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L'ARCHIPEL DU SOLEIL
EXTRAITS


EXTRAIT N°1
Haevya, dont le nom signifiait "fille des eaux", écarta adroitement, à l'aide d'un morceau de bois, les braises du feu allumé un peu plus tôt. Relevant le nez, elle regarda au loin la silhouette de son fils qui jouait au milieu des dauphins en compagnie de la petite Anéa. Elle sourit. Depuis leur naissance, sept années auparavant, les deux enfants étaient inséparables. Il existait entre eux une complicité et une tendresse extraordinaires. Souvent, ils paraissaient se comprendre sans avoir besoin d'échanger une parole.
A ses côtés, Ephyra, la mère de la fillette, découpait prestement à l'aide d'une lame de silex de larges tranches d'un poisson qu'elles avaient pêché durant la matinée dans l'un des innombrables trous d'eau de la baie. Ni elles ni leurs enfants ne souffriraient de la faim aujourd'hui. Leur prise, un turbot argenté, était de belle taille.
Haevya reprit sa tâche sans inquiétude. Les enfants ne risquaient rien tant qu'ils étaient sous la protection des dauphins. Ceux-ci les avaient adoptés comme s'ils faisaient partie de leur clan. Il est vrai qu'ils les connaissaient depuis toujours. En fait, depuis l'instant même de leur naissance.
Plus tard, lorsque les filets parfumés furent disposés sur le lit de braises, Haevya et Ephyra se défirent de leurs vêtements de fibres végétales tressées et rejoignirent les petits, qui les accueillirent avec des cris de joie. Les dauphins, ravis, se précipitèrent vers elles, leur souhaitant la bienvenue à grand renfort de sifflements et de cliquètements. Bien sûr, il n'était guère prudent d'abandonner leur repas de la journée à la merci d'un autre membre de la tribu. Mais jamais personne ne s'aventurait dans cette petite crique ouverte sur l'infini de l'océan, et située à bonne distance du village.

Pourtant, lorsque tous quatre quittèrent les turbulents cétacés pour rejoindre le rivage, Haevya poussa un cri de dépit. Le foyer avait été saccagé, et la nourriture avait disparu. Trois hautes silhouettes se dressèrent devant elle. Elle reconnut Han'Ihr, fils de Maanv'Ihr, le khafiht, le chef de la tribu, en compagnie de ses deux amis, les frères Troon'De et Pahar'De. Un mauvais sourire étira la bouche mince du jeune pêcheur. Il tenait dans ses mains le produit de son larcin.
— Le Tufir est un poisson réservé aux chefs, maudites femelles! J'emporte celui-ci.
— Tu n'as pas le droit. Nous l'avons pêché nous-mêmes, s'insurgea Haevya.
Pris d'une colère soudaine, il s'avança d'une démarche saccadée et gifla la jeune femme à toute volée. Aussitôt le petit garçon, âgé de sept ans, se rua sur l'agresseur. Un coup violent le projeta au sol. Haevya eut un mouvement de révolte, mais l'ascendant des mâles sur les femmes joua pleinement, et elle ne put que ravaler sa fureur. L'autre, les yeux brillants de haine, n'espérait qu'un geste de sa part pour la frapper à nouveau. Elle se pencha sur son fils et le tira hors de portée de l'intrus, tandis qu'Ephyra réagissait à son tour.
— Tu n'es qu'un lâche, Han'Ihr! Nous sommes peut-être des femmes-sans-homme, mais nous avons le droit de vivre!
L'autre, ivre de rage, lui décocha un coup de pied. Ces garces osaient se rebeller contre son autorité! Il serra les dents avec rage. Il lui tardait de succéder à son père. Celui-ci avait fait preuve de trop de mansuétude envers ces créatures vomies par la gueule de Thaei'Shkaâ, le dieu des Ombres. Il grinça d'une voie mauvaise:
— Mon père vous a accordé la vie! Mais un jour... un jour, c'est moi qui commanderai la tribu. Alors, vous paierez vos crimes.
Il eut un rictus de haine et ajouta d'une voix grinçante:
— Et un bûcher s'élèvera sur la place de Pos'Eïden.
— Non! hurla Haevya en serrant son fils contre elle. Les Anciens ont déjà décidé de notre sort.
L'autre ricana.
— Les Anciens ne sont pas éternels!
Haevya, terrorisée, tenta de se défendre. Elle croisa ses mains, paumes vers l'extérieur, sur ses épaules, en signe d'allégeance, et riposta timidement:
— Mais il faut bien que les enfants mangent! Que va-t-il nous rester?
Han'Ihr cracha sur le sol avec mépris.
— Les coquillages et les larves de mer sont assez bons pour vous! Quant à vos mioches de malheur, qu'ils mangent du sable et de la terre!
Les deux autres éclatèrent d'un rire servile. Haevya sentit monter en elle une fureur dévorante, qui s'étouffa l'instant d'après. Tout était de sa faute. Elle aurait dû se douter que le jeune homme les suivrait pour les tourmenter. Il était lâche et mauvais par nature. Et sa haine insensée envers elles avait décuplé depuis qu'il était devenu un homme-adulte. N'existait-il donc aucun endroit où leurs enfants et elles-mêmes seraient en sécurité?
Soudain, estimant sans doute qu'ils avaient suffisamment persécuté les deux jeunes femmes, les trois hommes s'éloignèrent en direction du village de Pos'Eïden, situé au-delà d'un promontoire rocheux, en emportant les filets de tufir, qu'ils partagèrent en se chamaillant.
Lorsqu'ils eurent disparu, Haevya lava le visage de son fils, sur lequel coulait un filet de sang né de sa lèvre éclatée. Des larmes de colère et d'impuissance ruisselaient sur ses joues. Ephyra les essuya avec tendresse.
— Ne pleure pas, Haevya. La baie est riche. Nous trouverons autre chose. Et nous irons nous cacher dans les rochers.
— Mais pourquoi? Quel mal lui avons-nous fait? sanglota la jeune femme.
Sa compagne la prit contre elle et caressa sa longue chevelure brune. Peu à peu, Haevya s'apaisa.

Plus tard, réfugiées au sommet d'une haute falaise qui dominait la baie de Pos'Eïden, elles partagèrent les quelques lofios qu'elles avaient pu ramasser sur les longues plates-formes de stromatolithes qui s'avançaient dans l'océan comme des pavés posés par les géants peuplant les légendes. Les lofios étaient de gros coquillages noirs au goût discutable, mais qui avaient l'avantage de caler l'estomac. Les deux enfants s'en contentèrent sans se plaindre. Ils étaient habitués à ce rejet dont leurs mères et eux-mêmes étaient l'objet depuis toujours. Elles leur avaient expliqué que cela tenait à la couleur de leurs yeux, d'un vert semblable à celui des eaux de la baie lorsque le ciel était parfaitement pur. Aucun homme de la tribu de Pos'Eïden ne possédait un tel regard d'émeraude, dont les anciens affirmaient qu'il portait malheur.
Mais ce n'était pas la seule raison. Haevya et Ephyra étaient des femmes-sans-homme. Leurs enfants n'avaient pas été conçus, disait-on, par des membres de la tribu, mais par des démons terrifiants, au hasard d'une nuit funeste.
Bien entendu, c'était faux. Mais comment les autres auraient-ils pu comprendre? Malgré le calvaire qu'elle endurait depuis huit ans, Haevya ne parvenait pas à regretter ce qui s'était passé.
Engourdie par la torpeur de l'après-midi océanique, elle prit son fils contre elle et se laissa glisser dans son rêve.

Tout avait commencé avec la cérémonie sacrée, la Mushyaâ. Selon la légende, les anciens affirmaient que l'homme était né de l'union entre la déesse-mère, la Terre, et le dieu-océan, maître des eaux. Il devait retourner vers eux après sa mort. Aussi tous les ans avait lieu la fête rituelle, où chacun se mêlait à la réunion des deux divinités, la boue.
A proximité du village de Pos'Eïden s'étendait un lac mystérieux, où les eaux ruisselant des montagnes venaient se mêler à une glaise d'un brun rougeâtre, composant une boue sacrée dont chacun devait se recouvrir afin de purifier son âme et son corps. Au matin, tous, hommes, femmes, vieillards et enfants, avaient quitté le village pour se diriger vers l'écrin gigantesque, cerné de falaises montagneuses, au cœur duquel s'étirait le lac des dieux. C'était la saison sèche, celle où les flots tumultueux des torrents se raréfiaient, et où le lit du lac se tarissait pour ne laisser apparaître qu'une surface bourbeuse d'où s'exhalait une pénétrante odeur d'argile. Selon la tradition, c'est de la terre issue de ce lac qu'auraient été façonnés le premier homme et la première femme. Haevya ne songeait pas un instant à remettre en cause cette croyance. N'était-ce pas dans cet endroit que l'on engloutissait les cendres des défunts, afin qu'ils retournent dans le sein de la déesse-mère?
Parvenus sur la rive, tous se défirent de leurs vêtements et s'avancèrent dans l'étendue fangeuse, enduisant leur corps de la boue bénéfique. Bientôt, une pellicule uniforme recouvrit les peaux nues. Par tradition, le langage humain était proscrit durant cette journée. Seuls étaient permis des grognements, des hurlements, comme ceux que poussaient les animaux. Chacun s'identifiait à son animal totem, et retournait ainsi à l'état primitif. C'était la communion sacrée avec la terre et l'eau, sources de toute vie. Seul le Sik'Aï, l'homme médecine investi des puissances de l'Esprit, avait le droit de s'exprimer, dans son langage sibyllin, afin d'attirer sur la tribu la bienveillance des dieux.
La journée passa ainsi, à se rouler dans la fange rougeâtre, à émettre des cris rauques, sans signification, qui libéraient de toutes les angoisses, de toutes les frayeurs accumulées pendant l'année. Les enfants s'en donnaient à cœur joie.

A cette époque, Haevya était encore une jeune fille comme les autres. Tout comme Ephyra. Parce qu'elles étaient les plus belles de la tribu, elles étaient l'objet des attentions de tous les jeunes hommes en âge de se marier. Mais seuls leurs pères pouvaient décider qui serait leur futur époux. Le prétendant devait offrir en compensation une partie de sa chasse ou de sa pêche, jusqu'à la mort du père. C'était l'affrayage, le dédommagement qui rachetait l'enlèvement de la fiancée, et qui permettait aux anciens, lorsque leurs forces déclinaient, de ne pas mourir de faim. Le père se réservait le droit d'accepter ou de refuser un prétendant, en fonction de l'importance des cadeaux qu'on lui proposait... et de la valeur du futur gendre. Jamais Haevya n'aurait songé à se révolter contre cette loi qui régissait la vie de la tribu depuis l'aube des temps.
Et pourtant...
Pourtant, sous le masque uniforme de la boue, un homme lui était apparu. Elle n'avait vu tout d'abord que ses yeux, aux reflets inimaginables, semblables à ceux des jeunes feuilles au printemps. Des yeux d'un vert merveilleux, un regard brûlant, qui lui avait dévoré l'âme et embrasé le corps. Elle avait tout de suite su qu'il n'appartenait pas à la tribu. Elle aurait dû avoir peur, et attirer l'attention des autres sur lui. Mais elle avait été subjuguée par la puissance surnaturelle qui émanait de lui, une puissance mêlée de tendresse et d'amour.
Elle ignorait totalement d'où il pouvait venir. Selon la tradition, les Vrais Hommes étaient les seuls êtres évolués d'un monde qui se bornait au territoire occupé par la tribu le long de l'océan, un monde délimité par les eaux et par les hautes montagnes recouvertes de forêts qui dominaient l'arrière-pays. Les légendes narrées par les anciens racontaient qu'autrefois la tribu avait franchi l'océan, en provenance d'autres terres peuplées par des clans d'hommes sauvages, des êtres plus féroces que les animaux, couverts de fourrure, et qui se nourrissaient de chair humaine. On conservait le souvenir de contrées envahies par le froid, où la simple quête de la nourriture quotidienne devenait une aventure fertile en dangers. Alors un jour, les ancêtres des Vrais Hommes avaient fui ces pays hostiles, où vivaient ceux qu'ils appelaient les Hommes des Glaces, et s'étaient lancés, sur de frêles esquifs, à l'assaut de l'océan immense. Le Sik'Aï de la tribu avait eu la vision d'un domaine fabuleux, où les Vrais Hommes pourraient s'établir et vivre dans la paix et l'abondance. Il ne s'était pas trompé. Beaucoup avaient péri durant la traversée des Grandes Eaux. Mais les survivants avaient fini par aborder dans cet univers magnifique, où le climat était doux et la nourriture abondante. Depuis des dizaines de générations, les Vrais Hommes avaient fait de Pos'Eïden leur royaume. Pos'Eïden, dont le nom signifiait "le paradis offert par les dieux de l'Océan".
Depuis, rien n'avait semblé devoir changer le cours immuable de la vie des Vrais Hommes. Jusqu'à ce jour extraordinaire où l'inconnu était apparu aux yeux d'Haevya.
Presque sans y penser, elle l'avait suivi, le soir venu, lorsque le clan avait quitté le lac sacré pour courir vers l'océan. Il lui avait pris la main et l'avait entraînée vers les flots du crépuscule, à l'écart des autres. Là, l'eau salée les avait lavés tous deux de la couche boueuse qui maculait leurs corps. Alors lui était apparu un homme d'une beauté extrême, aux longs cheveux blonds. Il était difficile de lui donner un âge. Ce n'était ni un adolescent ni un homme mûr. Ses yeux reflétaient une sérénité et une sagesse intérieure qui l'avaient subjuguée. Mais surtout, il était beaucoup plus grand que les autres. Sur le moment, elle ne s'étonna même pas que personne ne l'eût remarqué.
Ensuite...
Ensuite, cela avait été une étreinte éblouissante, magique, qu'elle n'avait pas su, qu'elle n'avait pas osé refuser, sans doute parce qu'elle la désirait de toute son âme, de toute sa chair. Elle en conservait un souvenir fabuleux, celui d'un instant hors du temps, où avait ruisselé en elle une braise liquide et bienfaisante, qui l'avait plongée dans une plénitude totale.
Elle avait su, au moment même où la semence de l'inconnu se répandait dans son ventre, qu'elle porterait son fruit. Un fruit prodigieux, inestimable. L'homme mystérieux était demeuré toute la nuit contre elle, la possédant plusieurs fois, lui murmurant des mots doux dans une langue étrange.
Au matin il avait disparu, laissant dans son corps l'empreinte de son amour. Elle aurait dû trembler, redouter la colère des siens. Elle avait perdu sa virginité, à laquelle les traditions attachaient tant d'importance. Pourtant elle n'éprouvait aucune frayeur, aucun remords. Après avoir vécu une telle expérience, elle pouvait mourir sans regret. Elle avait été aimée par un dieu -un dieu qui lui avait donné un enfant. Elle en était déjà persuadée dès cet instant.
Elle ignorait cependant qu'elle n'était pas seule dans ce cas. Son amie Ephyra avait, elle aussi, reçu la visite d'un autre inconnu surgi du sortilège de la nuit sacrée.
Au matin, leurs pères respectifs les avaient frappées pour avoir quitté la tribu jusqu'à l'aube. Mais leur fureur n'avait plus connu de bornes lorsque, peu de temps après, elles avaient été obligées d'avouer qu'elles attendaient chacune un enfant.
Au cours d'un jugement humiliant, elles avaient été déclarées femmes-sans-homme, c'est-à-dire indignes d'épouser un guerrier. Ainsi étaient désignées les femmes indociles, ou de mœurs légères. Elles étaient condamnées pour le reste de leur existence à subvenir seules à leurs besoins. Quant à leurs enfants, jamais ils n'auraient le droit d'accéder au statut d'êtres-adultes. Ils demeureraient toute leur vie des bâtards, des exclus.

Haevya respira profondément, les yeux mi-clos. Bien souvent les femmes-sans-homme, incapables de se nourrir seules, et de supporter la discrimination qui les écartait de la vie de la tribu, préféraient se livrer aux flots purificateurs de l'océan. Pourtant, ni elle ni Ephyra n'avaient songé un seul instant à quitter la vie.
L'une comme l'autre, elles avaient accepté sans sourciller les vexations que les membres de la tribu ne manquaient pas de leur faire subir à la moindre occasion. Le pire de tous était sans conteste Han'Ihr, le jeune fils du khafiht, qui avait la méchanceté chevillée au corps. Le souvenir de la nuit enchanteresse les soutenait. Toutes deux avaient vécu des moments d'une intensité rare, qui leur donnaient la force de tout endurer. Seul le Sik'Aï, le sorcier, avait pris leur défense. Il avait lu dans les os des animaux sacrifiés qu'il convenait de ne leur faire aucun mal. Une puissance supérieure les protégeait, avait-il déclaré. C'était peut-être pour cette raison qu'elles n'avaient pas été brûlées vives, comme le voulait la coutume lorsqu'une femme était soupçonnée d'entretenir des relations avec les divinités des Ombres.

Peu à peu, la dignité et la sérénité dont elles avaient fait preuve en avaient impressionné plus d'un. Mais les traditions étaient à ce point ancrées dans l'esprit des membres du clan qu'elles avaient dû subir mille persécutions de la part des plus intransigeants.
Il leur avait fallu vivre leur grossesse loin de la demeure paternelle. Elles s'étaient construit une petite masure à l'écart du village, où elles avaient attendu, se soutenant mutuellement, l'instant de l'accouchement. Elles savaient qu'elles ne pouvaient compter sur l'assistance des autres femmes de la tribu. Pourtant, elles n'en éprouvaient aucune inquiétude. Sans pouvoir expliquer pourquoi, elles sentaient qu'une présence invisible et bénéfique veillait sur elles.
Lorsque le terme avait été proche, elles s'étaient rendues sur les rives de l'océan, guidées par un appel mystérieux qui semblait provenir du plus profond de leur cœur.
Haevya avait accouché la première. Dès que les douleurs des contractions s'étaient faites plus fréquentes, elle avait pénétré dans les eaux bleues, suivie par sa compagne. A ce moment, un groupe de dauphins surgi de nulle part était venu les entourer. Le premier moment de surprise passé, elles avaient compris que les grands mammifères, dont les légendes affirmaient qu'ils étaient sacrés, venaient leur offrir leur secours. Deux femelles tournaient au loin afin d'éloigner d'éventuels requins ou autres prédateurs, tandis qu'une troisième demeurait à leurs côtés, comme une présence rassurante.
L'eau tiède était d'une limpidité cristalline, inondée par un soleil chaleureux, comme si les dieux de l'océan et du ciel avaient voulu saluer l'événement. Haevya en gardait un souvenir de lumière et de plénitude. A l'inverse des autres femmes de la tribu, qui accouchaient en position accroupie, dans des souffrances pénibles, Haevya n'avait ressenti pratiquement aucune douleur. Assistée par Ephyra qui lui soutenait la tête hors de l'eau, elle avait éprouvé l'impression extraordinaire de ne plus faire qu'un avec l'océan et le monde autour d'elle. A peine le nouveau-né avait-il quitté le corps maternel que la femelle dauphin l'avait poussé avec délicatesse, à l'aide de son rostre, pour le guider vers la surface, afin qu'il respire pour la première fois. Comme elle l'aurait fait pour son propre petit. Selon la coutume, Ephyra avait tranché avec les dents le cordon ombilical, et Haevya avait pris le bébé dans ses bras. Il était beau et fort. Un cri puissant avait jailli de ses poumons libérés. C'était un garçon, et le plus bel enfant que la tribu ait jamais vu.
Le lendemain, Ephyra accouchait d'une superbe petite fille, dans les mêmes conditions.
Les deux jeunes femmes avaient baptisé le petit garçon Astyan, ce qui voulait dire approximativement "enfant oublié par les étoiles", et la fillette Anéa, ce qui signifiait "issue des rêves". Devant la beauté et la vigueur des nouveau-nés, les deux femmes oublièrent très vite leur triste condition. A elles deux, elles trouveraient la force de les nourrir et de les élever.

Ainsi firent-elles. Vivant à l'écart de la tribu, elles pêchaient pour leur propre compte, chassaient à l'insu des autres dans les hautes vallées de l'intérieur des terres, bravant les dangers inconnus que recelaient ces territoires peu fréquentés. Jamais leurs enfants ne manquaient de rien, même quand elles devaient subir les avanies de jeunes hommes acharnés contre elles. Certaines vieilles femmes se montraient plus compréhensives, qui leur offraient parfois des coquillages ou des fruits en cachette de leurs époux.
Parce que leurs enfants étaient plus beaux et plus forts que ceux du village, elles avaient tout supporté sans broncher. Elles étaient sûres à présent d'avoir été aimées par des dieux. Le souvenir de la nuit hors du temps où les deux inconnus avaient fécondé leurs ventres ne les quittait pas. L'une comme l'autre gardaient en mémoire l'image d'un signe étrange sur leur peau. Un signe magique qu'elles avaient retrouvé sur le corps de leurs enfants, presque au même endroit.
Une marque sombre en forme de trident.

EXTRAIT N°2
Tout à coup, un coup de tonnerre monstrueux ébranla jusqu'aux fondations du palais, tandis que la foudre s'abattait au loin sur une silhouette géante, à peine perceptible à cause de la pluie abondante. L'espace d'une fraction de seconde, Anéa entrevit une autre lueur au pied de la masse noire. Il y eut un craquement gigantesque, puis la forme colossale s'effondra dans un mouvement terriblement lent. Les deux femmes se mirent à hurler. L'instant d'après, Astyan était là. Il prit Anéa dans ses bras. Elle balbutia d'une voix brisée par l'angoisse:
— Le Grand-Père! Le Grand-Père des arbres vient de tomber!

Quelques instants plus tard, malgré la tempête, Astyan et Anéa étaient sur les lieux. Ignorant les trombes d'eau qui les détrempaient jusqu'aux os, ils s'approchèrent de l'arbre géant, à présent couché sur le flanc. Ses racines arrachées de la terre s'agitaient sous l'effet de violentes tornades. Quelques flammes couraient encore sur le tronc démesuré, mais la pluie les éteignait inexorablement. Par chance, à cause de l'ouragan, le parc était désert. Le colosse, haut de plus de cent cinquante coudées, s'était abattu sur des labyrinthes de verdure où les amoureux aimaient à se retrouver la nuit.
Attirés par le vacarme, de nombreux citadins étaient sortis de chez eux, ignorant la tourmente. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux : l'arbre millénaire, le "Grand-Père", ne pouvait périr ainsi. Il était l'orgueil de Poséidonia. Sur les joues, l'eau qui coulait n'était pas due uniquement à la pluie.
— Ce n'est pas possible, gémit Anéa. C'était le plus bel arbre du monde. Maudite soit cette tempête.
— Des tempêtes, il en a affronté d'autres, répliqua Astyan. Ce n'est pas la première fois qu'il est touché par la foudre.
— Crois-tu que nous pourrions parvenir à le redresser? Si nous concentrons notre puissance psychokinétique...
— Cela ne servirait à rien. Il est mort. Ses racines sont brûlées.
— Mais la foudre l'a touché à la cime.
— Ce n'est pas elle qui l'a tué. Regarde!
Il caressa avec émotion le bois du vieux séquoia. La base du tronc semblait avoir été littéralement déchiquetée par un souffle puissant.
— Qu'est-ce que ça veut dire? demanda la Titanide.
— La foudre n'est qu'une coïncidence extraordinaire. On a délibérément voulu abattre cet arbre, en plaçant un explosif à sa base.
Anéa s'approcha à son tour. Astyan avait raison. Elle se mit à hurler:
— Mais qui, qui a pu avoir le lâche courage de s'attaquer à cet arbre?
A présent, la colère avait remplacé la peine. Elle tourna les yeux vers les badauds présents. Mais la douleur qui émanait de leurs esprits n'était que trop sincère. Elle s'en voulut de sa réaction vive.
— Pardonnez-moi, dit-elle. J'avais connu cet arbre tout petit. C'est moi qui l'avais planté.
Plusieurs personnes l'entourèrent pour la consoler. Soudain, Astyan poussa un cri de rage.
— Venez voir!
Il indiqua une marque à demi dévorée par les flammes.
— Le signe du serpent, gronda-t-il, en proie à la fureur.
A quelque distance, un homme l'interpella.
— Seigneur! Par ici!
Il désignait, sur un rocher de granit, quelques lignes tracées à la hâte, que les eaux avaient en partie effacées. Astyan lut à haute voix:
— "Comme cet arbre, nous abattrons les Titans, ces dieux maudits qui asservissent l'espèce humaine."

EXTRAIT N°3
Autour de l'homme, les badauds s'esclaffaient. Visiblement personne n'ajoutait foi à ses dires. Le voyageur les apostropha avec véhémence, puis les écarta d'un geste vague de la main. Les buveurs l'abandonnèrent à son amphore de bière. Reconnaissant les Titans, ils les saluèrent avec respect. Astyan vint s'asseoir à côté de l'homme, qui leva vers lui des yeux injectés de sang.
— Qui tu es, toi? grogna-t-il.
— Un ami. J'aimerais que tu me répètes ce que tu disais tout à l'heure.
— Tu veux te ficher de moi, toi aussi? Comme ces imbéciles?
— Non! Je sais que tu dis la vérité. Je le lis en toi.
Ce fut alors que le marin aperçut le regard d'émeraude et la riche vêture de son interlocuteur. Il se confondit en excuses laborieuses et bredouillantes.
— Seigneur Astyan, je ne t'avais pas reconnu. Pardonne-moi!
— Aucune importance. Je voudrais entendre encore cette histoire sur les hommes-boucs.
L'homme baissa la tête.
— Ah, c'est peut-être l'aventure la plus horrible que j'ai vécue. Et pourtant j'en ai vu, sous tous les cieux de cette foutue planète.
Il rota, s'essuya la bouche, puis déclara:
— Mon nom, c'est Euphémos, de Karya. C'est un petit port de l'île d'Hespérya. Par les dieux qui nous écoutent, cela fait plus de trente soleils que je bourlingue sur les océans. Je connais presque toutes les colonies. Mes yeux ont vu toutes sortes d'animaux, des lieux inimaginables pour les gens de l'Archipel. Depuis les énormes montagnes de glace flottantes du Septentrion jusqu'au lointain désert de feu du continent austral, l'Inkheus. Pourtant, jamais je n'avais assisté à ce qui s'est passé pas plus tard que l'année dernière.
Son regard s'était agrandi de frayeur rétrospective. Il se versa une nouvelle rasade de bière, qu'il avala d'un trait. Astyan ne broncha pas.
— J'étais marin sur un navire qui faisait commerce avec les colonies du grand continent oriental, le Tsahar. Par Selehn la Blanche, nos cales regorgeaient de bois précieux et de pierres fines. Nous faisions route vers Saïqarah, en Aralu. C'est alors qu'une tempête soudaine nous a contraints à affaler la voile, pour nous réfugier à proximité d'une île montagneuse. Nous savions qu'elle était peuplée par des hordes sauvages, mais nous n'avions pas le choix. L'un de nos mâts était brisé par le milieu. Il nous fallait réparer, et calfater les brèches de la coque. Nous avons abordé dans une petite crique abritée. Il n'y avait personne en vue. Par chance, nous avions avec nous un détachement de six gardes coloniaux, armés de lance-éclairs; c'était suffisant pour tenir les sauvages à distance.
Il cracha par terre.
— Les sauvages, oui! Mais pas les monstres qui ont surgi dès le lendemain.
Malgré son teint rougeaud, il réussit à pâlir.
— Nous avions établi un campement sur la plage. Quelques hommes étaient partis dans la forêt pour abattre un arbre, afin de remplacer le mât. Il y avait trois femmes avec nous, l'épouse du commandant et deux amies à elle. Elles revenaient de Cytharia, sur la côte ouest du Tsahar. De fort belles femmes, ma foi. Elles ont eu envie de passer la nuit sur la plage. Avec les gardes, elles se sentaient en sécurité.
Il renifla bruyamment.
— Les pauvres filles, elles auraient mieux fait de rester à bord. Pas une n'en a réchappé, Seigneur. Nous n'avons rien pu faire.
— Que s'est-il passé?
Il planta son regard sombre dans les yeux d'Astyan.
— Ils ont surgi de la forêt. Jamais je n'avais entendu parler de telles créatures, seigneur Astyan. Leur aspect aurait fait fuir les plus braves. Car, si le haut de leur corps est celui d'un homme, le bas est poilu comme celui d'un gorille, et se termine par des pieds de bouc. Leurs mains sont armées de griffes acérées, leur crâne surmonté de deux cornes. Leur visage est horrible: des yeux noirs, globuleux, sans vie, des crocs pointus qui dépassent de leurs gueules.
"Ils ont jailli de partout. Ils portaient les têtes de nos marins plantées au bout de leurs piques. Ils brandissaient de lourdes massues. Les gardes ont armé leurs lance-éclairs et les ont affrontés. Nous, les marins, nous avons saisi tout ce qui nous tombait sous la main, et nous nous sommes battus. Je crois que nous en avons tué quelques-uns. Mais il n'y avait rien à faire, ils étaient trop nombreux. Les gardes ont été tués jusqu'au dernier, malgré les lance-éclairs. Alors la panique s'est emparée de tous, et nous nous sommes jetés à l'eau.
Il se mit à pleurer.
— Et nous avons abandonné les femmes.
Il se frappa la tête de son poing.
— Jamais je ne me le pardonnerai. Mais qu'est-ce que je pouvais faire? Ils étaient beaucoup plus forts que nous. Nous n'étions plus qu'une poignée de survivants. Les filles ont essayé de nous suivre dans l'eau, mais elles n'ont pu regagner le navire. C'étaient elles que les monstres voulaient. Ils les ont capturées et traînées sur la plage. Et là, nous avons assisté à une scène atroce. Tous, l'un après l'autre, ils ont abusé d'elles, de toutes les manières possibles, y compris les plus abominables. Ces pauvres filles hurlaient. Jusqu'au moment où elles n'ont plus rien dit. Alors... alors les monstres les ont découpées en morceaux. Ils ont allumé un grand feu sur la plage; et là, sous nos yeux, ils les ont dévorées. Avec les cadavres de nos compagnons .
Il saisit les mains d'Astyan.
— C'est depuis ce temps que je me suis mis à boire, Seigneur! Mais dis-moi, que pouvais-je faire? Que pouvais-je faire?
— Rien! Il vous aurait fallu des armes plus puissantes. Et nos navires ne sont guère armés. Contre qui devraient-ils se défendre?
— Cela fait longtemps que je sillonne l'océan. J'avais déjà abordé sur ces îles. Les sauvages qui les peuplaient n'étaient pas vraiment dangereux. Mais ils ont disparu. Ces créatures démoniaques ont dû les exterminer, eux aussi.
— Qu'avez-vous fait ensuite?
— Le capitaine avait péri en voulant défendre sa compagne, alors le second a pris le commandement. Nous avons relevé l'ancre, et nous avons fait route vers Lyonesse avec la voilure qui nous restait. C'était l'île la plus proche. Nous n'avions presque plus de vivres à bord. Trente des nôtres avaient été tués dans cette île maudite; nous n'étions guère plus d'une vingtaine de survivants. Mais la tempête s'était calmée, et les dieux des vents nous ont été favorables. Nous avons fini par arriver à Akhêna.
— As-tu parlé de ça au Titan Hypérion?

— Non! A peine débarqués, nous avons raconté notre histoire dans le port. Nous voulions voir le seigneur Hypérion. Un homme a dit qu'il se chargeait de nous obtenir une entrevue. Il a emmené le second avec lui, en disant qu'il rencontrerait les Titans le lendemain. J'ignore s'il a vu le prince, mais ce qui est sûr, c'est qu'on a retrouvé son corps trois jours plus tard, à moitié bouffé par les crabes, au pied d'une falaise. Bizarrement, mes camarades ont disparu eux aussi, l'un après l'autre. On aurait dit qu'une malédiction nous poursuivait. Je ne me sentais plus en sécurité à Akhêna, alors j'ai pris le premier navire en partance. Et je suis arrivé ici. Jamais je n'avais raconté cette histoire auparavant. J'avais trop peur. Et puis aujourd'hui j'ai parlé. Probable que j'ai trop bu. Je m'en fous de crever. J'entends encore les hurlements de ces pauvres filles dans mes oreilles.
Il saisit Astyan par la manche.
— Si j'avais eu... si j'avais eu ta force, Seigneur, j'aurais massacré ces abominations.
Il serra les poings dans un geste de rage et d'impuissance.
— Mais je ne suis rien. Rien qu'un pauvre imbécile qui ne sait même pas manier un lance-éclairs!
— Calme-toi. Tu n'as rien à te reprocher.
La voix chaleureuse du Titan détendit quelque peu le marin. Il leva les yeux sur Astyan.
— Dis-moi ce qui se passe, Seigneur! Pourquoi mes compagnons ont-ils disparu à Akhêna? Qu'ai-je vu que je n'aurais pas dû voir?
Astyan posa la main sur l'épaule du marin.
— Je l'ignore. Mais ici, tu es sous ma protection. Je vais te faire préparer des appartements au palais. Parle-moi de cet homme qui devait conduire le second auprès d'Hypérion.
— C'était un individu assez grand, le teint foncé, les cheveux noirs. Il portait la toge des Argontes. Je me souviens aussi d'un détail: il portait une bague à la main gauche. Un anneau orné d'un bijou en forme de serpent.


 
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