peuvent passer pour des approbations. Si cet imbécile heureux pouvait prendre sa marmaille et aller se noyer dans le premier étang glacé venu, il rendrait un fier service à l’humanité en général, et à moi en particulier. Mais cette idée, géniale au demeurant, ne lui effleure pas l’esprit, et il continue de pérorer. Pendant tout le repas. Et la suite. Parce qu’en plus, ils ont tendance à s’éterniser, les Brochon. C’est la faute au cognac d’Agnès, qui se défend comme un chef, et que le capitaine de commando envisage d’achever avant de reprendre la route. Quand le raz-de-marée se retire, il est plus de deux heures du matin. J’aide Agnès à débarrasser la table, faire la vaisselle et le reste. Elle est crevée, la pauvre chérie. Elle a les yeux qui se ferment tout seuls lorsqu’elle me dit :
— Je suis désolée, Nicolas. Si j’avais pu prévoir...
— Ce n’est rien, va ! La famille de ta sœur est très sympathique !
Elle sourit.
— Menteur !
— Non, diplomate !
Alors, je la prends dans mes bras. Je la serre. Elle est chaude, elle est douce. Je caresse ses cheveux, nos bouches se joignent.
Enfin !
Jusqu’à ce qu’une petite voix ensommeillée clame dans notre dos :
— Tata ! Pipi !