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LA LEGENDE DE LA TOISON D'OR
EXTRAITS
EXTRAIT N°1
— Voulez-vous que je vous raconte une histoire? demanda Chiron.
— Oh oui! dit Atalante. L’histoire du bélier à la Toison d’or.
C’était sa préférée.
— Alors, écoutez-moi bien. On dit qu’autrefois, en ces temps farouches où les dieux et les Titans se livraient une guerre sans merci, le seigneur de la Foudre, Zeus, passa une alliance avec les rois d’Iolcos. A l’époque, cette cité était la plus puissante de toute la Thessalie, et sa réputation s’étendait bien au-delà, de la Thrace jusqu’à la Crête, d’Ithaque jusqu’aux rives lointaines du Pont-Euxin. Ses souverains avaient prouvé leur fidélité au roi des dieux en combattant toujours à ses côtés. Aussi, pour les récompenser, il leur fit présent d’un bélier magnifique. Jamais auparavant on n’avait vu de bête semblable, car sa fourrure était d’or. Cette toison diffusait autour d’elle une magnifique luminescence dorée.
« On lui construisit un enclos où les habitants pouvaient venir le voir et le vénérer. On prétend que les malades qui le touchaient guérissaient aussitôt. On avait même vu des hommes sur le point de rejoindre le Tartare reprendre vie après avoir caressé la toison magique. Le présent de Zeus n’apportait que des bienfaits à la cité : les troupeaux étaient nombreux et sains, les récoltes abondantes et les famines avaient disparu. Le commerce florissant attirait d’innombrables voyageurs venus de terres lointaines. On trouvait sur les marchés d’Iolcos les plus fines étoffes, des tapisseries merveilleuses représentant des scènes de l’Olympe, des outils de toutes sortes, des bijoux, des épices, des fruits, des semences de toutes sortes, des esclaves, des meubles taillés dans les bois les plus rares, de l’or, de l’ivoire, de la nacre, de l’encens, de la myrrhe, tout ce que les hommes les plus riches pouvaient désirer.
« La cité entretenait une armée puissante et redoutée, qui comptait dans ses écuries plus de mille chars et trois fois plus de chevaux. Mais ses rois, avec sagesse, ne menaient aucune guerre de conquête, se contentant de la défendre contre les hordes barbares qui parfois descendaient des hautes montagnes du nord. Jamais elle ne fut inquiétée. On venait de toutes parts solliciter des conseils à la cour d’Iolcos, que ce fût pour trancher un différend ou implorer de l’aide lorsque la disette se faisait sentir. Car les greniers de la cité étaient toujours pleins. Chaque année, les habitants organisaient de somptueuses festivités afin de rendre hommage au plus grand des dieux, qui les considérait avec tant de bienveillance.
« Les rois se succédaient, mais le bélier était toujours là, aussi vigoureux qu’au premier jour, lorsque Zeus l’avait déposé sur l’agora dans une explosion de lumière. L’animal était devenu le symbole de la puissance d’Iolcos, et une légende s’était répandue dans le pays, affirmant que, si la Toison d’or venait à disparaître, la cité s’effondrerait et ses rois perdraient toute légitimité. Aussi prenait-on grand soin de lui.
« Or, un jour, un nouveau souverain monta sur le trône. Il avait nom Athamas. Son épouse s’appelait Néphélé, qui signifie "nuage". Et en vérité, elle était née d’une nuée faite par Zeus à la ressemblance de son épouse, la belle Héra, qu’un méchant roi lapithe, Ixion, avait voulu séduire. Ixion, ivre, s’était laissé abuser par ce double singulier. De leur union maudite naquit la race des centaures, dont moi, Chiron, je suis l’un des derniers représentants. Depuis cette époque, Néphélé avait erré comme une ombre dans les couloirs de l’Olympe, immortelle comme la déesse dont elle était le reflet, mais toujours inconsolable en raison de son sort misérable. Zeus avait fini par la prendre en pitié et l’avait offerte en mariage au jeune roi Athamas, qui régnait depuis peu sur Iolcos. Néphélé et Athamas eurent deux enfants : un garçon, Phryxos, et une fille, Hellé.
« Mais le souverain ne possédait pas la sagesse de ses prédécesseurs. Avec le temps, Athamas se détourna de Néphélé. Il était tombé sous le charme de la redoutable Ino, l’une des filles de Cadmos, le roi de Thèbes, son ami et allié. Ino était cruelle, ambitieuse et possédait l’art de séduire les hommes par la magie. Elle ne pouvait rêver plus grand destin que de devenir la reine de la plus puissante cité de Grèce. Elle fit tout pour captiver Athamas. Le fait qu’elle avait déjà eu de nombreux amants ne découragea pas ce dernier, subjugué et prêt à satisfaire tous ses caprices. Peut-être pour s’en débarrasser, Cadmos accepta de donner sa fille à Athamas, qui répudia sa première épouse. Néphélé resta cependant vivre au palais, car elle craignait pour ses enfants, devenus tous deux de beaux adolescents, qu’ils ne pâtissent de la méchanceté d’Ino.
« Sa nouvelle épouse ne tarda pas à donner des enfants à Athamas, dont un fils qu’elle chérissait plus que tout, et qu’elle rêvait de voir succéder un jour à son père. Mais son projet comportait un obstacle de taille : en tant qu’aîné, Phryxos était le seul héritier du trône. Ino mena une vie infernale au jeune homme et à sa sœur Hellé. Elle cherchait à discréditer Phryxos aux yeux de son père, espérant qu’il le déshériterait. Mais ses tentatives et ses pièges sournois se révélèrent vains.
« Avec le temps, Ino se rendit compte qu’elle ne parviendrait jamais à priver le jeune prince de l’amour paternel. Elle résolut d’amener Athamas à se débarrasser lui-même de son fils. Alors naquit dans son esprit tortueux une idée démoniaque. Dans un premier temps, elle rendit visite aux femmes des paysans, auxquelles elle fit croire que le rendement des champs serait multiplié par trois si elles prenaient soin de passer les grains au four avant de les semer. Mais il fallait le faire à l’insu de leurs maris, car, dans le cas contraire, la magie n’opérerait pas. Certaines s’étonnèrent un peu de cette pratique étrange, mais elles ne pouvaient remettre la parole de la reine en cause. Ainsi firent donc les paysannes. Chaque nuit, durant la période des semailles, elles firent griller les grains avant de les donner à leurs époux qui ne se rendirent compte de rien en les jetant en terre.
« Bien entendu, cette année-là, pour la première fois depuis des temps immémoriaux, la récolte fut désastreuse. Seules germèrent les quelques graines oubliées l’année précédente, et des champs arides s’étendirent à perte de vue autour d’Iolcos. L’angoisse s’abattit sur la cité, car, dans leur zèle, les femmes avaient sacrifié toutes les réserves de grains, croyant leur fortune faite. Par la faute d’Ino, la ville dut s’approvisionner auprès des cités alliées. Mais cela ne fut pas suffisant pour satisfaire la nombreuse population, et le spectre de la famine se dressa face aux Iolciens. Quelques femmes courageuses voulurent révéler la vérité au roi. La reine Ino était la seule coupable. Mais les autres, redoutant la colère de leurs maris, et surtout celle du roi, toujours aussi amoureux de sa méchante épouse, les engagèrent à renoncer à leur projet. Athamas ignora tout de ce qui s’était passé.
« Ino était en passe d’atteindre son premier objectif. Devant l’ampleur de la catastrophe, elle conseilla à son mari de consulter l’oracle de Delphes, pour connaître l’avis des dieux. Le roi acquiesça et envoya un messager. Avant que celui-ci ne quittât Iolcos, la reine le fit venir dans ses appartements, le séduisit et lui offrit une bourse pour qu’il fît seulement semblant de partir.
« — Fais comme si tu allais à Delphes, lui dit-elle, mais cache-toi dans la forêt. Arrange-toi pour t’absenter une dizaine de jours. À ton retour, tu porteras au roi le message suivant : "La décision des dieux est formelle : la famine sévira sur la ville d’Iolcos tant que Phryxos et Hellé, les enfants de Néphélé, n’auront pas été sacrifiés." Si tu me sers avec diligence, tu recevras une seconde bourse d’or. Mais si tu me trahis, la mort te semblera une délivrance à côté des souffrances que je t’infligerai par mes pouvoirs.
« Ino n’eut cependant aucun souci à se faire. L’homme, subjugué, ne demandait qu’à lui obéir. Il revint donc, dix jours plus tard, porteur de la fausse réponse divine. Effondré, Athamas commença par refuser de sacrifier ses deux enfants, qu’il aimait autant que les autres. Mais la famine était bien là, et Ino s’était arrangée pour faire connaître la volonté des dieux à l’ensemble du peuple. Des émeutes éclatèrent un peu partout. L’armée fut obligée d’intervenir pour repousser les paysans en armes qui marchaient sur la ville. De violentes batailles eurent lieu, qui firent de nombreuses victimes. La révolte s’étendit bientôt aux habitants de la ville. Ils aimaient bien le prince Phryxos et la princesse Hellé, mais la faim et la peur inspirée par les dieux étaient plus fortes. La mort dans l’âme, Athamas se résolut à immoler ses enfants.
« Cependant, Néphélé avait compris qu’il s’agissait là d’une manœuvre odieuse de sa rivale pour écarter définitivement son fils du trône. Elle se rendit compte aussi qu’il était vain de tenter de prouver quoi que ce fût contre elle. Reléguée dans l’ombre depuis tant d’années, personne n’accorderait d’attention à ses accusations. Elle n’avait d’autre alternative que d’aider ses enfants à s’enfuir. Utilisant le seul pouvoir qu’elle possédait, elle se transforma en nuée et s’introduisit dans la cellule où l’on avait enfermé Phryxos et Hellé. Ino avait pris la précaution de faire tripler la garde, mais personne ne prêta attention à cette brume qui glissait lentement sur le sol. Ce fut sous cette forme évanescente que les deux jeunes gens, métamorphosés par leur mère, s’échappèrent, sous les yeux même de leurs geôliers. Mais Néphélé ne s’arrêta pas là. Elle gagna l’enclos où vivait le bélier immortel, et l’enleva à son tour. Néphélé, Phryxos et Hellé, accompagnés du bel animal, se laissèrent porter par les vents jusqu’à la côte. Là, chacun reprit sa forme et un navire, dont le capitaine avait été soudoyé par Néphélé, embarqua les deux adolescents et l’animal. Ensuite, l’ancienne reine retourna dans l’Olympe où elle fut accueillie avec bienveillance par Zeus et Héra. Iolcos avait cessé de plaire aux dieux, et Néphélé avait été l’instrument de leur châtiment.
« Plus encore que la disparition de Phryxos et d’Hellé, celle du bélier à la Toison d’or frappa les imaginations. Athamas devint le roi qui avait failli, celui qui n’avait pas su garder l’animal magique, et qui avait privé le peuple du sacrifice qui, seul, aurait permis le retour de l’abondance. Une révolte éclata. L’armée même se rangea aux côtés des habitants, estimant que le souverain n’avait plus aucune légitimité. Athamas et Ino furent massacrés, et peut-être dévorés, par la populace mourant de faim. Dès lors, la grandeur et la richesse d’Iolcos ne furent plus qu’un souvenir.
« Pour Phryxos et Hellé, un long périple commença, qui devait les conduire, vers l’Orient, en direction de la lointaine Colchide. Malheureusement, en traversant le bras de mer qui mène vers le Pont-Euxin, leur navire fut pris dans une violente tempête et Hellé fut emportée par une lame. Depuis, les marins ont donné son nom à cette mer qui relie les deux détroits. On l’appelle Hellespont, la mer d’Hellé.
« Phryxos arriva seul en Colchide, où il fut accueilli par un roi nommé Arthaxès. Celui-ci le reçut en tant que prince héritier d’Iolcos, dont la réputation avait atteint cette contrée lointaine, située dans de hautes montagnes éternellement baignées par les brumes. La ville d’Aea, capitale de la Colchide, se dressait sur un vaste plateau cerné par une chaîne de sommets enneigés. Elle avait été construite par Héphaïstos en l’honneur d’Hélios, le dieu Soleil, après que celui-ci l’eut délivré des griffes des Géants. Tous les rois d’Aea se prétendaient descendants d’Hélios. Arthaxès, fasciné par le bélier à la Toison d’or, songea à tuer Phryxos pour s’emparer de l’animal. Mais il risquait, par un tel crime, d’offenser les dieux, qui attachent beaucoup d’importance aux lois de l’hospitalité. Il commença donc par se concilier les bonnes grâces divines en offrant l’une de ses filles, Chalciopé, en mariage à son invité. Phryxos accepta, mais il ignorait que son épouse était une grande prêtresse de la sombre Hécate tricéphale, déesse de la Lune et de la Nuit, et qu’elle possédait l’art de la magie. A la demande de son père, elle fabriqua un philtre destiné à ôter toute volonté à son mari. Aussi, lorsqu’elle lui suggéra d’offrir le bélier d’or en sacrifice au dieu de la guerre, Arès, il n’eut pas la force de refuser. Elle ajouta : " — Ne crois-tu pas cependant qu’il serait généreux de faire présent de sa peau à mon père. Il t’a bien reçu et t’a pris pour gendre…"
« Phryxos ne songea pas un instant à discuter ce sacrilège. Et le bélier, qu’on croyait immortel parce qu’il ne vieillissait pas, périt sous le couteau du sacrificateur. Puis on brûla sa chair et ses os afin que son odeur réjouisse Arès, et sa Toison d’or revint à Arthaxès. Celui-ci éprouvait de l’orgueil à posséder la fourrure de l’animal magique auquel Iolcos avait dû sa puissance pendant si longtemps. Hélas, il perdit très vite l’appétit et le sommeil, car il redoutait plus que tout qu’on lui dérobât la précieuse Toison d’or, devenue le symbole de son règne. Chalciopé, ayant compris l’origine de ses tourments, lui proposa de la placer en un lieu sûr, surveillé par un gardien si féroce qu’aucun homme jamais ne pourrait s’en emparer. Tout d’abord, Arthaxès refusa. Il désirait que la Toison d’or restât dans son palais d’Aea. Il montait la garde lui-même devant la salle où elle était conservée. Mais, épuisé, il finit par accepter la proposition de sa fille. Chalciopé et Arthaxès se rendirent alors dans les hautes montagnes situées aux confins du royaume de Colchide, un endroit sombre, balayé par les vents, noyé dans des brumes perpétuelles rampant sur le sol glacial. Là, au cœur d’une sylve ténébreuse appelée la forêt d’Arès, s’ouvrait une caverne profonde, près de laquelle se dressaient deux hêtres géants. Chalciopé fit tendre la Toison d’or entre leurs troncs. Puis elle prononça des incantations magiques à l’adresse d’Hécate, et frappa le sol par trois fois devant l’entrée de la caverne. Aussitôt surgit des profondeurs de la terre la plus terrifiante créature qui se pût imaginer. Elle veille encore aujourd’hui sur la Toison d’or. Personne ne sait exactement à quoi elle ressemble, car tous ceux qui l’ont vue ont péri.
« Le temps passa. Phryxos mourut, tué, dit-on, par Arthaxès. Depuis, son âme erre dans la forêt d’Arès, recherchant désespérément l’entrée des Enfers où elle pourrait enfin trouver le repos. Après Arthaxès, d’autres rois montèrent sur le trône d’Aea, qui voulurent reprendre la Toison d’or à son terrible gardien. Aucun d’eux n’y parvint. Nombreux aussi furent les voleurs audacieux qui tentèrent de tromper la surveillance du monstre. La légende prétend que les alentours de la caverne sont jonchés de leurs ossements.
« À Iolcos, les rois se succédèrent. Certains furent de véritables tyrans, d’autres régnèrent avec sagesse. Plusieurs souverains, fort désireux d’assurer leur légitimité, envoyèrent de vaillants héros à la conquête de la Toison. Pas un seul ne revint. La plupart succombaient aux dangers du voyage. Les plus résistants, qui parvenaient jusqu’à l’entrée de la forêt d’Arès, étaient immanquablement dévorés par la créature ténébreuse.
« Aujourd’hui, les Iolciens ont un peu oubliée la Toison d’or. Depuis bien longtemps, aucun guerrier courageux ne s’est lancé à sa recherche, et le peuple s’est résigné face au déclin de sa cité. Pourtant, certains croient encore qu’un jour, un héros fameux partira à la conquête de la Toison et la ramènera dans la capitale de la Thessalie. Ce héros deviendra le roi légitime d’Iolcos, et la prospérité reviendra.
Son récit achevé, Chiron laissa passer un long silence. Il vit les yeux de Jason briller. Avec un enthousiasme inhabituel, le jeune garçon s’exclama :
— Alors, je serai ce héros. Je ramènerai la Toison d’or de Colchide.
Chiron éclata de rire.
— Ne crois-tu pas que tu es encore un peu jeune?
— C’est vrai! Mais un jour, je serai grand.
EXTRAIT N°2
Trois jours après leur départ, ils arrivèrent en vue d’un fleuve gonflé par des pluies récentes. Le passage à gué était rendu dangereux par le courant puissant qui charriait des branches d’arbres. Sur la rive, une vieille femme voûtée par les ans scrutait anxieusement les eaux. Lorsqu’elle vit Jason et Atalante, elle s’adressa au garçon :
— Beau jeune homme, dit-elle, me voici bien embarrassée. Je me suis laissée surprendre de ce côté-ci du fleuve en allant rendre visite à ma sœur, il y a deux jours. Depuis, les eaux n’ont cessé de monter et je ne peux plus regagner ma maison, sur l’autre rive. Auriez-vous la gentillesse de m’aider?
Jason observa la vieille avec circonspection. Chiron l’avait mis en garde contre trois sorcières usant de charmes funestes pour tromper les jeunes hommes. On les appelait les trois Grées. Mais Chiron avait précisé qu’elles étaient aveugles et ne possédaient qu’un seul œil pour elles trois. Cette paysanne ne paraissait pas bien dangereuse. Il lui sourit.
— N’aie crainte, vieille femme, dit-il. Je vais te porter sur mon dos.
Aidé par Atalante, il la chargea sur ses reins et s’avança dans le fleuve. Aussitôt, des centaines de mains semblèrent s’agripper à ses mollets pour le faire tomber. Il avait toutes les peines du monde à progresser. Au milieu du cours d’eau, chaque pas lui coûta un effort surhumain. Embarrassé par le poids de la vieille paysanne, il dut lutter de toutes ses forces pour éviter de basculer dans les flots furieux. Atalante l’assistait de son mieux, écartant les branches mortes entraînées par le courant, mais elle avait fort à faire pour ne pas être emportée elle-même.
Enfin, après une traversée difficile, ils parvinrent sur l’autre rive. Jason déposa sa passagère.
— Grand merci à toi, dit la vieille femme.
— Je suis heureux d’avoir pu te rendre service, répondit-il en reprenant son souffle.
— Tes efforts seront récompensés, Jason.
— Mais… comment connais-tu mon nom?
— Je sais tout de toi. Tu es Jason, fils d’Æson.
Soudain, devant les yeux stupéfaits des jeunes gens, la vieille paysanne se redressa et, tandis qu’une lumière d’or inondait le fleuve et la rive, elle se métamorphosa en une femme magnifique, au visage d’une beauté surnaturelle.
— Je suis Héra, épouse et sœur de Zeus, le seigneur de la Foudre.
Impressionnés, Jason et Atalante s’inclinèrent devant elle. La déesse poursuivit :
— Je t’apparais aujourd’hui parce qu’un destin extraordinaire t’est réservé. Va à Iolcos et réclame le trône à l’usurpateur Pélias. Atalante t’accompagnera.
— Pardonne-moi, ô grande déesse, mais Pélias ne tentera-t-il pas de nous tuer?
— Pélias ne pourra rien contre vous. Vous êtes sous ma protection.
L’instant d’après, Héra s’évanouit et la lumière d’or s’estompa. Abasourdis, les deux jeunes gens se relevèrent, doutant un peu de ce qu’ils venaient de voir. Il était rare qu’une divinité se manifestât aux mortels.
— Peut-être avons-nous rêvé… suggéra Atalante.
— Je ne pense pas. Hâtons-nous. Nous devons être à Iolcos avant la nuit.
Ils se mirent en route. Ce fut alors que Jason s’aperçut qu’il avait perdu une sandale en traversant le fleuve.
EXTRAIT N°3
Dès le lendemain, Jason et ses compagnons quittèrent Dodone et reprirent la piste en compagnie d’une douzaine de marchands qui n’avaient pas eu la patience d’attendre la formation d’une nouvelle caravane. On avait chargé la figure de proue sur un chariot tiré par deux bœufs.
Le voyage ne comporta aucun incident notable jusqu’au quatrième jour. Mais, lorsqu’ils traversèrent la plaine où, à l’aller, ils avaient aperçu les silhouettes menaçantes, celles-ci surgirent de nouveau. Une horde vociférante dévala la colline dans leur direction. En comptant les esclaves, la petite troupe ne comportait pas plus d’une trentaine de personnes, dont quelques femmes terrifiées. Jason estima que les pillards étaient plus de cent. Il pesta. Ils n’allaient tout de même pas périr ici, sous les coups de bandits de grand chemin! Tout à coup, il avisa une éminence rocheuse à peu de distance.
— Vite! Il faut nous abriter là-bas! Courez!
Les marchands ne se le firent pas dire deux fois. Quelques instants plus tard, le petit groupe avait pris position au sommet d’un tertre cerné par une couronne de rochers. Atalante, Orphée et Argos saisirent leurs arcs et décochèrent flèche sur flèche. Chacune d’elle faisait mouche. Mais cela ne découragea pas les assaillants pour autant. Parvenus au pied du monticule, les pillards lancèrent l’assaut malgré les traits incessants décochés par les archers. Bientôt, on se battit au corps à corps. Dominant la meute des agresseurs d’une tête, Jason frappait avec rage et détermination. Les attaquants comprirent que ce jeune géant ne serait pas facile à vaincre. Mais le nombre parlait en leur faveur. Déjà, deux marchands avaient été tués, et l’épaule d’Atalante était couverte de sang.
— Nous ne pourrons pas tenir longtemps! souffla-t-elle à Jason. Ils grouillent comme des fourmis.
Tout à coup, un rugissement terrible se fit entendre, qui pétrifia les assaillants. Jason aperçut, au loin, une silhouette colossale brandissant une massue. Les pillards se tournèrent vers ce nouvel ennemi. Quelques-uns se ruèrent sur lui. Mal leur en prit. Leurs coups semblaient n’avoir aucun effet sur le géant, protégé par une épaisse fourrure de fauve dont les pattes retombaient de chaque côté de son torse. Il était coiffé d’une tête de lion. La massue tournoyait, fracassant crânes et membres avec des craquements sinistres. Des rigoles écarlates se mirent à ruisseler sur le sol rocailleux. En quelques instants, l’inconnu avait mis à lui seul plusieurs dizaines de bandits hors de combat. Les survivants, comprenant qu’ils n’avaient aucune chance face à un tel démon, détalèrent sans demander leur reste. Un rire tonitruant éclata. Enjambant les corps des malandrins qu’il venait de tuer, Jason s’avança au-devant du colosse.
— Qui que tu sois, sois remercié, compagnon. Sans toi, nous n’aurions peut-être pas vu le soleil se lever demain matin.
— Et c’eût été dommage, surtout pour cette ravissante demoiselle, répondit l’inconnu en regardant Atalante.
Le jeune homme se présenta :
— Mon nom est Jason, fils d’Æson.
Le géant écarta les bras et un nouveau rire le secoua.
— Par Zeus mon père, voilà une belle coïncidence. C’est justement toi que je voulais rencontrer.
Puis il leva les bras en apercevant Orphée.
— Oh! Mais qui vois-je? Le prince des poètes en personne, sans doute l’homme le plus important de toute la Grèce, avant les rois eux-mêmes!
Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre, visiblement ravis de ces retrouvailles. Orphée se tourna ensuite vers Jason.
— Je te présente Héraclès l’archer, fils de Zeus et de la plus belle des mortelles, Alcmène aux yeux de turquoise.
— J’ai entendu parler de toi, Héraclès. Pourquoi voulais-tu me rencontrer? demanda Jason.
— J’ai ouï dire que tu recherchais un équipage pour partir à la conquête de la Toison d’or. Je me suis dit : Héraclès, mon ami, voilà une aventure à ta mesure! Aussi, Jason, si tu m’acceptes, je suis ton homme.
— Par les dieux, je ne pouvais rêver guerrier plus puissant. Sois le bienvenu parmi les Argonautes.
Un éphèbe d’une vingtaine d’années se tenait en retrait du géant.
— Voici Hylas, mon écuyer, clama l’archer. C’est un bon compagnon et il sait préparer la cuisine. Mais méfiez-vous, garçons, ce bougre préfère les hommes aux femmes. J’essaie pourtant de lui en vanter les charmes, il ne démord pas de ses bizarres inclinations. Sans doute se prend-il pour Ganymède.
Amusé par sa propre remarque, il éclata une nouvelle fois de son rire sonore. Un coup de tonnerre éclata dans le lointain. Héraclès faillit s’étouffer de joie.
— Ho, ho! Mon père n’aime pas que je me moque de Ganymède, l’échanson des dieux.
Il se tourna ensuite vers le ciel et hurla :
— Ne te fâche pas, père! C’était une plaisanterie.
Mais apparemment, les colères du roi des dieux ne le troublaient guère. Héraclès ôta la fourrure de lion qui lui couvrait les épaules et la secoua pour en faire tomber les flèches qui s’étaient prises dans la crinière. Intrigué, Jason s’approcha.
— C’est étrange, dit-il. Aucune flèche n’a réussi à entamer le cuir de ce lion.
Héraclès hocha la tête.
— Ce monstre dévastait la région de Némée. Toutes mes flèches se sont brisées sur lui. Pour le tuer, j’ai dû le capturer et l’étouffer dans mes bras. Lorsque j’ai voulu le dépecer, j’y ai brisé trois poignards. La seule manière d’y parvenir fut d’utiliser ses propres griffes. Depuis, il me sert de cuirasse.
Jason échangea un regard ravi avec Atalante. L’équipage des Argonautes commençait à prendre forme.