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LE CARREFOUR DES OMBRES
PREMIER CHAPITRE


Depuis mon départ d’Auvers sur Oise, un malaise obscur me tient. Je traverse la forêt de l’Isle Adam, et j’ai la désagréable impression qu’il va m’arriver quelque chose. Un accident, peut-être… ou une mauvaise rencontre. Inquiet, je concentre mon attention au maximum, ce qui n’est guère facile, étant donné l’heure – trois heures du matin – et les contrecoups sournois d’une nouba bien arrosée.
Il n’a cessé de pleuvoir toute la journée d’hier, et les feuilles mortes rendent la chaussée glissante à souhait. Les phares de la voiture trouent la nuit sylvestre, dessinant des silhouettes fantasmagoriques que le néant avale l’instant d’après. Les seuls êtres vivants que je croise depuis des kilomètres sont des lapins, dont les petits derrières blancs fuient en bondissant, affolés, dans la lumière mouvante. Loin au-dessus, la lune joue à cache-cache derrière les nuages et les frondaisons noires agitées par un vent agressif.
Je viens de passer la soirée chez des amis avec lesquels nous avons salué avec l’enthousiasme qui convient l’avènement du beaujolais de l’année. Celui-ci, au parfum de framboise et de banane, aux dires des experts, m’a rapidement plongé dans une euphorie béate. La vie m’a semblé plus belle. J’aurais dû rester coucher sur place, comme on me l’a proposé. Mais j’ai refusé. Je n’aime guère offrir à mes amis le réveil pâteux des lendemains de fête, ainsi que l’haleine et l’humeur de dogue qui en résultent. Ce fut sans doute une erreur. Etant donné mon état, il vaudrait mieux que j’évite de tomber sur une horde de gendarmes d’humeur inquisitrice. S’il leur prenait fantaisie de me faire souffler dans un ballon, il prendrait sûrement une couleur bizarre. Fort heureusement, les hordes précitées sont assez rares en forêt par une température proche de zéro, en pleine nuit, surtout au mois de novembre.
Mes mains se crispent sur le volant. Parfois, j’ai l’impression que le faisceau des projecteurs se dédouble. La route est étroite, les yeux me brûlent, le sang me bat aux tempes. A plusieurs reprises, j’ai dû m’endormir pendant quelques fractions de seconde. La fatigue me broie la poitrine. Si j’étais raisonnable, je m’arrêterai sur le bas-côté pour un petit somme réparateur. Mais je n’ai pas envie d’être raisonnable. Pour quoi faire ?
La soirée s’était annoncée prometteuse en raison de la présence de deux filles ravissantes que j’avais imaginées libres, mais que de jaloux boy-friends, arrivés un peu plus tard, avaient surveillées avec férocité. Frustré, je m’étais consolé avec le beaujolais.
A présent, j’ai une barre de plomb dans la tête. Mais il faut que je tienne. Je respire profondément, me cale sur le siège. J’ai peine à maintenir les yeux ouverts. La route défile, ruban sinueux serpentant de manière imprévisible entre deux falaises de ténèbres peuplées d’arbres-monstres. Des bras griffus tentent d’agripper ma voiture, ambiance Blanche-Neige en fuite dans la forêt.
Par moments, mes pensées s’évadent vers mon roman. La sylve environnante ressemble à celle dans laquelle s’était égarée mon héroïne, Laura, au tout début de l’histoire. Sa voiture était tombée en panne. Laura, quant à elle, était tombée… sur ce qu’elle n’aurait pas dû voir. Cet endroit sinistre, appelé le « Carrefour des Ombres », avait donné son titre au roman.
Un choc me réveille. Le volant m’échappe. La voiture fait une embardée, bondit sur quelque chose.

J’ai dû rester inconscient un court instant. Je regarde autour de moi. La voiture a quitté la chaussée, mais il ne semble pas y avoir de dégâts. Pour plus de sûreté, je descends vérifier. L’air glacial me pénètre les membres et me tord la respiration dans la poitrine. Une douleur sourde me vrille les côtes. Pourtant, j’avais passé ma ceinture de sécurité...
A pas incertains, je fais le tour du véhicule. Apparemment, pas de tôle froissée. A la lumière des feux arrières, je découvre la cause de ma sortie de route : une racine de pin qui déforme le bitume comme un reptile pétrifié.
Le vent froid et la peur rétrospective m’ont un peu dégrisé. Je resserre ma veste, remonte dans la voiture et mets le contact. Le moteur démarre au quart de tour. Ouf ! Je ne me voyais pas passer la nuit sur place. Prudemment, je reprends la route. Les douleurs se calment un peu.
Mais pas mon vague à l’âme. Les sourires des jouvencelles croisées plus tôt me hantent. J’avais tenté de les éblouir en leur expliquant que j’étais Antoine Maréchal, le célèbre romancier, cela n’avait pas éveillé chez elles autre chose qu’une attention polie et des bâillements discrets. L’une d’elles m’avait avoué qu’elle n’aimait pas lire. Elle avait ajouté – avec une hypocrisie consommée – qu’elle le regrettait.
Je ne peux même pas me consoler en me disant que je vais retrouver la tendre chaleur de mon épouse légitime, Vanessa, en me glissant sous la couette : elle m’a lâchement abandonné pour un film dans les Rocheuses canadiennes, où elle va encore faire baver d’envie ses petits camarades masculins du tournage. Vanessa, la Bombe helvète, comme l’a surnommée un journaliste à l’imagination débordante. J’aurais pu l’accompagner, mais je suis coincé en France à cause d’un manuscrit à fournir en urgence à mon éditeur – et néanmoins ami. Elle va sans doute me tromper avec l’acteur principal, un bellâtre du style latin lover. Au fond, je n’en sais rien. Et je ne veux pas le savoir. Puisque je la trompe moi-même, pourquoi n’en ferait-elle pas autant ?
Je la trompe. Enfin, disons qu’il m’arrive de ne pas résister aux propositions des femmes qui me font discrètement comprendre que je leur plais. Cependant, dans l’état où je suis, il est hors de question de rejoindre Catherine, ma jolie maîtresse du moment. Son golden boy de mari doit repartir pour l’un de ses nombreux voyages à l’étranger, mais ce matin encore, il s’incrustait dans leur domicile parisien, ce qui a interdit à ma conquête de venir goûter quelques heures aussi coquines que condamnables en ma compagnie. Cela fait quelques nuits que je dors seul, et la peau douce d’une femme – et tout ce qui va avec – commence à me manquer sérieusement.
Ah, qu’il serait doux de secourir une belle auto-stoppeuse peu farouche !
Mais il ne faut guère y songer. A cette heure-ci, et avec le temps qu’il fait, la présence d’une voyageuse en perdition tiendrait du miracle.

Et pourtant...
Lorsque j’arrive chez moi, à Mortefontaine, petit village cossu de la forêt de l’Isle Adam, une femme est là, devant le portail. Son ample manteau noir, dont elle a relevé la capuche, lui donne l’allure d’un fantôme dressé dans la lueur blafarde de la lune épisodique. La lumière des phares l’éblouit. Elle lève la main pour se protéger, cligne des yeux. J’arrête la voiture devant mon portail et descends, tout en cherchant sans succès une automobile en panne.
— Je peux vous aider ?
Silence. Elle me dévisage, quelque peu méfiante. Puis elle sourit. Une sensation bizarre m’envahit. D’après ce que je peux deviner dans l’ombre du capuchon, cette femme est très belle. Il se dégage de son sourire une sensualité irrésistible. Cependant, quelque chose me dit que je dois rester sur mes gardes. Curieusement, j’ai le sentiment de déjà la connaître. Mais impossible de me souvenir où et quand je l’ai rencontrée.
— Je peux faire quelque chose pour vous ? insisté-je.
— Non, je… Je suis désolée, je suis perdue, répond-elle.
Sa voix est pure, cristalline. Mais sa réponse est singulière. J’habite dans la forêt, à plus de deux kilomètres du centre du village. Mes plus proches voisins sont à trois cents mètres, et le chemin goudronné qui mène ici se transforme en allée forestière au-delà, jusqu’à un étang où viennent boire les cerfs. L’endroit est idéal pour une promenade un dimanche après-midi, mais complètement illogique par une nuit glaciale de novembre.
Elle n’a pour tout bagage qu’un sac de voyage en cuir noir, qu’elle porte en bandoulière. Nous restons un instant sans parler. Je suis un peu embarrassé. Elle ne cesse de me dévisager avec un regard intense, comme si elle cherchait, elle aussi, à savoir où elle m’a croisé.
— Vous souhaitez peut-être que je vous conduise quelque part, hasardé-je sans conviction.
A la vérité, j’aimerais qu’elle se débrouille toute seule. J’ai envie de rentrer et de me coucher. La fatigue me broie les membres.
— Je ne sais pas où aller, dit-elle très vite. Je… j’ai vu votre maison, j’ai sonné, mais il n’y avait personne. Je m’apprêtais à repartir.
— Vous ne savez pas où aller…
— Non.
— Où habitez-vous ?
Elle hésite, puis répond :
— Nulle part.
L’étrangeté de la réponse m’intrigue. Elle n’a pourtant pas l’air d’une SDF. Ses vêtements sont soignés, élégants. Mais je suis trop épuisé pour discuter. Elle attend. J’ai l’impression qu’elle n’est pas là par hasard. Tout à coup, une bourrasque soudaine nous bouscule. Elle frissonne, resserre son manteau autour d’elle. Je ne peux tout de même pas la laisser dehors.
— Ecoutez, la chambre d’amis est libre. Si vous le souhaitez, je peux vous héberger cette nuit…
— Volontiers ! Merci.
Elle n’a pas hésité l’ombre d’une seconde. À la réflexion, c’est plutôt étonnant. Accepter ainsi l’hospitalité d’un inconnu… Le parc entourant la demeure étant assez vaste, je l’invite à monter dans la voiture. Perplexe, je manœuvre la télécommande. Le portail automatique s’ouvre. J’enclenche la première et avance doucement dans l’allée. Pourquoi ai-je la désagréable sensation qu’un piège est en train de se refermer sur moi ?
Je reste silencieux. La présence de cette femme est pour le moins surprenante. D’où sort-elle ? Elle n’a pas de véhicule. Pour venir jusque chez moi à pied, il faut le vouloir. L’inquiétude m’envahit. Les menaces dont j’ai fait l’objet après mon dernier roman, Le Carrefour des Ombres, me reviennent. Je ferais mieux de rester sur mes gardes.
— Pardonnez-moi si je me montre indiscret, dis-je, mais que faisiez-vous ici à cette heure ? Surtout par un temps pareil ?
— C’est une longue histoire. Je préfère ne pas en parler ce soir.
— Comme vous voudrez.
Je hausse les épaules. Après tout, elle s’est peut-être fait tout simplement larguer par un type. Mari, amant, compagnon de passage. Je comprends dans ce cas qu’elle n’ait pas envie de s’étendre sur la question. J’ai vécu ça, moi aussi.

Je remonte l’allée au pas. Ma maison est une bâtisse solide, un havre de paix au milieu des chevreuils et des sangliers — ces salopards à quatre pattes qui viennent s’ébattre avec une régularité irritante au fond de mon parc et me bousillent consciencieusement pelouses et plantations. Sur le flanc de mon petit manoir s’élève une tour. Ma tour, au premier étage de laquelle j’ai installé mon bureau, une pièce extraordinaire, la réalisation d’un rêve depuis longtemps caressé, et dont je n’ai pas encore ap­pris à me lasser. Montaigne possédait la même, qu’il avait baptisée sa Librairie. Dans ce sanctuaire, je fais vivre mes personnages, et surtout mes héroïnes, des femmes vibrantes, passionnées, combatives, séductrices, fragiles, attachantes. Ce qui m’a valu un public essentiellement féminin.
Je gare ma voiture avec précaution. Après une sortie de route sans dommages, il ne manquerait plus que je froisse une aile. La fatigue est de retour, ainsi que les douleurs dans la poitrine. Par moments, j’ai un peu de mal à respirer.
Nous entrons. Elle contemple le hall avec curiosité.
— Ca vous convient ? demandé-je d’une voix rauque.
— Ce mélange de pierre et de bois est très chaleureux. Vous avez une maison magnifique.
— Au fait, je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Antoine Maréchal. Je suis romancier.
— Je sais.
Je fronce les sourcils. L’inquiétude resurgit instantanément.
— Comment ça ?
— Votre nom est sur le portail. Et puis, votre visage n’est pas inconnu. La presse a parlé de vous plusieurs fois.
— C’est vrai, admets-je, un peu rassuré. Et vous ?
— Moi ?
— Votre nom…
— Je m’appelle Laura.
Brusque bouffée d’adrénaline.
— C’est amusant, réponds-je. C’est le prénom de l’héroïne de mon dernier roman.
Elle sourit, mais ne dit rien. Les lettres anonymes de ces deux derniers mois me reviennent à la mémoire. Un peu nerveusement, je précise :
— C’était une sombre histoire de scandale politico-pharmaceutique. Vous ne le croirez pas, mais j’ai reçu des menaces après la parution de ce livre. Certaines personnes ont dû estimer que tout n’était peut-être pas totalement fictif dans cette histoire.
— Et c’était la vérité ?
— Disons que je me suis inspiré de faits réels, avec l’aide d’un ami journaliste. Mais ça ne va pas plus loin. Vous avez peut-être lu ce roman ? Cela s’appelle Le Carrefour des Ombres.
— Je l’ai lu !
Elle hésite un instant, puis ajoute :
— J’ai aussi lu tous les autres !
— Tous ? Ca, c’est... c’est flatteur ! Mais votre nom, ce n’est pas une blague ? Vous vous appelez vraiment Laura ?
— Bien sûr ! Vous voulez voir mes papiers ?
— Non, non !
Mon inquiétude a l’air de l’amuser beaucoup. Intrigué, je poursuis :
— Ainsi, vous avez lu tous mes livres ! J’espère qu’ils vous ont fait passer de bons moments !
Et voilà mon ego qui quête un compliment comme un chien mendie un biscuit... Besoin de me rassurer ? De séduire ? Mais elle élude ma réflexion d’un sourire.
— S’il vous plaît, je suis très fatiguée, et j’ai froid. J’aimerais dormir, si cela ne vous ennuie pas.
— Excusez-moi ! Je dois vous paraître un peu égoïste. Venez, je vais vous montrer votre chambre.
Je l’invite à me suivre à l’étage. Quelque chose me dit que je ferais mieux de la flanquer dehors. Je la mène pourtant à la chambre d’amis. C’est une pièce confortable, aux poutres apparentes, décorée de meubles anciens, au milieu de laquelle trône un magnifique lit à baldaquin. Elle pose son sac sur une chaise.
— Voilà ! Je vais monter le radiateur. Il y a des draps propres dans le lit.
— Je vous remercie.
Je lui désigne la porte de la salle de bains, sur le palier. Elle me regarde de nouveau intensément. J’ai l’impression qu’elle veut me parler. Mais elle se contente de me dire :
— Je vous remercie de m’accueillir ainsi, en pleine nuit.
— Je ne pouvais pas vous laisser dehors par ce temps.
Elle m’adresse un dernier sourire et referme.
Je regarde la porte close, songeur. Laura est une très belle femme. Pourquoi n’ai-je pas envie de la séduire ? La fatigue, sans doute…
Renonçant à répondre à la question, je me dirige vers ma propre chambre.
Ma chambre ! Il devient urgent que la femme de ménage vienne s’occuper des cadavres qui tiennent compagnie aux bouquins jetés en vrac au pied du lit. J’ôte laborieusement mes chaussures qui voltigent, selon les caprices de la pesanteur, à travers la pièce. Pas le courage de les ranger. Mon lit est froid, désespérément vide. Vanessa, pourquoi n’es-tu pas là pour me réchauffer ? Je grommelle quelque chose d’obscur laissant sous-entendre que les femmes sont toutes de fieffées garces bourrées d’ingratitude, et je plonge dans les bras de Morphée, maîtresse tout à fait ambiguë, puisque, selon mes sources, il s’agissait d’un dieu aussi mâle que grec.

A SUIVRE...

 
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