LA LANDE MAUDITE
EXTRAITS
EXTRAIT N°1
La demeure des parents de Gwenaelle, indépendante de la librairie, se situait à la sortie de la ville, sur les hauteurs, dans un endroit un peu isolé, d'où l'on dominait l'océan. Un chemin de terre carrossable long d'une centaine de mètres y menait. Cependant, afin de ne pas réveiller les occupants, Daniel gara sa voiture au bord de la route. Rendue nerveuse par l'algarade, Gwenaelle avait envie qu'il la ramenât jusqu'au pas de la porte. Elle n'eut pas besoin de le demander. Il descendit et passa son bras autour de ses épaules. Cette fois pourtant, la gêne insidieuse refusa de s'effacer. Elle pensa que la personnalité mystérieuse de son compagnon n'y était pas étrangère. Mais elle devinait, derrière tout cela, quelque chose d'autre, qui semblait émaner de l'île elle-même.
Mal à l'aise, elle s'arrêta pour contempler le paysage nocturne. En plein soleil, la vue était magnifique. Mais, avec la nuit, le vent soufflant dans les branches des arbres faisait entendre un sifflement lourd de menaces, auquel s'ajoutait le grondement des flots au pied de la falaise, qui remontait vers eux comme le rugissement d'un monstre invisible.
— Les Cormorans, c'est un monde à part, dit-elle. On peut croire qu'il existe quelque chose, ailleurs, quand on va sur le continent. Ou en été, quand les plages se peuplent de touristes. Mais dès le mois de septembre, c'est fini ! L'île se referme sur elle-même comme un coquillage. On vit entre nous. Avec nos souvenirs et nos légendes, avec nos grottes marines qui s'ouvrent comme d'immenses gueules noires dans les falaises. Ici, l'hiver n'est pas toujours facile. Il y a les tempêtes, les brumes, les vents qui viennent hurler contre les portes des maisons.
Elle frissonna et resserra la veste de cuir sur ses épaules.
— Pourtant, j'aime cette île. Je ne l'ai jamais quittée, à part pour mes années de lycée, à Lorient. Mais ce soir, elle me fait un peu peur. Je... je ne sais pas pourquoi.
— Avec le soleil, cette mauvaise impression s'effacera d'elle-même.
Elle sourit.
— Il est vrai que vous êtes parisien. Je dois vous amuser avec mes histoires.
— Je m'appelle Le Guen. J'ai tout de même un peu de sang breton, avec un nom comme ça. Mon grand-père était de Loctudy.
Ils empruntèrent le chemin de terre. Au loin se dressait la maison, une demeure bretonne typique restaurée, avec ses deux cheminées et son toit d'ardoise. Une haie de thuyas bordait le jardin du côté des terres.
Gwenaelle connaissait chaque pierre, chaque pan du muret à demi-éboulé qui longeait le chemin. Elle y avait fait ses premiers pas. D'ordinaire, elle l'empruntait sans aucune crainte. Jamais le bosquet de grands arbres qui s'abritaient dans un creux de la falaise, sur la droite, ne l'avait effrayée. Mais ce soir, il lui semblait inamical, comme si un esprit dangereux s'y dissimulait.
Certaines images du film lui revinrent en mémoire. Instinctivement, elle serra contre le photographe.
— Ce film était idiot, déclara-t-elle. Ca plus Nicolas... Je crois que je vais faire des cauchemars toute la nuit.
Elle leva les yeux vers lui.
— Je me demande comment vous faites pour rester si calme.
— Avec l'âge, on devient moins impressionnable !
Ils parvinrent à l'entrée du jardin. Soudain Gwenaelle sursauta. Dans le terrain vague menant vers le bosquet se dessinait une forme monstrueuse, une gueule terrifiante où luisaient deux yeux inquiétants.
— Daniel ! Regardez !
Il contempla la chose, puis se dirigea vers elle sans hésitation. Peu désireuse de rester seule, elle se résolut à le suivre. Pour découvrir que le monstre n'était autre qu'un tronc d'arbre écroulé, éclairé bizarrement par la lune. Daniel se tourna vers elle, amusé par sa frayeur.
— Vous devez me prendre pour une idiote ! Soupira-t-elle.
— Vous êtes seulement un peu nerveuse. Cela va passer.
Il la prit dans ses bras. Elle se laissa faire. Sa main se posa sur son visage, lui releva le menton. Il la regarda un long moment, comme s'il cherchait à deviner quelque chose en elle. Troublée, Gwenaelle sentit une onde de chaleur la parcourir, tandis que les battements de son cœur devaient réveiller les échos des falaises. Il avait vraiment de très beaux yeux. Lorsque ses lèvres se posèrent sur les siennes, elle l'entoura de ses bras, avec la sensation de tomber dans un gouffre de plaisir. Le parfum du photographe l'envahit, l'imprégna, dissipant sa frayeur. Depuis son aventure avec Martial, deux ans auparavant, elle avait peu flirté. Mais jamais un homme ne l'avait embrassée de cette manière.
Soudain, il la serra contre lui, avec force, comme s'il avait voulu la protéger. Contre quoi ? Ressentait-il lui aussi l'atmosphère lourde qui semblait s'être installée sur l'île, et qu'elle ne comprenait pas ?
Il s'écarta et dit:
— J'aimerais qu'on se revoie.
— Moi aussi, s'entendit-elle répondre.
— Demain ?
— D'accord, vers sept heures, à la fermeture de la librairie.
Il déposa un baiser léger sur sa bouche, et attendit qu'elle eût regagné la maison pour faire demi-tour.
EXTRAIT N°2
A la sortie de la ville, un vent frais saisit le vieux médecin, qui resserra son pardessus autour de lui. La route côtière menant vers le Vieux Fort passait devant la ferme des Landréau, avec lesquels il avait établi des liens d'amitié. Sur sa droite, la plage des Cormorans était quasiment déserte. Seuls quelques amateurs de planche à voile profitaient de la houle marine pour bondir au-dessus des vagues, sous l'œil de Caroline Vallée, qui avait déjà ouvert sa petite échoppe. Louis aimait bien cette fille solide, à l'esprit vif et au corps sain, qui lui rappelait un peu sa fidèle Elisa, mordue par un serpent alors qu'ils traversaient le Sénégal, quarante ans plus tôt. Elle aussi portait une longue chevelure brune qu'elle laissait flotter librement sur ses épaules. La jeune femme lui adressa un signe amical de la main.
Plus loin, Louis s'arrêta devant la ferme des Landréau. La vieille Catherine étendait le linge. Lorsqu'elle l'aperçut, elle vint à sa rencontre.
— Bonjour, M'sieur le Docteur !
— Bonjour, ma bonne Catherine ! Oh, tu n'as pas bonne mine, toi ! Je te trouve un peu pâlotte !
— Ben, avec toutes ces choses que j'ai vues hier soir, j'en ai les intestins tout travaillés.
— Tu passeras me voir cet après-midi. Je te donnerai ce qu'il faut.
— C'est pas ça qui fera partir les démons, allez ! Ils sont bien trop malins.
— Voyons, Catherine ! Ce n'était qu'un film. Les démons ne sont pas ailleurs que dans ta tête.
— Pour ça non, M'sieur le docteur ! Je pourrais vous raconter de drôles de choses, moi, tiens !
— Allons bon ? dit-il avec une patience amusée.
Il aimait beaucoup la vieille bonne, qui n'avait pas sa pareille pour préparer le pain doux aux raisins et à la cannelle. Elle lui en portait toujours une part à chaque fois qu'elle en fabriquait. Elle s'approcha de lui avec des airs de conspiratrice.
— Vous connaissez Yves Salaün ?
— Bien sûr !
— Eh ben, son grand-oncle, François, il avait une barque. Il allait pêcher jusqu'aux Glénans avec. Un jour, il est pas revenu. On a retrouvé sa barque, de l'autre côté du Vieux Fort. Y avait plus personne à bord. Mais c'est pas là le plus bizarre. J'étais petite à l'époque, mais je me rappelle bien ce qui s'est passé après.
— Et quoi donc ?
Catherine ouvrit des yeux ronds de hibou et frémit d'une épouvante rétrospective.
— Toutes les nuits, la barque, elle partait en mer. Toute seule ! Les rames bougeaient comme si quelqu'un les avait tenues. Et le matin, elle revenait, comme ça. Personne a jamais su où elle allait. Une nuit, y a trois gars qu'ont voulu la suivre. C'étaient pas des gars d'ici. Ils venaient de Lorient, ou de Belle-Isle, je sais plus. On a essayé de les empêcher. Mais ils ont rien écouté. Alors, ils sont partis.
Elle leva un doigt inquiétant vers le docteur.
— Ils sont partis, mais ils sont jamais revenus !
— Tu sais, ce n'est guère prudent de naviguer la nuit. Il a suffi d'une lame de fond ou d'un écueil pour les faire chavirer.
— Oh non, M'sieur le docteur ! C'était pire que ça !
Elle se rapprocha encore, comme craignant d'être entendue.
— C'était une chose terrible dont on prononce jamais le nom !
— Tu veux peut-être parler de l'Ankou ! dit-il avec une nuance d'ironie.
Elle sursauta et jeta autour d'elle des regards affolés.
— Faut pas se moquer de ces choses-là, M'sieur le docteur, rétorqua-t-elle d'une voix où se mêlaient la peur et l'indignation. Des fois, la nuit, on entend son chariot qui grince, le "Karrigen An Ankou !", avec ses clochettes maudites. Et le lendemain, il y a un mort. Tenez !
Elle désigna, à l'horizon, les ruines noyées dans une brume légère.
— Vous voyez le Vieux Fort, là-bas ? On dit qu'Il y rôde encore !
— Si c'est vrai, il est bien discret. Ca fait plus de trente ans que je vais m'y promener, et je ne l'ai encore jamais aperçu.
— Méfiez-vous, M'sieur le docteur ! Vous l'avez pas vu, mais Il était là.
Elle le fixa intensément, puis ajouta:
— Vous devriez pas aller par là aujourd'hui ! Vous devriez pas !
Elle regarda, au loin, une cohorte de brumes sombres qui remontaient du sud.
— Ce brouillard, là-bas, c'est pas bon ! C'est pas bon !
— Je te promets d'être prudent ! Que Dieu te garde, ma bonne Catherine !
Devant son entêtement, elle soupira d'une voix lugubre:
— Je prierai pour vous, M'sieur le docteur !
Louis secoua la tête, diverti par la frayeur de Catherine, puis, longeant la côte, il reprit sa marche en direction du fort désaffecté. Celui-ci n'était à guère plus de deux kilomètres de Tréparsec. Pourtant, — était-ce dû aux brumes grisâtres qui peu à peu voilaient le soleil -, jamais les ruines ne lui avaient paru aussi éloignées. Lentement, la lumière s'assombrit, plongeant le paysage dans une atmosphère froide et sinistre. Sur la plage, les véliplanchistes, désappointés, se résignèrent à regagner le rivage.
Perdu dans ses pensées, Louis ne remarqua pas les nuées impalpables qui, tels de longs fantômes imprécis, noyaient lentement l'océan et la terre. Seule, au-dessus de lui, une lueur diaphane témoignait encore de la présence du soleil, et conférait au paysage marin l'aspect d'un rêve un peu angoissant.
S'appuyant sur sa canne, il se demanda s'il n'avait pas présumé de ses forces. Une bourrasque soudaine le déséquilibra. Un instant, il songea à rebrousser chemin. Mais cette randonnée quotidienne constituait pour lui une sorte de défi, la preuve qu'il était encore vaillant. Le jour où il serait incapable de l'effectuer, il n'aurait plus qu'à se laisser mourir. Il devait résister à la faiblesse.
Tout à coup, un aboiement furieux le fit sursauter. Un roquet agressif, sans doute échappé d'une ferme voisine, avait jailli derrière lui, l'insultant dans son langage canin. Essoufflé par la surprise, le vieil homme retrouva sa respiration avec peine. Il brandit sa canne vers le chien qui se mit à grogner.
— Espèce d'imbécile ! Tu m'as fait peur ! File donc !
Le chien s'éloigna à reculons, tout en continuant à aboyer. Louis reprit son chemin, d'une démarche chancelante. Plus loin, parce qu'une vilaine douleur se réveillait dans sa poitrine, il s'arrêta pour se reposer et contempla le paysage fondu dans le brouillard.
— C'est étrange, murmura-t-il pour lui-même. Le Fort ne me semblait pas aussi éloigné hier.
Il hésita, puis se remit en route. Par endroits, des coulées de brume traversaient la route, presque vivantes sous les rafales d'un vent nouveau. Les battements de cœur du vieil homme lui martelaient les tempes, se mêlant aux cris grinçants des mouettes. Un frisson le parcourut. Les ruines ne devaient plus être bien éloignées, à présent. Un sursaut d'orgueil lui donna un regain de forces. Il ne devait pas céder à la fatigue et à l'angoisse.
Soudain, il distingua, au loin sur la lande, une silhouette mystérieuse, celle d'un homme enveloppé dans une cape épaisse. Sans doute s'agissait-il de Martin Le Garrec, un original qui perpétuait la tradition des druides en vendant aux touristes des potions aux herbes qu'il fabriquait lui-même. La silhouette s'insinua au creux d'un bosquet et disparut. Louis resserra son manteau, le cœur battant. Les paroles de Catherine lui revenaient à l'esprit. Il les chassa par un effort de volonté. Il n'allait tout de même pas se laisser impressionner par ces histoires de spectre !
Il porta la main à sa poitrine et grommela d'une voix oppressée:
— Crétin de chien !
Il parvint enfin à l'extrémité de la longue plage de Tréparsec, bordée par le promontoire rocheux sur lequel se dressaient les ruines du Vieux Fort. Construit trois siècles auparavant pour défendre les côtes des incursions des pirates qui avaient coutume d'utiliser l'île comme base, le fortin avait servi au dix-neuvième siècle de bagne pour enfants. Depuis plus de cent ans, plus personne ne l'avait occupé. Ses murailles épaisses avaient un temps résisté aux tempêtes, puis le vent et l'eau avaient rongé inexorablement la bâtisse.
Aujourd'hui, le Vieux Fort servait de lieu de rendez-vous aux jeunes de l'île, qui y allumaient des feux de camp. Racheté au début du siècle par les parents de la mère Cariou, il faisait désormais partie du terrain acquis par le photographe, ce Le Guen sur lequel les gens de l'île se posaient beaucoup de questions. La plage qui prolongeait la côte au-delà du fort lui appartenait également. A cet endroit, le littoral était magnifique. On avait craint un moment que le nouveau venu n'interdît les lieux aux touristes. Mais il n'en avait rien fait. Il avait même installé, à ses frais, des poubelles afin qu'ils n'abandonnassent pas leurs détritus sur place. Sa maison, située à moins d'un kilomètre au bord de la petite route côtière, n'était pas visible en raison de la brume.
Se tenant la poitrine, Louis s'avança au milieu des ruines. Comme à son habitude, il escalada le vieil escalier de pierre qui menait sur le rempart. Là, il avait coutume de reprendre son souffle sur un vieux muret, en regardant l'océan. Mais il ne verrait sans doute pas grand-chose aujourd'hui. Le brouillard avait chassé jusqu'au souvenir de soleil qui illuminait encore les lieux quelques instants plus tôt. Le monde était plongé dans une grisaille glaciale et menaçante. Les criaillements des mouettes lui parvenaient encore, étouffés, comme parvenant d'un autre monde. Il contempla l'endroit et déclara à haute voix, peut-être pour se rassurer:
— Ainsi, voilà le repaire de ce fameux Ankou. Ah, Dieu que les hommes sont donc bêtes !
Pourtant, pour la première fois, le Vieux Fort lui semblait hostile. Dans sa poitrine, la douleur s'amplifiait d'instant en instant. Il eut l'impression que la température avait brusquement baissé et frissonna. Au loin, il crut voir passer une ombre. Les volutes de brume qui se lançaient à l'assaut des murailles tricentenaires sculptaient par moment des formes quasi humaines.
Une sourde inquiétude commença à gagner le vieux docteur. Tout cela n'était qu'un mauvais rêve. L'Ankou n'existait pas. Soudain, sa respiration de bloqua. Il hoqueta. Ses tempes bourdonnaient. Une barre douloureuse lui sciait peu à peu le thorax.
Pris de panique, il se redressa, tituba jusqu'au rempart, s'y appuya. Il voulut appeler à l'aide. Mais l'endroit était désert. Ses traits se crispèrent sous une souffrance plus aiguë. Il porta la main à son cœur, poussa un gémissement, et glissa lentement le long du muret, face à l'océan. L'air ne voulait plus pénétrer ses poumons.
Alors, devant ses yeux, une vague forme noire surgit du contrebas et sembla le traverser. Il s'écorcha les doigts en voulant s'agripper à la muraille, puis s'écroula sur les pierres. Une série d'hallucinations lui traversa l'esprit, puis il sombra dans le néant, le visage déformé par la douleur et l'horreur.
L'instant d'après, une lame furieuse explosa sur les rochers bordant les fondations du Vieux Fort, tandis que des brumes épaisses rampaient vers l'intérieur des terres, s'insinuant au creux des dunes telles des spectres blafards.