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L’OR DU SOLOGNOT
EXTRAIT N° 1
Ce jour-là, comme souvent, Laetitia avait partagé le repas de midi – le dîner – de la famille Gestain, celle de Sylvain. Ensuite, les trois enfants avaient quitté le village pour se diriger vers la forêt. Il faisait un temps magnifique, qui avait conservé aux arbres leurs frondaisons rousses et or. Les deux garçons, profitant de la présence de Laetitia, avaient dépensé des trésors de ruse pour échapper à la corvée de garde de leurs petits frères et sœurs, dont la présence les eût encombrés. Ainsi libres, ils comptaient bien s’aventurer en des endroits où leurs parents leur interdisaient de se rendre. Et ceux-ci ne manquaient pas.
À quelque distance du village, vers le sud, se trouvait un lieu que les villageois évitaient. Même les enfants, d’ordinaire téméraires, n’osaient guère se risquer sur ce domaine dont on chuchotait qu’il était maudit. Cet après-midi-là, pourtant, Sylvain et Jean, désireux tous deux de briller aux yeux de la fillette, n’avaient cessé de se lancer des défis, chacun à leur tour. Ils y avaient récolté bleus et égratignures, mais aucun des deux n’avait déclaré forfait aux défis de l’autre. Il fallait grimper au plus haut d’un arbre, sauter à pieds joints par-dessus un « riau » – un ruisseau – assez large, ce qui avait valu à Sylvain un bain involontaire, mais insuffisant pour le décourager. Jusqu’au moment où Jean, qui venait de traverser un obstacle de ronces, lança à Sylvain qui se moquait de lui :
— Ben toi, t’es pas chiche d’aller sur le domaine de la Dame de Marolles !
Sylvain pâlit.
— Faut pas plaisanter avec ça, répliqua-t-il, mal à l’aise.
— T’as peur ! T’es qu’un trouillard !
Piqué au vif, Sylvain riposta :
— Bah et toi ? Tu serais chiche ?
Pris au dépourvu, Jean hésita. Il avait eu l’idée le premier et ne pensait pas que Sylvain lui retournerait le défi.
— Hé, c’est à mon tour de choisir ! C’est pas moi qui dois aller là-bas ! C’est toi !
Intriguée, Laetitia attendait la suite. Ses chevaliers servants ne reculaient devant rien pour l’amuser et attirer son attention, quitte à recevoir ensuite une raclée de la part de leur père. Mais cela valait mieux que de passer pour un lâche aux yeux de leur belle. Cette fois pourtant, le défi proposé par Jean les faisait hésiter tous les deux. C’était la première fois.
— C’est qui, la Dame de Marolles ? demanda-t-elle.
— C’est qui… ou c’est quoi ? grommela Sylvain.
Il baissa la voix.
— Certains disent un spectre, d’autres une birette.
— Une birette ? Un monstre ?
— Personne ne sait. Ce qu’on sait, c’est qu’on l’entend hurler parfois, à la pleine lune. Et des gens ont disparu parce qu’ils s’étaient approchés trop près de sa maison.
— C’est la première fois que j’entends parler de ça.
— C’est normal. Personne n’ose. On a trop peur qu’elle apparaisse.
A force de fréquenter ses deux risque-tout de camarades, Laetitia avait pris goût au défi elle aussi.
— Eh bien moi, j’aimerais bien y aller.
Les deux garçons se regardèrent, catastrophés. Jean regretta d’avoir lancé cette idée. C’était trop dangereux. Car l’un comme l’autre allaient devoir suivre la fillette. Sylvain jeta un regard lourd à son copain.
— Ben quoi ? Tu te dégonfles ? riposta Jean d’un ton bravache.
— Certainement pas ! Mais j’ai la trouille. Et toi aussi !
Jean aurait bien répondu que c’était faux, mais la pâleur de son visage aurait démenti ses paroles.
— Ouais, t’as raison, admit-il à contrecœur. Moi aussi, j’ai la trouille.
Tous deux espéraient que la petite renoncerait devant leur hésitation, mais ils la connaissaient assez pour savoir qu’elle avait un côté intrépide qu’on ne décourageait pas aussi facilement.
— On y va ? s’exclama-t-elle.
— Si mon père apprend qu’on t’a emmenée là-bas, il va me tanner la couenne, c’est sûr, gémit Sylvain.
— Il ne le saura pas, répondit Jean. Personne ne va jamais par là. Ils ont trop peur.
Laetitia se demanda si elle-même avait peur. Mais c’était la première fois qu’elle entendait parler de cette Dame de Marolles. La curiosité l’emportait sur la crainte. Et puis, il faisait un temps magnifique et une belle lumière inondait la lande et la forêt. Comment croire à la présence d’êtres maléfiques dans ces conditions ? Ils se mirent en route.
Le chemin menant vers le domaine de la Dame de Marolles avait été empierré autrefois. Chariots et voitures à chevaux pouvaient certainement y circuler sans risquer d’y briser un essieu. Mais il y avait belle lurette que personne ne l’entretenait plus. Les trous s’y étaient multipliés et la nature y reprenait inexorablement ses droits. Des arbustes et des mauvaises herbes détruisaient peu à peu le revêtement de pierre.
— On dirait un chemin qui mène à un château, remarqua Laetitia.
— Ouais ! grogna Sylvain. La maison de la Dame, c’était pas un château, mais c’était une grande maison quand même. C’étaient pas des paysans qui vivaient là.
— Et elle est où, cette maison ?
— Pas très loin. Mais… il en reste rien. Elle a brûlé il y a longtemps. Y’a plus que les murs ! Tout noirs !
— Elle a brûlé ?
— Ouais.
Au loin, au-delà d’une étendue de fougères, Laetitia distingua soudain des ruines, dissimulées par de hauts arbres. Poussée par la curiosité, elle s’avança avec prudence, suivie par ses deux amis plus morts que vifs.
— On voit bien d’ici, hasarda Jean.
Mais Laetitia ne l’écoutait pas. L’endroit la fascinait. Les habitants de Marolles évitaient d’évoquer les êtres inquiétants qui hantaient leurs légendes. Seules les grands-mères osaient en parler, le soir, près de l’âtre, afin de décourager les enfants de s’aventurer loin de chez eux tout seuls. Il avait bien fallu la rivalité entre Sylvain et Jean pour les amener à passer outre. Mais les deux garçons n’en menaient pas large.
Sans tenir compte de leur frayeur, Laetitia continua d’avancer vers la demeure d’un pas bravache, ravie de leur prouver qu’une fille pouvait se montrer aussi courageuse que les garçons. De près, les ruines étaient imposantes. La bâtisse avait compté au moins un étage. Un escalier à double révolution menant à ce qui restait de l’entrée confirmait qu’il s’agissait d’une maison de maître.
— Qui habitait ici ? demanda-t-elle.
Sylvain haussa les épaules.
— J’en sais rien !
Jean baissa le nez, visiblement embarrassé. Laetitia se tourna vers lui.
— Tu le sais, toi ! Dis le moi !
Il hésita, puis répondit :
— Je sais pas si c’est vrai, mais certains disent que cette maison appartenait à ton grand-père autrefois. Même que c’est là que ton père est né.
— Mon père ?
Elle avait du mal à se représenter Auguste bébé. Mais il avait été petit, lui aussi. C’était indéniable. Elle regarda les ruines, plus intriguée qu’effrayée. Ainsi, cette maison aurait appartenu à son grand-père…
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ça a brûlé ?
— Personne ne sait. L’incendie a eu lieu il y a très longtemps, bien avant que ton père achète le château de Marolles. Ma grand-mère dit qu’après, le vieux Destremeaux est parti habiter à Romorantin. Plus personne n’est revenu ici. Pourtant, ton grand-père, il avait assez de fortune pour faire reconstruire la maison. Mais les anciens disent qu’il avait peur.
— Peur de quoi ?
— Ben, de la Dame de Marolles…
— Mais… c’est qui, cette dame ?
Jean secoua la tête :
— J’en sais rien…
— Peut-être ta grand-mère ? suggéra Sylvain.
— Oh non, je ne crois pas. Ma mère m’a dit que ma grand-mère est morte à Romorantin, quand mon père était petit. Lui, il n’en parle jamais.
Jean reprit :
— Y en a qui disent que la Dame de Marolles est morte brûlée vive dans l’incendie. Mais personne ne sait qui elle est. Depuis, son fantôme continue de hanter les lieux. Des gens disent l’avoir aperçue dans la forêt, et même dans le village, en plein hiver. Elle a pas de visage parce que sa peau est noircie par les flammes. Certains pensent qu’elle a été victime d’un crime, et que c’est pour ça que son âme, elle peut pas gagner son paradis.
Un grand froid envahit Laetitia. Le feu l’avait toujours effrayée.
— Alors… La Dame de Marolles est un fantôme ?
— On sait pas ce que c’est. Mais il vaut mieux pas trop s’approcher des ruines.
Laetitia trouva cette décision raisonnable. Elle jeta un dernier coup d’œil en direction des murs calcinés et s’apprêta à repartir. Tout à coup, elle frémit. Là-bas, au creux d’un renfoncement, quelque chose bougeait. Elle poussa un hurlement. Une silhouette sombre se dressa lentement au milieu de la végétation chaotique. L’instant d’après, les trois enfants détalaient en glapissant de terreur. Ils ne s’arrêtèrent qu’une fois revenus au beau milieu du village, haletant et tremblant de tous leurs membres.
— Eh bien, les drôles, clama la voix forte du maréchal-ferrant, on dirait que vous avez vu le guiabe en personne.
— P’têt ben ! répliqua Jean en reprenant son souffle. On a été voir la maison de la Dame. Et elle était là !
Les sourcils charbonneux du bonhomme se rapprochèrent.
— Faut pas dire des berdineries pareilles, le Jean. Faut pas se moquer.
— Mais je m’moque point, Ferdinand. L’était là, j’te dis. On l’a vue.
— C’est vrai, monsieur Dumas, renchérit Laetitia. Je l’ai vue aussi.
Le visage du maréchal-ferrant s’assombrit encore.
— Ma pauv’ ch’tite. Il faut pas aller muser par là. Surtout vous. La Dame, elle pourrait bien vous emporter.
Laetitia s’approcha.
— Je ne lui veux pas de mal, plaida-t-elle.
Elle hésita, puis demanda :
— Jean a dit que la maison appartenait à mon grand-père. Et que mon père y est né. Vous savez peut-être qui était cette dame.
L’homme se ferma.
— Je sais rien. Personne sait rien.
Il pointa un doigt épais comme un saucisson vers elle.
— Il y a des choses qu’y vaut mieux pas savoir, mademoiselle Laetitia. Vous feriez mieux de jamais retourner là-bas. Ça pourrait réveiller des choses terribles.
Laetitia comprit qu’elle n’obtiendrait rien de plus. Mais il était évident que le maréchal-ferrant en savait plus. Et que le mystère de la Dame de Marolles la concernait personnellement.
EXTRAIT N° 2
Laetitia crut qu’elle avait mal entendu.
— L’empereur ? L’empereur est ici ?
— Oui, Madame. Sa Majesté a été très touchée par les inondations qui ont frappé la France depuis quelques jours et elle a tenu visiter les pays dévastés pour réconforter leurs habitants. Nous sommes tout d’abord descendus dans le Sud. À présent, l’empereur désire se rendre à Orléans, qui est inondée elle aussi. Il est trop tard pour que nous y arrivions avant la nuit. Mais l’empereur s’est souvenu que le baron d’Estrivières possédait un manoir dans cette région. Et il voudrait lui demander l’hospitalité.
— Mon mari est à Paris, mais je recevrai Sa Majesté avec grand plaisir. Combien êtes-vous ?
— L’escorte de Sa Majesté représente une cinquantaine de personnes, Madame.
— Je ne sais pas si nous possédons des vivres en suffisance pour nourrir cinquante hommes qui doivent avoir très faim.
— Ne soyez pas inquiète à ce sujet, Madame. Les soldats transportent leurs propres vivres et leurs couchages. Et notre empereur a connu autrefois des moments difficiles. A plusieurs reprises au cours de ce voyage il a partagé notre ordinaire, sans jamais se plaindre une seule fois.
— Ce soir, vous mangerez autre chose que de l’ordinaire. Je vais demander à ma cuisinière de préparer un bon repas.
Quelques instants plus tard, la voiture de l’empereur pénétrait dans la cour du château. Vivement émue, Laetitia l’accueillit. Elle avait passé à la hâte l’une de ses robes préférées afin de faire honneur au souverain. L’empereur vint à elle avec un large sourire.
— Ah, Madame la baronne, soyez remerciée de votre hospitalité. Je suis très heureux de vous revoir.
Laetitia fit une révérence, mais l’empereur la prit familièrement par le bras et ils remontèrent l’escalier pour se mettre à l’abri à l’intérieur.
— Quel joli mois de mai ! s’exclama l’empereur. Ne se croirait-on pas en plein mois de novembre !
Un peu plus tard, Laetitia, Napoléon III et le commandant Lambert étaient installés dans le salon. Dans la cheminée brûlait un feu réconfortant.
Marjorie avait ouvert des yeux éberlués lorsque Laetitia lui avait dit que l’empereur arrivait au manoir.
— Je compte sur vous pour vous surpasser, avait dit la jeune femme.
Un instant déconcertée, Marjorie avait très vite réagi.
— On m’a apporté un lièvre hier. J’espère que Sa Majesté aime le civet.
Laetitia avait acquiescé d’un sourire. La crue n’empêchait pas les braconniers de continuer à sévir. Puis ils passaient au château d’Estrivières, où ils savaient être reçus comme il convenait… lorsque le baron, qui ne tolérait pas le braconnage sur ses terres, était absent. En revanche, Laetitia les rémunérait grassement. C’était une manière de tirer un pied de nez à son mari.
La soirée fut joyeuse et animée. Loin des fastes de la Cour, Napoléon III se révéla un homme d’une grande simplicité et d’un caractère égal. Laetitia s’était habituée à son accent curieux et à sa manière de parler d’une voix lente, comme s’il cherchait ses mots. Visiblement, l’empereur avait été profondément ébranlé par ce qu’il avait découvert.
— Nous avons visité Lyon, puis Valence et Avignon. Puis nous sommes descendus jusqu’à Arles en nous arrêtant dans de nombreuses petites villes. Partout, c’était un spectacle de désolation. Je tenais à me rendre à Tarascon, mais la ligne de chemin de fer a été endommagée en plusieurs endroits et il était impossible de l’emprunter. Alors, nous avons fait le trajet en bateau. Les rues étaient envahies par les eaux. Les habitants s’étaient réfugiés sur les toits. C’était une grande pitié que de voir cette catastrophe, tous ces pauvres gens qui ont tout perdu, serrés les uns contre les autres, avec leurs enfants qui grelottaient de froid. On ne peut imaginer pareille désolation sans l’avoir contemplée de ses yeux. J’ai apporté un peu de réconfort à ces pauvres gens. Une aide financière va leur être accordée, mais c’est peu de chose. Il va falloir tout reconstruire.
— Les habitants de notre région beaucoup souffert, eux aussi. Plusieurs maisons ont été endommagées, et dans le village voisin, il y a eu quatre noyés.
— Il faudrait renforcer les digues le long des fleuves et des rivières. Particulièrement cette Loire capricieuse.
— C’est vrai qu’il y a beaucoup de travail. Mais… « c’est le travail qui crée l’aisance, et l’aisance permet de consommer ».
Napoléon III la regarda, intrigué.
— Cette phrase me rappelle quelque chose.
— Je ne fais que citer ce que vous avez écrit vous-même, Votre Majesté. Dans L’extinction du paupérisme.
— Ainsi, vous connaissez ce petit fascicule…
— Je l’ai lu. Et je partage votre point de vue. Le travail crée de la richesse, une richesse qui peut profiter à tous si elle est répartie avec justice. J’ai été très intéressée par les idées que vous avez développées dans ce livre. Je me souviens encore à peu près de certaines phrases. L’une d’elles en particulier : « Il y a une grande différence entre la misère, qui provient de la stagnation forcée du travail, et le paupérisme, qui souvent est le résultat du vice. Répandre l’aisance, l’instruction, la morale dans les classes ouvrières, c’est extirper le paupérisme, sinon en entier, du moins en grande partie. »
— C’est exactement cela. J’ai écrit ces phrases lorsque j’étais emprisonné au fort de Ham. Aujourd’hui, me voici empereur des Français, et la prospérité se développe dans notre pays. J’en suis très heureux, mais je dois constater que la répartition des richesses ne se fait pas comme je l’aurais souhaité. Les riches continuent de s’enrichir, et les pauvres restent pauvres. C’est pourquoi, lorsque j’ai l’occasion de venir en aide à ceux qui souffrent, je le fais de grand cœur. Malheureusement, même ma position d’empereur ne me permet pas d’agir comme je le voudrais.
Il la contempla avec curiosité, puis ajouta :
— Quelle étrange petite personne vous faites, mon enfant. On ne s’attendrait pas de la part d’une femme aussi jolie à ce qu’elle s’intéresse à l’économie. Peu de gens ont lu ce fascicule, qui est un peu rébarbatif en raison des chiffres qu’il contient.
— Ce ne sont pas les chiffres qui ont retenu mon attention, mais les idées. D’ailleurs, les chiffres ont dû changer depuis l’époque vous avez écrit ces lignes.
— Probablement.
A ce moment, Ernest entra dans le salon et déclara :
— Madame est servie !
— Ah, je meurs de faim, s’exclama joyeusement l’empereur.
Marjorie s’était surpassée. Napoléon III et le capitaine Lambert firent largement honneur au civet de lièvre qu’elle avait préparé. Impressionnée au début de la visite impériale, Laetitia se sentait désormais à l’aise. Elle avait compris que l’empereur prenait plaisir à ne pas être obligé de respecter l’étiquette.
— Soyez encore remerciée pour la gentillesse de votre accueil, mon enfant. Cette halte dans votre manoir m’apporte un grand réconfort, entre les malheurs dont j’ai été témoin dans le Midi, et ceux que je vais devoir affronter dès demain.
Après le repas, il fit venir la cuisinière pour la complimenter. Marjorie esquissa une révérence maladroite, puis retourna dans sa cuisine rouge de confusion. Tandis qu’Ernest servait à l’empereur et au commandant une liqueur locale appelée « pousse d’épines », Napoléon III interrogea Laetitia sur sa vie au château d’Estrivières. Elle se garda bien cependant de lui faire part de la brutalité avec laquelle Charles la traitait. Elle orienta plutôt la conversation vers son enfance en Sologne, sur la beauté des forêts, les légendes locales comme celle de la Malnoue, qui réjouit grandement l’empereur.
— Je sais que notre ami Charles désirait avoir un fils, dit-il soudain.
— Dieu ne nous a pas encore accordé cette joie, Votre Majesté, soupira Laetitia.
Napoléon III hocha la tête avec compassion.
— C’est une grande tristesse que de ne pouvoir être père. Il n’a pu en avoir non plus avec sa première épouse.
— C’est pour cette raison qu’il voulait épouser une femme jeune qui soit à même de lui donner un héritier. Malheureusement, cela fait plus d’un an que nous sommes mariés et nous attendons toujours.
— J’espère que cela viendra. Être père est une telle joie. Il a fallu que j’attende l’âge de 48 ans pour la connaître. Ma douce Eugénie a mis au monde il y a deux mois le plus magnifique enfant que la terre ait jamais porté.
Puis il se lança dans une description pleine de chaleur de son héritier, le petit prince Louis. Laetitia éclata de rire devant le plaisir que l’empereur avait de parler de son fils. Il ne tarissait pas d’éloges. Jusqu’au moment où il aperçut le piano.
— J’ignorais que le baron connaissait la musique, dit-il.
— Il ne la connaît pas, répondit Laetitia. C’est moi qui joue.
— Ma chère enfant, vous possédez donc tous les talents. Oserais-je vous demander de jouer quelque chose pour moi ?
— Avec grand plaisir, Votre Majesté.
Laetitia prit place devant l’instrument. Aussitôt, elle exécuta quelques pièces composées par Richard. Cela lui était venu naturellement. A la fin, l’empereur et le commandant Lambert applaudirent.
— Je constate que vous n’avez même pas besoin de partition, remarqua le souverain.
— Ces morceaux ont été composés par Richard Drouant, dit-elle. Il fut mon professeur de piano. C’est pourquoi je ne les ai jamais oubliés.
— Richard Drouant… Son nom me dit quelque chose. Il me semble l’avoir applaudi dans un concert à Paris.
— C’est possible. Il possédait un petit pavillon à l’ouest de la capitale. Mais je sais qu’il est reparti pour Vienne.
Elle ne put dissimuler la tristesse qui avait empli son regard.
— C’est dommage, ajouta-t-elle. J’aurais aimé le revoir.
L’empereur la contempla sans mot dire, puis il eut un petit sourire discret.