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ANTILIA
EXTRAITS
EXTRAIT N°1
Tout a commencé...
A la vérité, je pense que tout a commencé lorsque nous avons rencontré ces hommes étranges sur les côtes des Cassitérides. Meren-Maât et moi avions alors plus de trente ans. Cette rencontre fut le véritable point de départ de l’aventure inimaginable que nous avons vécue ensuite.
Il est difficile de débuter une histoire. Lorsque l’on fouille dans sa mémoire, on découvre que tous les événements sont liés les uns aux autres, et que l’on pourrait ainsi remonter indéfiniment dans le passé. Malheureusement, je suis un très vieil homme à présent, et j’ignore combien de temps encore Osiris m’accordera de vivre, ni même si je pourrai terminer ce récit. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi j’ai ressorti mes outils de scribe, ma tablette, mon calame, les encres rouges et noires. J’ai retrouvé la position apprise lorsque je n’étais encore qu’un jeune garçon, accroupi, la tablette de bois posée sur les jambes. Mes genoux ont élevé des protestations, mais mon plaisir est trop grand pour que je leur accorde une quelconque attention.
D’ailleurs, quelle autre motivation pourrais-je avoir que le plaisir? Personne dans ce pays magnifique ne lit ni ne parle ma langue. Elle est utilisée dans une contrée lointaine, située au-delà du Grand Océan, et il y a peu de chance que mon livre y parvienne un jour. C’est donc pour moi que j’écris, et pour le petit-fils de mon frère bien-aimé, un petit-fils qui règne aujourd’hui sur le peuple attachant qui nous a adoptés : les Olmèques.
Avec les années écoulées, il me semble avoir vécu plusieurs vies. J’ai peine à me souvenir de ce que j’ai fait hier, mais je me souviens avec une précision surprenante d’événements qui se sont déroulés il y a très longtemps. Tout cela est si loin, et si proche.
Ceci est le récit du voyage le plus extraordinaire accompli par les hommes depuis que Khnoum les a créés sur son tour de potier. Grâces lui soient rendues de m’avoir permis de le partager avec un homme dont je fus le serviteur, mais qui toute sa vie me considéra comme son véritable frère, parce que nous avions partagé le lait de la même femme, ma mère.
Mon nom est Khentimentiou-Hotep, fils de Moraka et de Lorissa. Il traduit la joie de Khentimentiou, l’une des plus anciennes et des plus mystérieuses divinités de Kemit . Appelé Oupouaout dans certaines régions, il est aussi Anubis, le dieu loup, fils d’Osiris et de Nephtys, Celui qui ouvre la voie des cieux. Anubis l’initiateur, qui accueille les défunts sur la montagne de l’Aurore où se tient Maât, la déesse de l’Harmonie et de la Justice. Cependant, ce patronyme chargé de significations n’étant pas d’un emploi aisé, on me prénomma plus simplement Khenty.
Mes parents étaient des esclaves nubiens. Ils eurent la chance d’être achetés par le noble seigneur Nefer-Kheret, qui fut aussi mon maître. Je ne conserve que très peu de souvenirs de mon père ; il mourut de la fièvre des marais alors que je n’avais pas atteint ma quatrième année. En revanche, le doux visage de ma mère demeure à jamais gravé dans mon cœur et mon esprit.
Je suis né à Byblos, dans les pays du Levant, le même jour que mon seigneur, Meren-Maât. Lui, à l’aube, à l’instant où Amon-Rê se lève à l’orient, et moi au crépuscule, à l’heure mystérieuse d’Atoum. D’ailleurs, ma peau n’est-elle pas couleur de nuit ? Nous fûmes élevés comme des jumeaux. La dernière épouse du maître, dame Serenout, n’avait pas assez de lait pour nourrir son enfant. En revanche, ma mère en possédait tellement qu’elle était obligée de presser sa poitrine pour en extraire l’excès. Jusqu’au moment où Meren-Maât but ce lait généreux avec un tel appétit qu’elle n’en avait plus trop de reste.
Cela se passait sous le règne du dieu bon Thoutmôsis 1er, qui conservait un regard jaloux sur sa cité de Byblos, où se négociait l’achat des produits provenant de la lointaine Mésopotamie, et d’au-delà, – notamment du bois de cèdre qui faisait cruellement défaut au Double-Royaume.
Bien que né esclave, je fus béni des dieux en devenant le frère de lait de Meren-Maât. Plus tard, on lui expliqua que nous n’étions pas nés du même sang. Il s’en moqua et s’obstina à me considérer comme tel, et l’affection qui nous a unis jusqu’à la mort était certainement plus profonde et plus sincère que celle de ses véritables frères et sœurs, nés des autres épouses du seigneur Nefer-Kheret.
Nous avons vécu dix ans à Byblos. Bien qu’il fût le fils du seigneur Nefer-Kheret, que le dieu bon Thoutmôsis avait nommé gouverneur, Meren-Maât menait la vie de tous les garnements de la cité. À cette époque, comme le voulait la tradition, nous ne portions aucuns vêtements. Nous vivions comme les chats à demi sauvages qui hantaient les ruelles et les terrasses noyées de soleil, libres et indépendants, peu soucieux d’obéir aux serviteurs qui avaient pour rude tâche de veiller sur nous et dont nous prenions un malin plaisir à tromper la vigilance. Nous passions le plus clair de notre temps à parcourir les artères et les quais de la ville, à la recherche d’une facétie nouvelle ou bavant d’émerveillement devant les étals des commerçants. Byblos était un lieu fabuleux, le port principal du Levant, dont les marchés, nourris par les bateaux en provenance de tous les horizons de la Grande Verte et par les caravanes arrivant de l’intérieur, regorgeaient de produits inimaginables. Quelle image fabuleuse que ces tapis où s’amoncelaient les épices aux mille couleurs différentes, aux senteurs enivrantes! Byblos regorgeait de toutes les richesses, de toutes les nouveautés du monde. On y trouvait des animaux destinés à la compagnie, comme les perroquets, les chiens ou les petits singes. On pouvait aussi y acheter ânes et chevaux, moutons, chèvres et porcs. Les riches marchands de Babylone et de Kemit venaient y proposer des rouleaux d’étoffes somptueuses, lin fin d'Égypte, chaudes couvertures de laine des montagnes syriennes, soie du lointain Orient. Les joailliers présentaient les plus beaux bijoux du monde, bracelets de poignets ou de chevilles, colliers, pectoraux, anneaux de toutes sortes que les femmes élégantes se fixaient dans le nombril ou aux oreilles... Ils étaient en or, en argent, en os, en ivoire, en bois, chargés de pierres précieuses : turquoise du Sinaï, émeraude, lapis-lazuli, améthyste, cornaline, malachite...
L’endroit qui nous attirait le plus était celui où l’on vendait les fruits et les pains. Nous arrivions toujours à subtiliser au marchand grenades, grappes de raisins, oranges ou figues, ou encore des pains fourrés aux dattes. Sans le moindre remords, nous dévorions ensuite notre larcin dans un jardin abandonné où nous courions nous réfugier, poursuivis par les hurlements de fureur de notre victime. Mais les marchés n’étaient pas les seuls lieux que nous fréquentions. Du plus loin que je me souvienne, Meren-Maât éprouvait une véritable fascination pour la mer. Il ne se passait pas une journée sans que nous n’allions errer sur les quais. Les marins nous reconnaissaient, car nous passions de longs moments à bavarder avec eux. Meren-Maât leur posait d’intarissables questions sur leurs navires, sur leurs voyages, sur les contrées fantastiques qu’ils avaient visitées.
Il s’expliquait mal pourquoi ils se contentaient de suivre les côtes. L’horizon infini lui paraissait bien plus attirant. Mais les navigateurs redoutaient d’affronter la haute mer. Ils nous contaient des légendes évoquant les monstres terrifiants qui hantaient les profondeurs du grand large. Je les écoutais bouche bée, tremblant de frayeur à la pensée de ces créatures démoniaques, et plein de respect pour ces marins courageux et audacieux. En revanche, Meren-Maât ne leur accordait guère de crédit. Il disait qu’ils exagéraient la vérité, afin de se rendre héroïques. Il ne niait pas que la Grande Verte recelât des dangers véritables, comme les requins mangeurs d’hommes et les tempêtes, mais il doutait de l’existence des êtres épouvantables dont parlaient les marins.
Lorsque nous abandonnions la bande de galopins dont il était tout naturellement devenu le chef, nous passions de longues heures sur la plage, à écouter le fracas des vagues sur les galets, à contempler leur mouvement sans cesse recommencé, et à chaque fois différent. Nous emplissions nos poumons des odeurs d’algues et de vase, des parfums subtils apportés par les vents, et léchions sur nos lèvres l’humidité salée des embruns.
Une prostituée esclave venue d’un lointain pays du Nord nous avait appris à nager. Elle ignorait sans doute que Meren-Maât était le fils du seigneur Nefer-Kheret, gouverneur de la cité, ou bien elle s’en moquait. Mais elle partageait avec nous cet amour de la mer et de l’eau, qui était pour elle le seul moyen de s’évader de ses nuits sordides. Très souvent, nous nous rendions en sa compagnie dans une crique isolée, où elle nous enseignait son savoir. J’ai oublié son nom, mais je me souviens de sa silhouette nue sortant des vagues. Je n’avais pas encore dix ans et je n’y voyais pas malice. Mais aujourd’hui, il m’en reste une image inoubliable, celle d’une divinité que les habitants de Chypre appellent Cypris, et qui est leur déesse de l’Amour.
Meren-Maât me fit partager sa passion de la mer. Combien de fois avons-nous tardé à rentrer au palais pour voir le soleil embraser le crépuscule parfumé avant de sombrer dans les flots.
— Je ressens la mer en moi, comme si je faisais partie d’elle, disait-il.
Il l’aimait comme on aime une personne vivante ; elle était son amie, sa complice. Parfois, il lui parlait, lui racontait ses rêves, ses projets. Et les vagues venaient lui lécher les pieds. Il était persuadé qu’elle comprenait ce qu’il disait, et aujourd’hui, je sais que c’était vrai.
EXTRAIT N°2
Thalos raconta alors l’étrange odyssée de son peuple.
— Jamais nous n’aurions cru être un jour contraints de quitter la Crète, Seigneur. C’était le plus beau pays du monde. Notre civilisation avait atteint un raffinement que nous enviaient les peuples du Nord, et surtout les Mycéniens. Ils ne cessaient de nous harceler, pillant nos cités, enlevant nos jeunes. Nos ancêtres les avaient dominés autrefois, mais nous n’étions pas un peuple guerrier. Plutôt des marins et des commerçants. Et puis un jour, il y eut le Grand Cataclysme. Sans doute notre vie trop facile avait-elle mécontenté les dieux...
Les yeux du vieil homme se mirent à briller.
— Hamel, quelques compagnons d’enfance et moi-même, avons été épargnés, parce que nous étions dans la montagne au moment où il se produisit. Loin vers le Nord se trouvait une île appelée Théra. Ses habitants l’avaient fuie, à cause du volcan qui occupait la partie occidentale. Ils connaissaient ses colères depuis l’aube des temps et ne les redoutaient pas. Mais, depuis quelques années, ses éruptions devenaient plus fréquentes, et ils redoutaient un tremblement de terre bien plus grave que les autres. Nombre d’entre eux avaient trouvé refuge dans nos ports. Nous appréciions leur présence, car ils savaient admirablement travailler les métaux.
« Ce jour-là, il faisait un temps magnifique. Hamel et moi, avec quelques amis passionnés d’astronomie, avions décidé d’étudier les étoiles. Les oracles avaient en effet prédit qu’une terrible catastrophe se préparait à engloutir notre monde. Nous refusions d’y croire, bien sûr. Nous étions certains qu’ils s’étaient trompés, et nous voulions à notre tour interroger les cieux, comme le font les Babyloniens. Il fallait pour cela nous rendre en un lieu élevé, dans un temple spécialement construit pour observer les astres. Nous y sommes parvenus vers le milieu de l’après-midi. En attendant la nuit, nous avons patienté en marchant, pour dégager notre esprit. L’endroit s’y prêtait à merveille. Nous avions une vue magnifique sur la mer et la ville de Dia, située en contrebas. Dans les rues, les gens avaient l’air de fourmis. Les quais connaissaient leur activité habituelle, avec leurs bateaux qui, vus d’où nous nous trouvions, semblaient des jouets. Une vague rumeur montait de la cité, couverte par les chants des oiseaux et le bruissement du vent dans les feuilles. C’était une journée ordinaire, où chacun s’était réveillé de bonne humeur le matin, indifférent à la menace révélée par les prêtres. Mais comment croire à une telle prédiction dans un pays où la vie était si douce et si agréable, si l’on excepte les attaques des Mycéniens ? Et pourtant...
La voix de Thalos se mit à trembler.
— Mon ami Hamel était près de moi lorsque s’est produit... Ah! Comment décrire une telle abomination ? Nous n’avons pas compris ce qui s’est passé. Il y eut tout d’abord, très loin vers le Nord, au-delà de l’horizon, un phénomène incompréhensible. C’était une colonne monstrueuse qui s’élevait lentement vers le ciel, telle une flèche immense qui aurait voulu le transpercer. Elle semblait faite de pierre et de feu, mais elle était si loin, si loin qu’elle paraissait presque transparente. On aurait dit un rêve, comme si ce phénomène avait lieu dans un autre monde. Mais nous avons tout de suite compris qu’une catastrophe épouvantable était en train de se produire. Nos cœurs se sont mis à cogner. Il y avait autour de nous un silence effrayant. La nature, les oiseaux, les animaux, plus rien ne bougeait, plus rien ne semblait vivre. Le vent lui-même ne soufflait plus, le monde attendait quelque chose. Nous avons observé la colonne, persuadés qu’il s’agissait là de la manifestation de colère d’un dieu terrifiant. Nous n’osions parler de ce qui se passait là-bas, de l’autre côté de la mer. Nous ne voulions même pas l’imaginer. Et ce silence profond qui nous enveloppait rendait le phénomène encore plus angoissant. Alors, Hamel a dit :
« — C’est Théra qui explose!
« Nous connaissions cette île, et particulièrement son volcan, dont l’altitude dépassait les quatre mille coudées. Si nous apercevions le phénomène apocalyptique depuis la Crète, cela voulait dire qu’il dépassait en puissance tout ce que nous pouvions imaginer. Nous aurions voulu penser que nous étions trop loin, hors de portée du cataclysme. Mais il y avait la prophétie des prêtres. Avant même que le mal ne nous frappât, nous savions qu’ils ne s’étaient pas trompés, que le fléau allait nous atteindre. Les yeux braqués sur l’infernale colonne silencieuse, nous nous mîmes à trembler. Et soudain, l’air se déforma. L’horizon ondoyait comme s’il devenait liquide. L’instant d’après, la folie s’empara du monde. Un grondement formidable explosa, plus fort encore que mille fracas de tonnerre. Mon corps vibrait comme la peau d’un tambour. J’ai cru que ma tête et mes poumons allaient éclater. Simultanément, un vent effroyable se leva, un ouragan d’une force extraordinaire, qui balayait tout sur son passage. Nous fûmes projetés sur le sol. Au loin, la colonne maudite se transformait en un gigantesque champignon, qui commençait à dévorer le ciel, le recouvrant d’une nappe sombre s’étendant dans toutes les directions. Cette couche liquide de cendre et de feu semblait vouloir avaler le soleil. J’ai eu si peur que je me suis mis à pleurer comme un enfant. Je ne comprenais pas ce qui se passait, et je ne pouvais imaginer comment cette horreur allait s’arrêter. Cela allait à la fois très vite et très lentement, comme si le temps ne s’écoulait plus de la même manière. Et nous nous sentions si faibles, si impuissants contre cette abomination...
« Il s’est passé ensuite quelque chose d’inimaginable. L’un de nous, je ne sais plus qui, a crié :
« — La mer! Regardez, la mer disparaît!
« Nous avons tourné les yeux vers le port de Dia. Et là, nous avons cru devenir fous : la mer reculait à la vitesse d’un cheval au galop vers le large, dévoilant des étendues d’algues et de rochers, des carcasses de navires coulés. Dans le port, le long des digues, les bateaux se couchaient sur le flanc, des hommes tombaient par-dessus bord. Les quais et les rues étaient pleins de petites silhouettes qui couraient en tous sens, qui se bousculaient, se piétinaient. Nous étions trop loin pour entendre leurs cris de panique, mais nous les devinions, et nous tremblions pour eux. Un cavalier a traversé la porte du Sud, qui menait vers la montagne.
« Tout à coup, le grondement s’est amplifié. Nous avons vu l’horizon enfler d’une manière incompréhensible. Une vague s’est formée, une vague haute comme une montagne. Elle dépassait sans doute les quatre cents coudées et progressait à une vitesse inimaginable, plus vite encore que le vent. Les habitants de Dia virent qu’elle se dirigeait vers la côte, vers la ville. Alors, une clameur épouvantable monta de la cité, couvrant presque le bruit du vent et de l’explosion lointaine. Jamais je ne pourrai oublier ce spectacle et ces hurlements de terreur. Aujourd’hui encore, je me demande comment j’ai pu échapper à la mort. À ce moment-là, j’étais sûr de mourir. J’ai constaté avec étonnement que la peur m’avait quitté. La résignation l’avait remplacée. Je pensais que les dieux voulaient faire disparaître les hommes de la surface de la terre, et je ne pouvais rien faire pour lutter contre leur décision. Je sentais que mes compagnons éprouvaient le même sentiment. Je me disais :
« — Après tout, la mort nous frappera tellement vite que nous n’aurons pas le temps de souffrir.
« Alors, nous nous sommes assis, face à la mer, et nous avons observé le raz-de-marée, comme si nous n’étions déjà plus concernés, comme si tout cela n’était qu’un mauvais rêve, dont nous n’allions pas tarder à nous éveiller. Nous l’avons vu fondre sur l’île, sur la cité. En quelques instants, la mer s’est remplie de nouveau. Le vacarme était tellement fort que j’avais l’impression de devenir sourd. Je n’entendais même plus le son de ma propre voix. L’air est devenu étouffant, chargé d’une chaleur incompréhensible. Tout s’est passé très vite. La lame gigantesque a percuté Dia. Personne n’a eu le temps de s’enfuir. Les bateaux, le port, la ville et ses habitants ont disparu en à peine une seconde. Le cavalier qui tentait de fuir a été rattrapé lui aussi, et englouti avec son cheval. La vague monstrueuse a heurté la côte de biais, provoquant des geysers géants qui s’élevaient plus haut que le temple qui se dressait près de nous. Nous avons vu les falaises exploser, s’émietter, s’écrouler dans les flots. Dia submergée, les eaux, emportées par leur puissance, montèrent à l’assaut de la montagne. Des arbres millénaires, des forêts entières furent avalées comme des brindilles. Il y avait dans l’air une odeur incroyable, faite de terre, de feu et de cendres, de sang, de végétaux en décomposition, de relents de marée et de vase.
« Le vacarme de cette monstrueuse mort liquide s’était modifié. Ce n’était plus un rugissement uni et formidable, mais une cacophonie infernale de grondements, d’explosions, de sifflement suraigus, d’éclatements, de hurlements, de craquements qui montaient des vallons situés en contrebas. Un peu au-dessous de l’endroit où nous étions, un pic s’est effondré. L’instant d’après, une incroyable masse de boue a surgi, au détour d’une gorge, soulevant les rochers comme des bouchons de liège. Le flot, d’une couleur indéfinissable, charriait des arbres, des animaux morts et des cadavres humains. Quelques-uns de nos compagnons ont tenté de fuir. Hamel, moi et les autres, nous sommes restés, regardant cette monstrueuse vague de mort se ruer à l’assaut de notre refuge. Mais elle avait perdu de sa puissance. Sans trop y croire, nous nous sommes pris à espérer. Et le miracle s’est produit : elle est venue battre la montagne à quelques pas au-dessous de nous. Pendant quelques secondes, elle est restée immobile, et l’on aurait pu penser être au bord de la côte. Puis le mouvement s’est inversé, et les eaux se sont retirées dans un fracas infernal, emportant avec elles les arbres, les rochers et les cadavres. Éberlués, nous avons contemplé leur retrait, les centaines de cascades de boue et de roche qui naissaient de leur reflux.
« Nous n’avons pas pris conscience immédiatement que les dieux nous avaient épargnés. Et puis, l’idée a fait son chemin dans notre esprit, et nous nous sommes mis à pleurer et à rire, heureux d’être encore vivants. Égoïstes que nous étions, nous ne pensions même pas aux milliers de nos frères qui venaient de périr sous nos yeux, à nos parents, nos amis, à tous les habitants de Dia emportés par la fureur des flots. Nous étions vivants, et cela seul nous importait.
Des larmes coulèrent des yeux du vieil homme.
— Lorsque la mer a retrouvé son niveau normal, il ne restait plus rien de la cité. Tout, les palais, les demeures, les digues, les navires, les habitants, tout avait été emporté, broyé, anéanti. Les forêts n’existaient plus, les arbres avaient été arrachés. Il ne restait que la roche à nu, comme labourée par des milliers de griffes géantes. Des torrents de boue s’écoulaient un peu partout, transformant les ruines de notre belle cité en une gigantesque fondrière.
« La nuit qui a suivi, nous nous sommes abrités dans le temple. Celui-ci avait résisté à la violence de l’ouragan, mais une partie de son toit avait été emportée. Incapables de réagir, nous nous sommes blottis les uns contre les autres, sans proférer un mot. À quoi cela aurait-il servi ? Nous tentions de trouver une explication en nous-mêmes, sans pouvoir le faire. Le lendemain, nous avons cru que le jour ne se lèverait pas. Le ciel était bas et sombre, et le soleil ne parvenait pas à percer la couche de cendre qui s’était étendue dans toutes les directions. Une pluie diluvienne se mit à tomber, une pluie de boue qui recouvrit tout autour de nous. Notre peau avait pris la couleur de la cendre. Hébétés, nous avons erré dans la montagne, sous ce déluge infernal, à la recherche de nourriture, de survivants. Les yeux nous brûlaient, à cause de la poussière charriée par la pluie.
« Finalement, après quelques jours d’errance, nous fûmes recueillis par les habitants d’une petite cité du Sud. La côte méridionale, protégée par l’île, avait été épargnée. Cette pluie maudite est tombée pendant près d’un mois. Un grand froid s’était abattu sur le monde. Il s’ensuivit une période de famine qui dura trois années. Les récoltes étaient insignifiantes, et beaucoup de troupeaux furent détruits.
Le vieil homme laissa passer un silence.
« Et puis la vie a repris le dessus, poursuivit-il enfin. Peu à peu, les champs sont redevenus verts, de nouveaux arbres ont poussé. Avec eux, l’espoir est revenu. Nous avons cru que nous pourrions reconstruire notre belle civilisation. Toutes les cités du nord de l’île avaient été détruites, mais, dans l’Ouest et le Sud, il y avait des survivants. Nous les avons rejoints, et nous avons commencé à rebâtir. Malheureusement, les Mycéniens ont profité de notre faiblesse pour nous attaquer. Décimés, affaiblis, nous avons été incapables de nous défendre. Ils nous ont pillés, rançonnés. Nombre d’entre nous ont été tués lors des combats, mais la plupart ont été capturés et emmenés en esclavage.
EXTRAIT N°3
Pour conclure l’alliance, Akhena nous invita à participer à une cérémonie insolite, qui eut lieu dans son village. Dès que la nuit fut tombée, on apporta un instrument étrange, dont nous ne comprîmes pas immédiatement l’usage. Il comportait un long tuyau terminé par un petit fourneau de bois de forme conique. Akhena bourra le fourneau de curieuses feuilles séchées dont émanait un parfum âcre. Puis il plaça l’extrémité du tuyau dans sa bouche, approcha une brindille enflammée des feuilles et tira longuement sur le foyer afin de les embraser. Lorsque le calumet fut parfaitement allumé, il inhala une longue bouffée et conserva la fumée dans ses poumons. Son regard se mit à briller. Puis, avec des gestes lents, il invita Meren-Maât à l’imiter. Par signes, il lui fit comprendre que c’était là le moyen utilisé par les Ciboneys pour entrer en communication avec les esprits. Mon frère, un peu inquiet, approcha le tuyau de sa bouche et répéta l’opération. Le moment d’après, je le vis tousser de belle manière tandis que ses yeux ruisselaient de larmes. Inquiet, je me rapprochai de lui.
— Par les tripes puantes d’Apophis, jura-t-il, ce maudit sauvage veut m’étouffer.
Il respira profondément, toussa encore, puis me regarda, étonné.
— C’est étrange, on dirait que la sensation désagréable s’efface. Tu devrais essayer.
Il me tendit le calumet. Pas très rassuré, je tirai à mon tour sur le foyer. Le résultat ne se fit pas attendre. J’eus soudain l’impression qu’un feu acide pénétrait mes poumons. Puis tout s’estompa, et je ressentis un étrange bien-être. Il me semblait flotter sur un nuage. Le parfum de ces herbes n’était pas déplaisant. Akhena conta alors une étrange légende : le tabac était la plante sacrée de l’île ; elle avait été offerte aux hommes par les dieux afin de permettre aux sages d’entrer en communion avec leur royaume. Parfois, lors de grandes cérémonies rituelles, on se réunissait dans une case au centre de laquelle on laissait les feuilles se consumer. Les sages, assis autour du foyer, inhalaient la fumée épaisse et les dieux leur envoyaient des visions.
Ravis de constater que « Huakan » prenait goût au tabac, Akhena fit apporter d’autres calumets, qu’il offrit à chacun de ses hôtes. Il nous expliqua comment le préparer et l’allumer, et l’on se remit à fumer de plus belle.
À mesure que la nuit avançait, une sorte de brume m’envahit le cerveau. Mon corps me semblait plus léger, comme engourdi. Le vieil homme n’avait pas menti. Meren-Maât était parfaitement immobile, les yeux perdus dans le vague.
— C’est étrange, me confia-t-il plus tard. J’ignore s’il s’agit d’un effet du tabac, mais il m’a semblé percevoir une autre réalité, une vision qui a effacé mes incertitudes et mes doutes. Te souviens-tu de ce que m’avait dit Celui-qui-parle-avec-la-Lune à propos de mes animaux totems ?
— L’ours, le serpent et l’aigle.
— Je les ai vus clairement. L’ours combattait un être effrayant, mi-dieu, mi-animal. Sans doute s’agit-il d’une bataille que je dois livrer bientôt. Mais ce n’est pas le plus étonnant. Nous ne resterons pas sur cette île. Bientôt, nous devrons repartir plus loin vers l’Ouest. Notre destin s’accomplira dans un autre pays. J’ai vu l’aigle survoler les eaux, et se poser sur une terre étrange, une forêt qui poussait sur la mer, entourée de hautes montagnes couvertes de neige. Au milieu de la jungle s’élevait un promontoire lumineux, où sommeillait un serpent. L’aigle s’est posé sur le serpent, et tous deux se sont mêlés pour former un être mystérieux, une sorte de reptile pourvu d’ailes. J’ignore ce que cela signifie, mais je suis sûr à présent que ce voyage a été voulu par les dieux. Je sais aussi qu’il sera beaucoup plus long que nous ne l’avions envisagé à l’origine. Il nous faudra plus d’une année pour connaître ce monde mystérieux.
Il tira une nouvelle bouffée de son calumet et ajouta :
— Il faudra que nous ramenions des graines de cette plante lors de notre voyage de retour. Ce tabac est surprenant .