Menu principal :
LA DAME D'AUSTRALIE
EXTRAITS
EXTRAIT N°1
Deux mois passèrent, amenant un printemps précoce. La relation amoureuse de Maureen avec le colosse Patrick Mahoney s’était épanouie. C’était un grand buveur de bière, qui aimait déclencher des bagarres « pour rire » avec les autres membres de la ferme. Mais aucun ne pouvait rivaliser avec lui, ce qui l’amusait beaucoup. Malgré sa force herculéenne, Mahoney ressemblait à un enfant, se distrayant d’un rien, riant de tout avec un bonheur égal. Judith l’aimait bien, car il était incapable de faire du mal à une mouche. Maureen n’avait pas été longue à se glisser dans le lit de ce géant au cœur tendre, qu’elle menait désormais par le bout du nez.
Judith en était heureuse pour sa compagne. Elle s’était liée d’amitié avec Rebecca, à peine plus âgée qu’elle, dont l’attitude de petit animal traqué l’avait émue. Elle avait tenté de lui faire comprendre qu’elle n’était pas obligée de se soumettre ainsi aux caprices des hommes. Mais la jeune femme lui avait répondu que cela ne l’ennuyait pas.
- Tu sais, ils sont gentils avec moi. Pas comme les marins. La plupart étaient ivres. Ils me battaient quand ils n’arrivaient pas à… enfin, tu vois ce que je veux dire.
Malgré son expérience, Rebecca avait du mal à trouver les mots pour exprimer les actes auxquels elle se livrait avec les hommes. Un jour, mise en confiance, elle raconta son histoire à Judith.
- Je suis née ici, en Australie, dit-elle. Ma mère était une convicte. Elle avait été condamnée à l’exil parce qu’elle volait sur les marchés. Au début, pour purger sa peine, elle a été employée par la Rum Corps. Mais, quand elle a été libérée, elle s’est retrouvée sans travail. Alors, pour manger, elle n’a pas eu d’autre solution que de se prostituer. C’est comme ça que je suis née. J’ai été élevée par les filles du port, qui me nourrissaient comme elles pouvaient. Leurs souteneurs ne leur laissaient presque rien.
Ses yeux se mirent à briller.
- Je n’avais pas dix ans quand on m’a obligée à coucher pour la première fois avec un homme. Oh, je savais déjà ce que c’était. Les marins ne prenaient pas la peine de se cacher. Ma mère était morte quelques jours plus tôt. Un soir, elle était tombée sur un client un peu plus agressif que les autres. Il lui a ouvert le ventre avec son couteau. Il n’a même pas été inquiété. A Sydney, les juges ont d’autres choses à faire que de poursuivre les assassins des prostituées. On jette leurs corps dans les eaux du port, ni vu, ni connu. Après la mort de ma mère, son souteneur m’a prise avec lui. Il a menacée de me tuer si je ne faisais pas tout ce qu’il voulait. J’étais terrorisée. J’ai obéi. Je savais ce qu’ils faisaient aux filles qui refusaient de se soumettre : ils leur tailladaient le visage à coups de rasoir.
Judith blêmit. Elle aurait pu subir le même sort si on ne l’avait pas confiée à Campbell. Tout compte fait, elle avait eu de la chance. Comment aurait-elle pu se défendre contre une armée d’individus sans scrupules ?
- Comment es-tu arrivée à Hill End ?
- C’est Jack qui m’a ramenée. Lors d’un voyage à Sydney, il a rendu visite aux filles du port. Je crois qu’il a eu pitié de moi. Il m’a rachetée à mon souteneur et m’a proposé de vivre dans sa ferme. Il ne m’a pas caché que ses hommes avaient besoin de la compagnie de femmes. Mais je préfère cent fois être ici. Les gars ne me battent pas. Ils me font même des cadeaux, parfois. Et puis, je mange à ma faim tous les jours. Là-bas, je pouvais rester plusieurs jours sans rien avaler. Lorsque mon souteneur estimait que je n’avais pas rapporté assez, par exemple. Je n’avais jamais d’argent pour m’acheter un morceau de pain.
EXTRAIT N°2
A présent, la nuit était presque tombée. Au loin vers l’ouest, un soleil rouge et accourci éclaboussait les nuages violets de longues traînées sanglantes. Malgré la faim et le froid, Judith finit par s’endormir, épuisée.
Plus tard, elle fut réveillée par des grognements. Une angoisse irrationnelle s’empara d’elle. Elle songea aussitôt à une meute de dingos. Elle n’avait aucun moyen de se défendre. Cependant, la bête inconnue n’émettait pas les grondements et les jappements caractéristiques des chiens sauvages. Elle faillit hurler pour effrayer le monstre, mais se retint. S’il la repérait, elle était perdue. Jetant parfois des coups d’œil affolés, elle passa le reste de la nuit à écouter le vacarme qu’il faisait, fait de bruits de branches cassées, de raclements de terre et de roche.
Tout à coup, dans la clarté blanchâtre de la lune, une forme noire naquit des profondeur d’une colline proche. Une masse fantomatique s’éleva dans les airs. Judith connut un moment de pure panique lorsqu’elle se rendit compte que le spectre gigantesque et silencieux se dirigeait vers elle. Elle se recroquevilla dans sa cachette, s’attendant d’un instant à l’autre à voir une créature cauchemardesque se matérialiser devant elle. La forme noire masqua la lune, et passa tout près de l’arbre de Judith. Elle se rendit compte alors qu’il s’agissait d’une nuée de chauve-souris.
Au matin, un soleil resplendissant inondait la vallée. Les grognements avaient cessé, mais l’animal était encore là. Elle découvrit alors une bête étrange, qui ressemblait vaguement à un ours mélangé avec une taupe. Il ne devait peser pas plus de vingt kilos. Pendant la nuit, il avait creusé un trou et s’y était lové. Judith cessa de trembler et pesta contre l’animal. Cette stupide bestiole l’avait effrayée pour rien. Puis elle se souvint des descriptions notées par Campbell. L’importun était un wombat. Il vivait dans des galeries souterraines. Le terrier de celui-ci avait peut-être été noyé par la tempête de la veille.
Avec le soleil, la chaleur était revenue. Judith se débarrassa de ses vêtements et les accrocha sur les branches du vieux pin. Ils eurent tôt fait de sécher.
Elle ne pouvait rester dans les parages. La ferme n’était pas tellement éloignée et les chasseurs pouvaient revenir. Après avoir repris ses vêtements, elle décida de suivre le cours d’eau. Celui-ci était encore en crue, mais son niveau avait diminué depuis la veille. Les rivières menaient toujours vers la mer. En suivant celle-ci, elle arriverait certainement quelque part. Elle se mit en marche.
Les difficultés ne tardèrent pas à surgir. Tout d’abord, elle avait perdu ses chaussures et ses pieds la faisaient souffrir. Il y avait une autre urgence : elle n’avait rien avalé depuis plus d’une journée et une crampe douloureuse lui tordait l’estomac. Elle devait se mettre en quête de fruits ou chasser un animal.
Mais quelles plantes étaient comestibles dans ce monde inconnu ? Autour d’elle, outre les pins et les eucalyptus, poussaient quantités d’arbustes présentant des fruits de formes étranges. Certains d’entre eux étaient peut-être empoisonnés. A force de patience, elle finit par reconnaître des noix burrawong, des mangues et des pêches quandong. Sacrifiant son jupon, elle le transforma en sac qu’elle noua autour de sa taille, et dans lequel elle plaça sa récolte. Puis, sous l’œil curieux de cacatoès gris au ventre rouge, elle s’installa sous un eucalyptus et se mit à manger.
Dans l’après-midi, ayant repéré un nid dans un arbre, elle se hissa dans ses branches et découvrit quelques œufs de petite taille, qu’elle emporta malgré les protestations vigoureuses des parents.
L’idée lui vint de fabriquer un arc pour chasser. Elle se mit à la recherche d’un arbuste aux branches assez souples pour confectionner un arc. Sans succès. Aucun bois ne convenait. Elle se souvint alors de son adresse à la fronde, lorsqu’elle était enfant. Découpant une bande de sa robe, elle se fabriqua une arme solide, qu’elle noua à son poignet droit, laissant l’autre extrémité libre. Pour éviter que ses cheveux lui retombassent dans les yeux, elle déchira une autre bande et la noua autour de sa tête. Sa robe, largement entamée par ces différentes opérations, remontait désormais au-dessus de ses genoux. Puis elle choisit des pierres rondes qu’elle rangea dans son sac. Elle passa le reste de la journée à s’entraîner en visant un tronc d’arbre creux. Si les premiers tirs ratèrent leur cible, elle retrouva très vite son habileté, qui lui avait valu l’admiration de ses petits camarades de jeu des rues de Kingston – et, quelquefois, les foudres de sa mère lorsqu’elle avait pulvérisé une vitre par erreur.
Ainsi équipée, elle se sentit plus forte. Autrefois, Richard l’avait amenée à la chasse. Elle possédait un fusil alors. La première fois, elle avait hésité à tirer. L’idée de donner la mort lui répugnait. Mais Richard lui avait expliqué qu’il était nécessaire de tuer pour vivre. L’animal abattu allait nourrir la famille.
- Si tu manges de la viande, avait-il dit, tu dois savoir que les animaux doivent mourir pour nous la fournir. C’est pour cela que nous devons les respecter et ne jamais en tuer plus que nécessaire.
Judith comprenait encore mieux aujourd’hui la sagesse contenue dans ces paroles. Elle songea aux chasseurs de la Mort du Loup. Ceux-là ne chassaient que pour le plaisir. Et monsieur de Vigny l’avait bien compris. A présent, elle devait tuer et dépecer elle-même ses victimes si elle ne voulait pas mourir de faim. Mais quel gibier choisir ? Elle avait déjà mangé du kangourou à la ferme. C’était une viande maigre, agréable au goût, mais qu’il fallait faire cuire longtemps.
Elle se mit en quête d’une proie. Cependant, il était beaucoup plus facile d’atteindre une cible immobile qu’un animal. Ceux-ci s’enfuyaient à la moindre alerte. Le soir, elle était bredouille. Voyant le soleil décliner, elle chercha un nouvel abri pour la nuit. Afin de se placer hors d’atteinte des dingos, elle s’installa dans les branches d’un grand pin, chassant des lieux une nuée d’oiseaux piailleurs.
Le lendemain, après de nombreuses tentatives infructueuses, elle parvint, à l’aide de sa fronde, à abattre un petit marsupial que les gens de la ferme appelait bandicoot. L’animal n’était pas bien gros et tenait sans peine dans son sac de toile. Un autre problème se posa alors. Comment faire du feu pour le cuire ? Elle ne disposait d’aucune allumette au soufre ou de briquet. La faim ne la tenaillait pas trop puisqu’elle avait encore une provision suffisante de fruits. Mais elle allait devoir trouver une solution rapidement si elle voulait pouvoir se chauffer. Les nuits étaient glaciales.
Elle se mit en quête de silex, sans succès. Elle fit des essais avec les pierres dont elle disposait. Nouvel échec. En désespoir de cause, elle sortit le cadavre du petit animal et le déposa sur le sol. Elle ne pouvait pas le manger cru. Un malaise étrange la tenait.
- Pardonne-moi, murmura-t-elle. Je t’ai tué pour rien.
Au fond, il n’était peut-être pas prudent de faire du feu. Elle n’était pas encore très éloignée de Hill End. La fumée pouvait attirer l’attention.
Elle résolut de se rabattre sur le poisson, dont elle pouvait manger la chair crue. Elle réfléchit au moyen le plus simple de pêcher et se fabriqua une lance de bois dont elle affûta la pointe à l’aide de son poignard. La rivière avait regagné son lit. Mais le courant était trop rapide. Elle la suivit pour chercher un endroit propice. Un peu plus loin, elle se transformait de nouveau en rapides. Judith dut franchir un éboulement rocheux, une dénivellation encombrée de broussailles épineuses qui lui lacérèrent les mollets. Plus bas, elle découvrit un petit étang entouré d’une végétation luxuriante. Se saisissant de sa lance, elle s’avança dans l’eau jusqu’au genoux et attendit. Au début les poissons s’enfuirent. Mais Richard lui avait enseigné la patience.
- Les animaux doivent s’habituer à ta présence, disait-il. Comme si tu faisais partie de la forêt.
Ce devait être pareil avec les poissons. Elle se concentra. Il fallait qu’elle mange autre chose que des fruits. Elle resta ainsi plus d’une heure, les pieds enfoncés dans la vase. La douleur de la blessure s’était ravivée et l’immobilité n’arrangeait rien. Elle devait serrer les dents pour ne pas gémir. Peu à peu, elle vit des ombres nonchalantes et curieuses se rapprocher. Certaines vinrent tourner autour de ses jambes. Soudain, elle frappa aussi vite que possible. En pure perte. Les poissons s’écartèrent aussitôt dans toutes les directions. Elle poussa un juron bien senti, emprunté au vocabulaire militaire du capitaine Pedders. Puis elle se remit en position. L’attaque fulgurante n’avait pas eu l’air d’effrayer les poissons, qui revinrent presque immédiatement.
Après une vingtaine d’échecs, elle sentit tout à coup sa lance vibrer. Elle poussa un cri de victoire. Elle avait réussi. Fébrilement, elle sortit sa capture de l’eau et se réjouit. La prise était de belle taille. L’animal se tordait dans tous les sens pour s’échapper. Judith le jeta sur l’herbe puis, à l’aide de son poignard, lui trancha la tête d’un geste vif. Le souffle court, elle resta un long moment à savourer sa victoire. Elle avait déjà mangé du poisson cru à Paris. Du saumon. La chair de celui-ci ne devait pas être très différente. Elle l’éviscéra, le lava à grande eau et tailla les filets dans lesquels elle croqua à belles dents. Peut-être aurait-elle recraché le tout dans d’autres circonstances. Mais cette fois, la faim était trop forte. Elle eut l’impression qu’elle n’avait jamais rien mangé d’aussi bon.
Ce soir-là, elle s’endormit le ventre plein.
EXTRAIT N°3
Judith ne savait plus depuis combien de temps elle avait quitté le monde des Blancs. Il lui était difficile de se repérer aux saisons. Le temps ne comptait pas pour les Aborigènes. Parfois, entre deux bivouacs, on ne parcourait que deux ou trois kilomètres. Au début, cette apparente nonchalance déconcerta la jeune femme. Elle aurait voulu savoir où l’on allait, dans combien de temps on arriverait, mais ces questions paraissaient n’avoir aucun sens pour Bangaree.
- Quelle impatience en toi, Thanee ! Si tu vis toujours dans le rêve à venir, tu perdras celui du présent.
Dans un premier temps, Judith ne comprit pas ce que voulait dire le vieil homme. Puis elle se rendit compte que ce qu’elle prenait pour de la nonchalance n’était en fait qu’une manière de vivre intensément l’instant qui passait. Les Aborigènes prenaient le temps de chasser, de cueillir, comme s’ils avaient l’éternité devant eux. Bangaree avait raison : une impatience étrange bouillait en elle. Elle s’accrochait encore à l’idée de retourner en Angleterre. Pourtant, à mesure que les jours passaient, ce désir s’estompait. Tout au fond d’elle, son intuition lui soufflait que cette démarche n’avait plus aucun sens. Seul le désir de revoir sa mère motivait cette volonté de repartir. Or, elle commençait à prendre conscience que Marie ne vivait probablement plus. Il y avait de fortes chances qu’elle ait été victime du complot infâme qui avait bouleversé l’existence de Judith. Elle aurait dû en ressentir un désir de vengeance. Pourtant, elle n’éprouvait plus aucune haine. Sans qu’elle s’en rendît compte, la sérénité des Aborigènes avait étouffé toute colère en elle.
Chaque jour, on couvrait de petites distances, longeant des cours d’eau, ou traversant des plaines désertiques. La végétation se raréfiait dès que l’on s’éloignait des rivières. Certaines ne présentaient plus qu’un mince filet coulant au milieu d’un lit encombré d’un fouillis de plantes aquatiques enchevêtrées. Les arbres étaient essentiellement des eucalyptus, de tailles et de formes différentes, des pins décharnés et des acacias, dont les fleurs jaunes diffusaient un parfum agréable. Les vents brûlants apportaient des odeurs de sable et de terre, mêlées aux senteurs des plantes épineuses qui rampaient sur le sol et entravaient la progression. Parfois, pour une raison qu’elle ignorait, on demeurait plusieurs jours sur place.
Judith constata que les Aborigènes avaient une connaissance parfaite de cette immensité. Ils savaient toujours où trouver les points d’eau, étangs ou citernes rocheuses naturelles, les endroits où passer la nuit, les lieux les plus giboyeux.
Peu à peu, elle commença à comprendre de quelle manière ils vivaient. A l’inverse des Blancs, qui orientaient toujours leurs actes vers l’asservissement de la nature et de leurs semblables, les Aborigènes vivaient en harmonie avec le désert. Ils se sentaient partout chez eux dans leur pays sans limite, dont ils faisaient partie et dont ils ne pouvaient attendre que de bonnes choses.
A condition de respecter les règles et les interdits…
Au bivouac, Judith avait de longues conversations avec Bangaree, qu’elle abreuvait de questions, ce qui amusait le vieil homme.
- Les Blancs ne comprennent pas grand chose à notre peuple et ils ne s’y intéressent pas. Pourquoi veux-tu savoir ?
- Il se passe autour de moi des choses étranges que je ne me m’explique pas. Certains d’entre vous se méfient de moi. Si je savais pourquoi, je pourrais peut-être faire en sorte qu’ils m’aiment.
- Est-ce si important pour toi ?
- Je ne suis pas leur ennemie.
- Pour nous, les Blancs sont des esprits mauvais. Lorsqu’ils les ont vus pour la première fois, nos ancêtres les ont pris pour des spectres à cause de la pâleur de leur peau. Ils les ont appelés : gangall-Naka-Waraigo, « les bébés venus de l’endroit où le soleil se lève ».
Judith comprit qu’il faisait allusion aux premiers Anglais qui avaient débarqués à Botany Bay au siècle dernier. A l’est.
- Pourquoi des bébés ? s’étonna-t-elle.
- Leurs actes étaient dépourvus de sagesse. Ils ne respectaient pas la vie. Ils tuaient les animaux sans raison, non pour se nourrir, mais pour leur plaisir.
Il eut une moue de tristesse et ajouta :
- Nos ancêtres ne s’étaient pas trompés. Les Blancs les ont chassés de leurs territoires. Or, chacun de nous est attaché à l’endroit où il est né. Il en est le gardien, celui qui respecte les rites du Rêve. Mais les Anglais nous ont interdit de revenir dans les lieux sacrés pour y célébrer les rituels. Ils ont posé ce qu’ils appellent des clôtures pour y installer des animaux inconnus qui dévorent les herbes et les arbres. Ils se battent même entre eux à cause de ces clôtures. Ils croient qu’ils peuvent posséder la terre, comme on peut posséder un objet. N’est-ce pas la preuve de leur folie ? La terre est là depuis le commencement du Rêve et elle sera toujours là lorsque ces hommes seront morts et que leurs os en feront partie. Voilà pourquoi certains d’entre nous se méfient de toi. Pour mon peuple, le blanc est la couleur de la mort. A ceux des nôtres qu’ils ont capturés, les tiens ont voulu imposer leur propre dieu. Je le connais. J’ai vécu quelque temps dans une mission. C’est là que j’ai appris à parler l’anglais. Selon la loi de ce dieu, les hommes doivent s’aimer et se respecter. Alors, je n’ai pas compris pourquoi ils ont massacré les miens. Un jour, je suis parti.
Il n’y avait aucune colère dans la voix de Bangaree. Plutôt une acceptation de la fatalité.
- Un jour, poursuivit-il, les Blancs envahiront notre monde. Alors, nous n’aurons plus nulle part où aller, car je sais qu’ils veulent nous tuer jusqu’au dernier.
- Comment ça ?
- J’ai vu ce qu’ils ont fait à plusieurs clans. Parfois, les chasseurs blancs prenaient leurs fusils et tiraient sur les hommes, les femmes et les enfants comme sur des animaux.
Judith pensa à l’affaire de Myall Creek. Elle ne pouvait contredire le vieil homme.
- Ils étaient en colère, parce que les miens avaient tué leurs bêtes stupides. Mais les Blancs ont fait pire. Ils ont fait des présents à des tribus, des couvertures et des vêtements. Des cadeaux dans lesquels se cachaient de mauvais esprits qui apportaient la maladie.
La gorge de Judith se serra. Elle avait entendu parler, par Jack Connors, de cette pratique honteuse et lâche. En certains endroits, on avait donné aux Aborigènes des couvertures ayant servi à des malades atteints de la variole et d’autres maladies contagieuses. Elle se mit à pleurer. Bangaree lui caressa doucement la tête.
- Sèche tes larmes, Thanee. Tu n’es pas responsable des crimes commis par certains des tiens. C’est ce que j’ai expliqué aux membres de la tribu.
A force de patience, Judith réussit à apprivoiser ceux qui lui étaient hostiles. Le soir, au campement, elle aimait à réciter à mi-voix, afin de ne pas les oublier, tous les poèmes qu’elles avaient appris par cœur. Mahanee, intriguée, l’écoutait avec attention. Amusée, Judith prit l’habitude de les déclamer à haute voix. La jeune Aborigène ne comprenait pas le sens des paroles, mais elle aimait la mélodie des mots. Curieux, les autres se rapprochèrent discrètement et écoutèrent. Pour eux, il ne faisait aucun doute qu’elle invoquait des esprits très puissants, venus du monde des Blancs. Au début, cette pratique les inquiéta, mais un soir, l’émotion de Judith fut telle qu’elle ferma les yeux et des larmes ruisselèrent sur ses joues. Ce phénomène bouleversa même ceux qui se méfiaient d’elle. Comme rien de mauvais ne se passa au cours des jours qui suivirent, on prit l’habitude, le soir, de l’écouter parler, dans ce langage qu’ils ne connaissaient pas, mais dont la musique chantait agréablement à leurs oreilles.
« Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
« On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
« Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
« Tes flots harmonieux.
Un élément intriguait Mahanee, qui avait commencé à apprendre quelques mots d’anglais. Elle ne comprenait aucun de ceux qu’employait Judith.
- Parce que cette langue-là n’est pas de l’anglais, mais du français, expliqua la jeune femme.
- Alors, tu parles deux langages ?
Judith acquiesça. La nouvelle fit le tour de la tribu, provoquant un étonnement sans borne. Cette étrangère à peau blanche devait être bien savante pour ainsi connaître deux langues différentes. Bangaree lui-même, qui pensait que les Blancs s’exprimaient tous en anglais, fut impressionné. On en conclut que Thanee parlait dans le baragouin des envahisseurs, mais que la langue qu’elle utilisait le soir était celle des esprits. Elle les étonna encore plus lorsqu’elle leur déclama des poèmes en anglais. Ainsi, cette langue honnie pouvait, elle aussi, se révéler belle à écouter. Petit à petit, elle parvint ainsi à vaincre l’hostilité des plus méfiants. Ils lui adressèrent d’abord des sourires, puis s’enhardirent à venir bavarder avec elle.
Un soir, Judith demanda au sorcier :
- Dis-moi, Bangaree, cette route que nous suivons, est-ce ce que les Blancs appellent un chemin de Cantilène ?
Il éclata d’un rire joyeux, puis répondit :
- Quand je te disais que les Blancs ne comprenaient rien ! On ne peut voir les chemins de Cantilène. Ce sont des pistes invisibles qui nous relient à Jukkurpa. Au commencement du monde, les esprits éternels chantèrent pour faire naître toute chose : les montagnes, les déserts, les forêts, la pluie et le feu, les rivières, les arbres et les plantes, les animaux et les hommes. Lorsqu’un enfant naît, il incarne une forme semée par un rêve, un rêve pluie, un rêve kangourou, ou un rêve dingo. Il donne vie à la parole et au chant de Jukkurpa. Devenu adulte, il engendre des enfants. Quand il meurt, il rejoint le Rêve. Ainsi en est-il pour chacun de nous. Nous ne faisons que continuer ce qui a été créé au commencement. Et le savoir est transmis de père à fils, de mère à fille, indéfiniment. Voilà ce que l’on appelle les chemins de Cantilène. Par eux, on peut remonter jusqu’à Jukkurpa.
Judith hocha lentement la tête. Elle songea à ce que lui avait appris Marie, une mémoire qu’elle avait elle-même hérité de sa propre mère, enrichie de son expérience personnelle. Les Blancs, eux aussi, avaient leurs chemins de Cantilène, même s’il l’ignoraient.
- Je crois que je comprends, dit-elle. Chacun leur apporte ce que lui a offert sa vie, un savoir dont il fait, à son tour, don à ses enfants.
Les yeux du vieil homme se mirent à briller.
- C’est cela.
Il se tut un instant, puis ajouta :
- Chacun possède en soi ce que le Rêve y a déposé. Mais on ne peut accéder au rôle qui est le nôtre que par l’expérience et le mérite. Paherdee est né pour devenir le chef de notre tribu. Mais il lui a fallu beaucoup de patience et d’humilité pour parvenir à ce rang. Chez vous, les Blancs, beaucoup trop de gens veulent commander - surtout ceux qui ne sont pas faits pour ça !
Judith convint de la sagesse et de la clairvoyance contenues dans ces paroles. Elle laissa passer un silence, puis demanda :
- Comment peux-tu dire que j’appartiens à ce pays, puisque je suis blanche ?
- Chaque homme, chaque femme possède son destin propre. Jukkurpa peut se manifester à chacun, mais rares sont ceux qui savent interpréter les signes. Seuls les initiés le peuvent ; les sorciers, comme moi, ou bien certains hommes ou certaines femmes âgés. Ce pouvoir peut s’acquérir au cours de la vie. Mais, pour quelques êtres, il est inné.
Il pointa le doigt sur elle.
- Toi, Thanee, tu possèdes ce pouvoir. Tu as vu le rêve du loup à robe jaune, tu as vu ton totem et tu as su l’écouter. Il t’a ordonné de lutter pour survivre et tu lui as obéi. Tu as triomphé du mal qui te rongeait. Moi, je n’ai fait que t’aider à le vaincre. Mais le totem dingo voulait aussi dire autre chose.
- Et quoi ?
- Tu devras l’écouter encore. Sur ce point, je ne peux t’aider. Mais je pense que tu as une tâche à accomplir ici, dans ce pays.
Judith hocha la tête en silence. Au fond, cette perspective lui convenait assez. Elle commençait à aimer ce pays étrange, qui aurait pu sembler monotone au regard d’un Blanc. Chaque jour, elle y découvrait des beautés nouvelles. L’idée qu’elle ait pu le haïr, quelques semaines plus tôt, lui paraissait à présent invraisemblable. En réalité, elle détestait ceux qui l’avaient envahi, les colons, les juges, les éleveurs, les militaires. Sa vision avait complètement changé depuis qu’elle vivait avec les Aborigènes. Elle n’accordait même plus aucune importance à la nudité. Elle n’y pensait plus.
Le soir, les rayons du soleil déclinant faisaient jouer sur les rochers, sur les arbres, des reflets mystérieux, des ombres apaisantes. Les odeurs que la chaleur du jour avait retenues au sol s’élevaient, emplissaient les narines, se mêlaient aux senteurs des viandes que les femmes faisaient griller. Les enfants jouaient à l’écart et leurs éclats de rire faisaient écho aux appels des oiseaux inquiets de la nuit qui s’avançait. C’était un moment de paix, un instant de magie et de sérénité que Judith avait appris à goûter, à aimer.
Elle comprenait mieux la signification de ces mystérieux chemins de Cantilène. En certains endroits, les haltes prolongées étaient justifiées par des rituels étranges. Judith remarqua que les lieux sacrés offraient des particularités invisibles à un œil inexpérimenté. Les troncs sans écorce des eucalyptus étaient gravés de signes mystérieux. Ailleurs, des pierres étaient disposées d’une manière particulière.
Lorsque la tribu parvenait près d’un tel lieu, elle s’arrêtait, et certains membres, les gardiens du site, enduisaient leur corps de peinture ocre, sur laquelle ils dessinaient des formes simples : ronds, demi-cercle, lignes serpentines, traits de couleurs rouge, noire ou blanche. Ces cérémonies étaient célébrées aussi bien par les hommes que par les femmes. Cela dépendait des endroits. Ils mâchaient des feuilles de pituri qui les amenaient dans un état second, puis se mettaient à danser en psalmodiant des chants rythmés, accompagnés de claquements de bâtons. A travers les quelques mots qu’elle commençait à connaître, Judith comprit que ces chants retraçaient l’histoire des esprits anciens, dont ils perpétuaient la mémoire.
La première fois qu’elle assista à un rituel, il se produisit un événement qui impressionna beaucoup la jeune femme. Tandis que les trois hommes gardiens du site sacré commençaient à peindre leurs corps, un grondement mystérieux se fit entendre, qui lui donna le frisson. C’était une vibration profonde, effrayante, qui semblait annoncer l’arrivée d’un monstre gigantesque. Les membres de la tribu avaient arrêté leurs occupation. Pourtant, personne ne paraissait particulièrement inquiet. Judith saisit la main de Mahanee.
- Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
- Ca rhombe, répondit la petite Aborigène. Voix des esprits.
Judith ne put en apprendre plus. Tout à coup, le grondement cessa. Quelques instants plus tard, Bangaree apparut. Elle comprit qu’il s’était livré à une cérémonie à l’aide d’un instrument inconnu, comme celui qu’il utilisait parfois, le didjeridoo. C’était une sorte de long bâton creux, fabriqué à partir d’un tronc de jeune eucalyptus, dont il tirait des sonorités profondes et graves.
- Le rhombe est un instrument sacré, lui dit-il plus tard. Seuls les hommes initiés peuvent le voir fonctionner. C’est pourquoi je me suis éloigné. Dans certaines tribus, la loi punit de mort une femme qui tenterait de s’approcher lorsque résonnent les voix des esprits.
- C’est horrible. Mais pourquoi ?
- Elle risquerait de provoquer leur colère.
On ne croisait personne dans l’immensité du désert. Judith avait l’impression qu’elle pourrait ainsi marcher pendant des années sans que la tribu ne croisât qui que ce fût. Pourtant, un jour, ils firent une découverte étrange. La tribu venait de reprendre sa longue marche lorsqu’un éclaireur revint en courant, s’inclina devant Paherdee avant de se lancer dans un discours volubile, auquel Judith ne comprit pas grand-chose, sinon que le pisteur semblait bouleversé. Lorsqu’il eut fini de parler, le chef se tourna vers elle et lui fit signe de le suivre. Un peu étonnée, elle obéit.