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L'APPEL DE L'ORIENT
EXTRAITS
EXTRAITS N°1
Après une nouvelle nuit passée sur la paille de l’auberge du relais de poste, Pierre se présenta avec une demi-heure d’avance à la gare, muni du précieux billet, un peu anxieux malgré ce qu’avaient dit les mécaniciens la veille. Le train était déjà en gare, et des voyageurs arrivaient par petits groupes. Parmi eux, des gens richement vêtus, suivis de leurs domestiques qui portaient de lourdes valises. Ils toisaient les autres avec dédain, mais se saluaient entre eux avec affectation. Ceux-là se dirigèrent vers les deux wagons de première classe, situés juste derrière la locomotive. La seconde classe était plutôt réservée aux voyageurs de commerce, aux ingénieurs, aux militaires gradés. La troisième accueillait les personnes de modeste condition, qui partageaient leurs voitures avec les bagages... et les escarbilles.
Sur l’ordre du chef de train, les voyageurs s’installèrent. Chaque portière desservait un compartiment unique. Pierre, avec un peu d’appréhension, prit place près des voies, dans le sens de la marche. Puis une famille le rejoignit, composée d’un couple de bourgeois modestes et d’une jeune fille au teint pâle, le visage serré sous un bonnet à large bord qui ne laissait voir que ses joues. Elle tenait la mine baissée ainsi qu’il convenait à une demoiselle de bonne éducation. Tous trois avaient pris place dans le sens inverse de la marche, la jeune fille sévèrement encadrée par ses géniteurs, qui affichaient des visages hautains. Cela n’empêcha pas leur fille de jeter des regards discrets à Pierre, dont visiblement les yeux bleus lui plaisaient bien.
Pierre offrit galamment à la jeune fille de lui céder sa place près de la portière et de la vitre.
Le père l’apostropha vertement.
— Mais qui êtes-vous donc, jeune homme, pour oser vous adresser ainsi à ma fille ?
Désarçonné, Pierre répondit maladroitement.
— Je voulais rendre service, monsieur. Ma place est plus agréable.
— Il suffit, gardez vos distances.
Un rire jovial éclata, poussé par un bonhomme au visage rigolard qui venait de prendre place à côté de Pierre.
— N’insiste pas, mon gars. Les bourgeois sont comme ça.
— Monsieur, je ne vous permets pas ! riposta l’autre, l’air outré.
L’inconnu l’ignora complètement.
— De toutes façons, c’est une place dangereuse.
— Ah bon ? s’inquiéta Pierre.
L’homme montra les vitres.
— Il vaut mieux éviter de les ouvrir. Pour l’instant, tu ne risques rien. Mais dès que le train va rouler, le charbon ardent va voler. Et alors, tu risques de prendre une escarbille dans l’œil.
Pierre hocha la tête.
— Je ne l’ouvrirai pas.
Le bourgeois bougonna pour la forme, mais n’osa pas insister. Le voyageur tendit la main à Pierre.
— Je m’appelle Jean Serval, voyageur de commerce.
— Pierre Ménétrier. Je viens de Montrichard.
— C’est ton premier voyage, hein, fiston.
— Oui, monsieur.
Ils furent interrompus par un vacarme impressionnant, qui fit sursauter Pierre. Jean éclata de rire.
— Ne t’inquiète pas, c’est le bruit de la locomotive.
On eût dit qu’un monstre gigantesque se mettait à éternuer. Pierre redouta que la machine fût sur le point d’exploser. L’instant d’après, une secousse ébranla le convoi, et le train se mit en route, dans un concert de ferraille, de grincements, de sifflements, de claquements, qui donnaient l’impression que le wagon allait se désintégrer dans les secondes suivantes.
Amusée par la frayeur de Pierre, la jeune fille pouffa. Pierre lui répondit d’un sourire, ce qui eut le don d’agacer prodigieusement la mère.
— Evangéline ! Contenez-vous, voyons !
Mû par un sursaut d’orgueil, Pierre respira à fond et se cala sur sa banquette. Peu à peu, après quelques à-coups, le train prit de la vitesse. Fasciné, Pierre contempla le paysage qui défilait de plus en plus vite. De temps à autre, un sifflement impressionnant retentissait. Jean expliqua :
— C’est la locomotive qui siffle, pour avertir de son arrivée. La voie traverse des routes et des chemins. Parfois, il y a des vaches sur les rails.
— Des vaches ?
— Ca arrive.
Peu à peu, Pierre s’habitua au vacarme et à la vitesse. Il répondit discrètement aux regards en coin de la dénommée Evangéline, qui affichait un joli minois, pour le peu qu’en laissait voir son bonnet sévère.
— Tu montes à Paris chercher du travail ? demanda le voyageur de commerce.
— Oui.
— Tu connais quelqu’un, là-bas ?
— Non.
L’homme fit la moue.
— Sans recommandation, ça ne va pas être facile. Les temps sont durs.
— Je sais lire et écrire. Et je connais aussi beaucoup d’autres choses. L’Histoire, un peu de science et de géographie.
Jean hocha la tête.
— C’est toujours utile. Si ça t’intéresse, j’ai un ami qui travaille au journal la Presse. Il s’appelle Henri. Henri Deschamps. Le patron se nomme Emile de Girardin. C’est un homme bien. Tu pourrais commencer par vendre des journaux dans les rues. Si tu travailles sérieusement, tu peux te faire de bonnes journées.
L’idée parut intéressante à Pierre. Un tel métier lui éviterait d’être enfermé dans une usine.
— Je veux bien essayer.
L’homme griffonna une adresse sur un papier qu’il donna au jeune homme.
— Voilà ! Tu diras à Henri que tu viens de la part de Jean Serval.
— Place du Châtelet, lut Pierre. J’irai dès demain. Merci encore.
Le voyage se poursuivit sans incident. Pierre s’était habitué au train et en ressentait une certaine fierté. Il continua à bavarder avec Jean Serval. En revanche, pas un mot ne fut échangé avec le trio bourgeois, sinon quelques regards à la dérobée entre Evangéline et Pierre.
Le jeune homme se fit la réflexion que les trains étaient des endroits surprenants, où l’on croisait des gens avec lesquels on partageait quelques heures de compagnie, bonne ou mauvaise, mais forcée. On pouvait sans doute s’y faire des amis, que l’on quittait à la fin pour ne jamais les revoir, ce qui sembla d’une profonde tristesse à Pierre. Et l’on pouvait aussi y croiser de jolis yeux, à la propriétaire desquels on aurait bien fait un doigt de cour. Des inconnus croisés au hasard, des histoires d’amitié, d’amour inachevées, presque inexistantes, mais qui laissaient dans le cœur une obscure sensation de frustration.
EXTRAITS N°2
Pierre gardait rancune à Ambroise Griset d’avoir refusé son article sur le compositeur Félicien David. Cependant, encouragé par Thibault, il continuait de coucher sur le papier les menus événements auxquels il assistait. Un jour cependant, il devint plus que spectateur.
Depuis plus d’un an qu’il vendait ses journaux avec fougue et enthousiasme, Pierre avait fini par nouer des liens de sympathies avec certains de ses clients, qui tous n’étaient pas de riches bourgeois, loin s’en fallait. Nombre d’entre eux étaient des étudiants traînant misère, mais qui mettaient un point d’honneur à se tenir informés des derniers événements en achetant chaque jour la Presse. Certains étaient des poètes, espèce rare et criant plutôt famine qu’opulence. L’un d’eux avait ses habitudes dans un cabaret de la rue Richelieu, qu’il fréquentait en compagnie de sa maîtresse, la jolie Jeanne à la peau couleur de pain d’épice. D’un caractère ombrageux et volontaire, il s’obstinait, malgré l’opposition de sa famille, à écrire des critiques d’art et des poèmes, persuadé au fond de lui-même de posséder un talent certain. C’était l’avis de Pierre, qui, après avoir écoulé ses derniers exemplaires du midi, s’asseyait volontiers au côté de cet être lunaire, volontiers triste, mais en qui vibrait une passion étonnante. Quatre ans plus tôt, il avait voyagé. Mais la beauté de l’océan Indien et de l’île Bourbon, qu’il décrivait avec un mélange de détachement et de fascination, éveillait chez Pierre des échos lumineux de voyages, l’envie d’ailleurs, de contrées ignorées et éclaboussées de soleil.
Pris de nostalgie, ce poète était revenu au bout d’à peine dix mois et avait repris sa vie de bohème et de dandy, dilapidant avec une superbe inconscience l’héritage paternel. Afin de couper court à cette conduite jugée irresponsable par son militaire de beau-père, sa famille l’avait placé sous contrôle judiciaire avec une rente mensuelle de deux cents francs. Depuis un an, il menait ainsi une existence misérable.
Ce poète s’appelait Charles Baudelaire.
— Je veux en finir ! La vie mérite-t-elle donc d’être vécue alors que la véritable beauté est ailleurs, dans des cieux inaccessibles ? Et la plus belle des créations humaines n’est rien en comparaison de celles de Dieu. Un pâle reflet, une souffrance, un « ardent sanglot qui roule d’âge en âge ».
— Mais une dignité qui transcende notre condition humaine ! N’est-ce pas ce que tu as écrit toi-même ?
Tandis que Jeanne écoutait avec résignation les envolées de son amant, Pierre tentait patiemment de chasser les idées noires qui le rongeaient et de lui redonner le goût de vivre. Amoureux de la vie, généreux et ivre de toute cette richesse d’esprit qu’il découvrait chaque jour parmi ses amis poètes ou tout au long des salles interminables du Louvre, Pierre, à l’inverse de Charles Baudelaire, trouvait à la vie une saveur inestimable. Surtout si la soirée précédente s’était achevée entre les bras d’une demoiselle compréhensive à la couche accueillante.
— Personne n’a remarqué mes critiques d’art, se lamenta Charles. Ni mon poème dans l’Artiste du vingt-cinq mai dernier ! Je ne serai jamais rien. Personne ne se souviendra de mon nom !
— Et tu veux mourir pour ça ?
Jeanne adressa un sourire résigné à Pierre.
— Il veut mourir surtout parce qu’il ne supporte plus la rente misérable que lui a accordée son beau-père. Mais je le connais, il ne fera rien contre lui-même.
— Alors là, ma très chère, tu te trompes.
L’instant d’après, il saisissait un couteau à peler les fruits et le brandit. Pierre lui saisit le bras et l’arrêta.
— Arrête tes bêtises, Charles ! Tu vas finir par blesser quelqu’un.
— Oui, moi. Je veux me tuer !
Pierre le fixa un moment tout en maintenant le bras dans un étau solide.
— Tu veux vraiment te tuer ? Tu en es sûr ?
— Oui !
— Alors, tu vas le faire. Mais au moins, que cela serve à quelque chose.
— Ma mort n’aura pas plus d’importance que ma vie a pu en avoir.
— Bien sûr que si. J’ai une idée qui pourrait te permettre de « mourir en beauté ».
Le lendemain, au moment où la fréquentation du cabaret était à son comble, un homme se dressa et se mit à hurler :
— Je ne peux plus vivre ainsi ! La vie m’est un fardeau trop lourd à porter ! Adieu ! Adieu à tous !
Puis il s’enfonça d’un coup précis un couteau dans la poitrine. Des hurlements jaillirent tandis qu’une jolie femme à la peau sombre se mettait à crier d’une voix stridente. L’instant d’après, on vit un jeune colosse lâcher ses journaux pour courir au secours du suicidé.
— Vite, un médecin ! Un médecin !
Il en survint un, surgi d’on ne savait où, un homme à la moustache brune. Thibault Granger, car c’était lui, se pencha sur le blessé, dont la chemise se tachait d’écarlate sous les yeux ébahis des clients. Le visage tordu par la souffrance, le blessé gémissait. La plus grande confusion régnait dans le restaurant. Déjà, à l’extérieur, une foule curieuse commençait à se rassembler.
— La blessure n’est pas très grave ! décréta le médecin. Ses jours ne sont pas en danger. Il faut le ramener chez lui. Là, je pourrai le soigner comme il convient.
On s’écarta. Tandis que Pierre confiait ses journaux au propriétaire du cabaret, qu’il connaissait bien, on emporta le blessé jusqu’à une voiture que l’on avait fait appeler. Pierre aida Thibault et Jeanne à installer Charles dans le cabriolet, qui se dirigea vers la place Vendôme, où résidait la famille du poète.
— Je souffre atrocement ! geignait Charles, serré dans les bras de Jeanne, à chaque cahot de la rue. Ce n’était peut-être pas une si bonne idée de me suicider !
Sa maîtresse le houspilla sans ménagement.
— Tu vas cesser de te plaindre, oui ? Je te rappelle que tu voulais vraiment te suicider ! Et si tu avais frappé au cœur, tu souffrirais encore plus.
— Sans cœur ! Les femmes sont sans cœur !
Jeanne haussa les épaules, puis, sans plus de façon délaça son bustier, laissant jaillir un sein généreux et doré, contre lequel elle appuya doucement la tête de son amant. Charles ferma les yeux et respira longuement la douce odeur du sein offert. Peu à peu, il se calma. D’une voix alanguie, il murmura :
— Certains esprits voguent sur la musique, le mien nage sur ton parfum, ô amour de ma vie ! Ecoutez-moi, vous autres. Je revois les îles, les îles paresseuses aux arbres singuliers et aux fruits savoureux, les hommes aux corps minces et vigoureux, les femmes à l’œil franc. Les rivages heureux…
— Calme-toi, mon Charles !
Jeanne adressa un clin d’œil complice à Pierre et à Thibault. Quelques instants plus tard, le cabriolet arrivait place Vendôme, devant l’hôtel du général Aupick, beau-père de Charles1.
1. Hormis l’intervention de Pierre et de Thibault, cette anecdote du suicide simulé de Charles Baudelaire est authentique.
Plus tard dans l’après-midi, Pierre retourna chez sa logeuse, qui s’affola en voyant sa chemise marquée de traces de sang.
— Rassure-toi, ma douce Marie-Louise. Ce n’est pas le mien, c’est celui d’un poète.
— Tu as tué un poète ?
Il éclata de rire.
— Non ! Je lui ai sauvé la vie, au contraire. Enfin, j’espère. Mais il me reste quelque chose à faire.
Après avoir conté l’aventure insolite à la vieille dame, Pierre s’assit devant son écritoire et se mit à l’ouvrage. Dans la soirée, au lieu de rejoindre ses restaurants habituels, il se rendit place du Châtelet, aux bureaux de la Presse, pour proposer l’article qu’il venait d’écrire sur le « suicide » du grand poète Charles Baudelaire.
Cette fois, il était bien décidé à ne pas se laisser rembarrer par Ambroise Griset. Malheureusement, tout comme lors de sa première tentative, Griset ne tint aucun compte de son papier et le rabroua sévèrement, sans même avoir pris connaissance de l’article.
— Mais lisez-le, au moins ! explosa Pierre. C’est important.
— Mon garçon, tu commences à me fatiguer ! Ce n’est pas à toi de me dire ce que j’ai à faire ! Contente-toi de vendre tes journaux et ne te mêle pas d’écrire !
— Et pourquoi ça ? Pourquoi n’aurais-je pas, moi, le droit d’écrire ?
— Parce que tu sais à peine tenir une plume ! Et puis, tu vas sortir immédiatement de mon bureau et te remettre au travail !
— Mon travail ! Je pourrais très bien le porter ailleurs, mon travail ! La Presse n’est pas le seul journal de Paris. Et vous n’êtes pas prêt de retrouver un crieur qui vous vende une moyenne de quatre cents exemplaires par jour !
Griset s’apprêtait à répondre vertement lorsque la porte du bureau s’ouvrit brusquement.
— Eh bien ! Que signifie ce vacarme ?
Aussitôt, l’attitude du rédacteur en chef se métamorphosa. L’humilité se peignit sur ses traits et, d’un air cauteleux, il répondit :
— Monsieur de Girardin, c’est la faute de ce vendeur de journaux, là. Il prétend se mêler d’écrire, maintenant, il veut que je publie son torchon.
— Je veux seulement que vous le lisiez ! se défendit le jeune homme.
Emile de Girardin, directeur et propriétaire de la Presse, le contempla, interloqué.
— C’est toi qu’on appelle Grand-Pierre, dit-il enfin.
— Oui, monsieur.
Girardin se tourna vers Griset.
— Il est de loin notre meilleur crieur, Ambroise. Vous devriez le ménager. Je l’ai vu maintes fois à l’œuvre dans les restaurants où il travaille. Si tous nos vendeurs étaient aussi efficaces que lui, nous triplerions notre chiffre d’affaire. Donnez-moi ce papier.
Le rédacteur en chef s’exécuta aussitôt, non sans jeter un regard torve à Pierre. Emile de Girardin ajusta ses lorgnons et parcourut l’article. Intrigué, il le relut une seconde fois, plus posément, prit une plume, rectifia deux phrases, puis décida de les laisser telles quelles. Enfin, il se redressa et, tout en regardant Pierre, il dit à Griset :
— Ambroise, vous allez m’insérer cet article dans le numéro de demain, et vous offrirez une prime exceptionnelle de cinquante francs à ce jeune homme. Il possède un réel talent de journaliste.
Abasourdi, Pierre n’en croyait pas ses oreilles. Emile de Girardin le prit par les épaules et l’entraîna hors du bureau du rédacteur en chef, qui se répandit en courbettes.
— Tu as de l’audace, mon garçon. Tu iras loin. J’aime beaucoup ta manière d’écrire. Elle est fraîche, spontanée.
Il hésita un instant, puis ajouta :
— Et puis, j’aime bien aussi ce Charles Baudelaire. J’ai lu ses critiques du Salon de 1845. Cet homme a l’étoffe d’un grand poète. Nous allons donner de l’ampleur à son suicide raté afin d’attirer l’attention sur lui.
— Merci, monsieur. Charles est un ami.
— Un ami, oui. A qui tu as – peut-être – proposé un faux suicide…
Pierre accusa le coup. Monsieur de Girardin était un esprit fin. Il ne fallait pas lui en compter. Devant la mine contrite du jeune homme, il éclata de rire.
— Qu’importe. Je ne veux pas le savoir. Et nous allons tout faire pour que Paris s’intéresse de plus près à notre malheureux poète.