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TAM O'SHANTER
Quand les forains plient bagage et partent,
Et que voisin rencontre voisin, gorge sèche,
Quand le marché tire à sa fin,
Que les gens commencent à presser le pas;
Pendant que nous restons assis devant nos chopes,
Nous saoulant de bonheur et d'ale forte,
Nous oublions les longs miles écossais restant à faire,
Les marais, les ruisseaux, les ravins, les barrières
Qu'il faudra traverser avant d'être chez nous,
Où, sur leurs chaises, les femmes font longue figure
Et froncent des sourcils aussi noirs que l'orage,
Et tiennent bien au chaud, leur rage.
L'honnête Tam O'Shanter découvrit tout cela,
Alors qu'un soir, au petit trot, il était venu d'Ayr
(Le bon vieil Ayr, bien supérieur à toutes les autres villes
En gens honnêtes et belles filles).
Ah! Tam, mon gars! Tu aurais bien mieux fait
D'écouter sagement Kate ta femme!
Elle t'avait bien dit que tu n'étais qu'un bon à rien,
Un boit-sans-soif bavard, un feignant, un vaurien;
Que, du début novembre à fin octobre,
Les jours de marché, tu n'étais jamais sobre;
Que chaque fois que tu portais ton blé chez le meunier,
Tu buvais tout l'argent, jusqu'au dernier denier;
Qu'à chaque cheval qu'il ferrait,
Le maréchal et toi preniez une cuitée;
Que dans la Maison du Seigneur, et même le dimanche,
La Jeanne Kirkton et toi buviez jusqu'au lundi;
Elle avait bien prédit que, tôt ou tard,
On te retrouverait noyé dans l'eau du Doon,
Ou prisonnier de sorcières, dans le noir,
Près de la vieille chapelle hantée d'Alloway.
Ah! Nobles Dames! Cela me fait pleurer,
De penser à tous ces conseils éclairés,
A tous ces bons et longs conseils par les épouses donnés,
Et par les maris ignorés.
Mais revenons à notre histoire: par un soir de marché,
Tam s'était fermement installé,
Bien ancré dans un coin de la cheminée qui gaillardement flambait,
Buvant de la bière nouvelle, mousseuse et qui se laissait boire;
A ses côtés, son vieux copain, Johnny le Cordonnier,
Son ami fidèle et soiffard;
Notre Tam l'aimait comme un frère:
Ils partageaient depuis des jours une cuite princière;
La nuit se prolongeait, avec chants et vacarme,
Et plus le temps passait, plus la bière était bonne,
Tam, en secret, échangeait avec la patronne
De douces faveurs, pleines de grâces et de charmes;
Cordonnier racontait ses histoires, les pires;
Le patron répondait par des éclats de rire;
Dehors l'orage pouvait toujours faire siffler la bise,
Tam s'en moquait comme de sa première chemise.
Le souci, rendu fou de se voir ignoré,
Dans une chope, bientôt, fut noyé.
Comme les abeilles rapportant à la ruche leur trésor,
Les minutes se succédaient alourdies de plaisir;
Les Rois, peut-être, sont bénis, pour Tam, c'était la gloire:
Sur tous les malheurs de la vie, il avait la victoire!
Les plaisirs, comme les coquelicots dans les prés,
Se fanent si vous les cueillez;
Ou comme un blanc flocon qui tombe dans un ru,
Blanc un instant, puis pour toujours fondu;
Ou le chatoiement boréal merveilleux
Qui fuit dès qu'on y veut poser les yeux;
Ou comme la forme gracieuse de l'arc-en-ciel
Evanescente dans l'orage.
Nul ne peut arrêter la marée ou le temps;
Ce fut enfin pour Tam, du départ le moment;
Triste moment, clef de voûte de l'arche de la nuit,
Morne moment, où Tam enfourcha son cheval et partît;
Jamais pécheur ne fut par les chemins
Par une nuit pareille à celle-là.
Le vent soufflait comme à son dernier souffle;
La pluie crépitante tourbillonnait dans la bourrasque;
L'éclat bref des éclairs se perdait dans l'obscurité;
Longuement, sourdement, le tonnerre grondait:
Cette nuit-là, même un enfant aurait compris
Que le Diable avait sur terre à faire quelque affaire.
Bien installé sur Meg, sa jument grise,
La meilleure jument qui ait jamais trotté,
Tam avançait dans les flaques et dans la mouise,
Méprisant pluie, tonnerre et vent;
Tantôt tenant d'une main son bleu bonnet,
Tantôt de son pays chantant d'anciens sonnets,
Tantôt jetant autour des regards redoutables,
Afin de n'être pas surpris par quelque diable.
L'église d'Alloway n'était plus loin, où l'on entend,
La nuit, pleurer spectres et chats-huants.
Tam avait à ce moment déjà franchi le gué
Où le colporteur, dans la neige, s'était étouffé.
Il avait passé les bouleaux, et l'endroit, près des gros cailloux,
Où Charlie, ivre mort, s'était rompu le cou.
Il avait traversé les joncs et le tas de pierres entassées
Où les chasseurs avaient trouvé l'enfant assassiné;
Il était près des ronces, à hauteur du vieux puits
Où la mère de Mungo s'était pendue, une nuit;
Devant lui le Doon en crue roulait des eaux tourbillonnantes;
L'orage redoublait de rage dans les branches;
Les éclairs encerclaient le monde;
Le tonnerre se rapprochait, de plus en plus:
Lorsque à travers les arbres gémissants, étincelante,
Parut l'église d' Alloway, illuminée, brillante;
Par chaque trou, des rayons de lumière s'agitaient,
Des bruits de réjouissance et de danse résonnaient.
Ah! Insolente boisson! Quel courage tu nous inspires!
Un peu de jus d'orge, et le danger nous fait sourire,
Deux sous de bière, et le monde est aimable,
Un bon coup de whisky, et nous bravons le Diable!
L'alcool bouillonnait tant sous le crâne de Tam,
Que le Diable, il s'en moquait pas mal.
Mais Maggie, la jument, s'arrêta de saisissement,
Il fallut la forcer, de la bride et du pied,
Pour qu'elle avance enfin vers la lumière;
Et alors, Tam vit un spectacle étrange!
Des sorcières et des démons menant la danse,
Pas un de ces cotillons à la mode de France,
Mais gigues et strathpeys, et rondes,
Avec des cornemuses pour faire frapper les talons.
Dans un coin de fenêtre, à l'est,
Satan lui-même était assis, changé en bête--
En énorme chien noir, hirsute et menaçant!
Il s'était chargé de faire la musique!
Il pressait les pipeaux et les faisait couiner:
Les poutres et le toit en tremblaient!
Autour, les cercueils, couvercles ouverts, dressés,
Montraient leurs morts, endimanchés,
Et grâce à quelque diablerie,
Chaque mort tenait, dans sa main froide, une bougie,
Dont la lumière illuminait la Sainte Table,
Où l'héroïque Tam put voir des choses épouvantables:
Les os d'un assassin, encore dans leurs chaînes;
Deux minuscules cadavres de nouveau-nés non baptisés;
Le corps d'un voleur frais dépendu, la bouche ouverte,
Comme il était quand il rendit son dernier souffle;
Cinq tomahawks, par le sang tout rouillés,
Cinq cimeterres, de meurtre croûtés;
Un bas ayant servi à étrangler un bébé;
Un couteau dont la lame avait égorgé un père
Que son propre fils priva de vie,
Avec quelques poils gris toujours collés au manche;
Et d'autres choses encore plus horribles
Qu'il serait illégal de simplement nommer.
Sous les yeux exorbités de Tammie, stupéfait et curieux,
La joie et le plaisir devenaient fou furieux:
Le cornemuseux jouait plus fort, toujours plus fort;
Les danseurs virevoltaient, vite, toujours plus vite,
Ils tournoyaient, sautaient, s'agitaient, se croisaient,
Tant et si bien que les diablesses, dont la sueur fumait,
Jetèrent leurs vêtements de tous côtés
Et se mirent à faire leur ronde en chemise!
Ah, Tam! Oh, Tam! Si elles avaient seulement été belles!
Roses et bien dodues, et jeunes demoiselles!
Si leurs chemises, au lieu de crasseuse flanelle,
Avaient été de fin lin blanc ou de souple dentelle,
Ces pantalons que j'ai, ma seule paire,
Qui étaient chics, jadis, de bonne toile bleue,
Je les aurais quittés, je les aurais offerts,
Rien que pour un coup d'œil à ces jolies caillettes!
Mais voir ces vieilles harpies desséchées, drolatiques,
Laides à vous en faire avaler votre chique,
Bondissant, à cheval sur leurs manches à balai,
C'était assez, oh, Tam, pour te tourner le cœur.
Mais Tam savait ce qu'il faisait parfaitement,
Dans le lot s'agitait une belle charmante
Qui, ce soir-là, dansait la sarabande.
On s'en souvint longtemps sur les bords du Carrick!
(Elle causa la mort de bien des animaux,
Envoya par le fond beaucoup de bons bateaux,
Pourrit les champs de blé et les récoltes d'orge,
Et fit que le pays, longtemps, eut la peur à la gorge.)
Sa chemise était courte et tissée en Paisley,
La même qu'elle portait quand elle était gamine,
Mais maintenant d'une longitude insuffisante!
Mais c'était sa meilleure et faisait sa fierté.
Ah! si ta digne grand-mère avait su que la chemisette
Offerte jadis à Nancy, la mignonne fillette,
Payée deux livres d'Ecosse (c'était son bas de laine),
Serait ainsi montrée lors d'un bal de sorcières!
A ce point, ma muse doit replier ses ailes;
Incapable de voler assez haut pour donner une image fidèle
Des bonds et des virevoltes de Nancy
(Souple et forte friponne et bien hardie),
Et de décrire Tam, immobile, envoûté,
La dévorant des yeux, nourri par sa beauté;
Même Satan bâdait, s'agitant sur sa chaise,
Et soufflait fort, et pressait dur sa cornemuse:
Enfin n'y tenant plus, devant une dernière cabriole,
Tam perdit ses esprits, sa raison devint folle,
Il s'écria: "Bravo! Courte-Chemise!"
Et dans l'instant, tout devint noir dans l'église!
A peine Tam avait-il la bride reprise,
Que la horde démoniaque se ruait hors de l'église.
Comme s'élèvent en grondant les guêpes en colère
Quand quelqu'un s'attaque à leur nid;
Comme l'ennemi mortel du chat soudain bondit
Quand celui-ci démarre en trombe sous ses pieds;
Comme la foule du marché s'élance de bon cœur,
Dès qu'on entend crier: "Au voleur!"
Ainsi courut Maggie et les sorcières,
Hurlant horriblement, lui couraient au derrière.
Ah, Tam! Ah, Tam! Tu l'avais bien cherché!
En Enfer, comme un hareng, tu vas être fumé!
Kate attendra pour rien près de la cheminée!
Kate sera bientôt une veuve éplorée!
Allez! Vas-y! Cours, Meg! Fais de ton mieux!
Il faut aller au pont, la pierre du milieu!
A mi-pont tu pourras leur faire un signe insolent de la queue,
Car les démons ne peuvent pas passer l'eau qui coule.
Mais avant que du pont elle ait atteint la voûte,
Il lui fallut la bouger cette queue, et de façon très leste,
Car Nancy, qui avait distancé, de loin, le reste,
La talonnait de très près.
Elle se jeta sur Tam avec fureur;
Mais ne connaissait pas de Meg, le noble cœur !
D'un grand bond elle emporta son maître en zone sûre,
Mais laissa derrière elle sa queue grise:
La diablesse l'ayant par la croupe prise
N'en laissa à la pauvre Meg qu'un tout petit moignon!
Vous qui lirez ce conte véritable,
Homme ou enfant, tirez-en la leçon mémorable;
Quand la boisson vous tente un jour de fête,
Quand les chemises courtes vous courent par la tête,
Réfléchissez! Vous risquez de payer chèrement;
Pensez à Tam O'Shanter et à sa jument.
Pour les amateurs, je conseille la visite du remarquable site sur le Cutty Sark dont voici l’adresse ci-dessous :
http://pagesperso-orange.fr/cutty-sark/sommaire.htm