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LA FILLE DE L'ILE LONGUE
PROLOGUE
Nouméa février 1944 …
En ce début 1944, alors que le monde était à feu et à sang depuis cinq années d’enfer, la paix régnait sur un pays de l’autre bout du monde, une île toute en longueur, située à 1500 km à l’est de l’Australie et à 2000 km au nord de la Nouvelle-Zélande. Cette île devait son nom – la Nouvelle-Calédonie –, au navigateur britannique James Cook qui, en septembre 1774, aperçut pour la première fois cette terre inconnue et décida qu’elle lui rappelait les côtes de son Ecosse natale, que les anciens Romains appelaient Caledonia.
Au cours de la première moitié du Dix-neuvième siècle, l’île fit l’objet d’une rivalité entre les Anglais et les Français, occupés les uns et les autres à s’emparer d’un maximum de territoires de par le vaste monde pour y établir des colonies. On envoya en Nouvelle Calédonie des escouades de prêtres, catholiques pour les Français, protestants pour les Anglais, qui s’attelèrent à évangéliser les populations indigènes qui jusque là s’étaient contentées de leurs divinités locales sans se poser de questions. On leur apprit qu’il n’existait de dieu qu’un seul, que c’était un dieu d’amour qui prônait l’amour de son prochain. Toutefois, on leur fit aussi comprendre que ce dieu d’amour ne voyait pas d’un mauvais œil que l’on s’entre-massacrât en Son nom, selon que l’on croyait ou non en la virginité de Marie, la maman de Son Fils.
Toutefois, jugeant sans doute que la Nouvelle Calédonie ne valait pas tant de fureur, et aussi parce que la reine Victoria et l’empereur Napoléon III s’étaient juré de « s’entendre cordialement », les Anglais abandonnèrent l’île et ses dépendances aux Français, auxquels ils avaient déjà soufflé, entre autres, l’Australie, la Tasmanie et la Nouvelle Zélande. Il fallait bien faire un geste d’apaisement. Cela n’empêcha pas les pasteurs anglais de demeurer sur place pour veiller jalousement sur leurs ouailles, mais on évitait désormais de se taper dessus.
Les prêtres avaient enseigné à des indigènes qui avaient toujours vécu tout nus que ce n’était pas bien et qu’il fallait abandonner l’étui pénien pour le pantalon de grosse toile. Quant aux femmes, qui, à l’arrivée des religieux, ne portaient rien et n’en vivaient pas plus mal, elles se virent imposer la « robe mission », un vêtement informe et coloré qui masquait sans aucune élégance leur « honteuse » nudité. Il faut dire que cette manière d’aller seulement revêtu de l’air du temps ne correspondait pas à l’idée que les gens civilisés de ce dix-neuvième siècle bien pensant se faisaient de ladite civilisation.
Les Canaques, ou kanak, mot qui s’écrit sans s et qui veut dire « homme libre » dans la langue polynésienne, virent donc arriver « La » civilisation. Non sans étonnement. Dans un premier temps, on construisit un bagne en un lieu appelé Port de France, dans le sud de l’île. Ce nom, qui ressemblait trop à celui de Fort de France, un autre port civilisé situé à l’autre bout du monde, causa quelques quiproquos administratifs et l’on se résolut à lui redonner son nom canaque d’origine : Nouméa.
Après les bagnards et leurs garde-chiourme, les Canaques virent débarquer des militaires et quelques colons, essentiellement des fonctionnaires et des gendarmes, dans un premier temps, dont la présence constituait la preuve que l’île appartenait bien à la France. Les fonctionnaires civilisés venus de France ne furent pas longs à porter des jugements définitifs sur les Indigènes. Ainsi, dans une lettre adressée en octobre 1856 par le commandant Testard – qui dirigeait la nouvelle colonie –, à son ministre, l’amiral Fourichon, on pouvait lire ceci :
« Le Calédonien est intelligent, mais c’est un monstre de perversité. Il faut commencer par détruire cette population si l’on veut vivre en sécurité dans le pays… Le seul moyen qui paraisse un peu praticable pour en venir à bout, ce serait de faire des battues comme pour les loups de France… »
Il convient de préciser que deux soldats français venaient d’être tués et mutilés par des Canaques d’humeur belliqueuse qui n’avaient pas apprécié d’être traités comme des moins que rien.
Un an plus tard, le général Daumas, en poste à Nouméa, n’était pas moins virulent :
« Pour inculquer aux indigènes le sentiment de leur infériorité et de leur impuissance absolue comme résistance à nos armes, rien ne doit être négligé. Plus les exemples seront terribles, plus on aura le légitime espoir de ne plus être obligé de les reproduire. »
En 1863, un dénommé Bourgarel, chirurgien de marine, et fraîchement élu à la toute nouvelle société d’Anthropologie de Paris, se fit observateur des mœurs des Canaques, et accessoirement grand pilleur de leurs tombes. Dans les années 1863-65, il écrivait doctement :
« Le sourire est inconnu à ces sauvages ; aussi, quand ils veulent manifester leur joie, ils ouvrent largement leur vaste bouche, et à la vue du formidable râtelier dont elle est armée, et qui se découvre alors en entier, on songe malgré soi au goût si prononcé de cette race pour la chair humaine, et l’on se trouve transporté par la pensée autour d’un festin de cannibales. »
En 1880, dans le dictionnaire général de géographie et d’histoire de Messieurs Desobry et Châtelet, éminents ethnologues, on pouvait lire :
« La race australienne, répandue en Australie et dans les grandes îles voisines offre le dernier degré de la laideur et de la stupidité ».
En 1899 : le journaliste Jean Carol écrivait dans le journal le Temps :
« Ces peuplades cruelles, sanguinaires, toujours en guerre entre elles, cannibales par surcroît, sans aucune aptitude à fonder quoi que ce soit qui ressemble à une société, inférieures sous ce rapport à certaines républiques d’animaux, n’ont jamais occupé légitimement le pays où on les a trouvés ».
Les Canaques avaient donc eu tort de vivre là où on les avait trouvés. En vérité, seuls ceux qui vivaient à leur contact les connaissaient vraiment et savaient qu’ils n’avaient rien à voir avec l’image de brutes sauvages que l’on donnait d’eux. Au cours de l’année 1900, lorsqu’il prit connaissance de ces portraits imbéciles, le père Lambert réagit : « En présence de certaines opinions par trop osées, exprimées de vive voix et consignées dans certains livres, j’ai senti le besoin d’affirmer que le Néo-Calédonien est un homme, qu’on le considère au point de vue physique ou au point de vue moral et intellectuel. »
Homme ou pas, les Néo-Calédoniens comprirent très vite que La Civilisation ne voulait pas d’eux. On s’empara manu militari de toutes leurs bonnes terres et on leur abandonna quelques réserves au pied des montagnes arides qui constituent une chaîne sur toute la longueur de l’île. On leur laissa également les îles Loyalty, que même les Français appelaient ainsi à l’époque, parce qu’elles avaient été découvertes par les Anglais. Entente cordiale oblige.
Les colons, composés pour une part d’anciens bagnards qui avaient effectué leur peine et pour une autre part d’immigrants venus de la métropole, se lancèrent dans l’agriculture, particulièrement celle du café, dont la consommation ne cessait d’augmenter. Dans un premier temps, l’administration s’attribua les meilleures terres – au détriment des autres colons – et utilisa la main d’œuvre bon marché fournie par les prisonniers du bagne. Mais celui-ci fut fermé en 1897 en raison des plaintes des colons venus de France, qui jugeaient cette concurrence déloyale. Les bagnards restèrent cependant sur place pendant les premières décennies du Vingtième siècle. Devant la difficulté à faire travailler des Canaques qui se contentaient de peu pour vivre, on fit venir d’autres immigrants d’Indonésie, des îles Vanuatu, Salomon et d’ailleurs, populations habituées à toucher sans se plaindre des salaires de misère.
Mais le café n’était pas la seule richesse de la Nouvelle-Calédonie. En 1864, l’ingénieur français Jules Garnier se rendit compte que le sous-sol regorgeait d’un minerai, la niccolite, qui contenait une forte teneur de nickel, un métal aux multiples applications industrielles. D’exploitation facile et rentable, les mines de niccolite à ciel ouvert se développèrent rapidement et apportèrent la fortune aux plus audacieux et aux moins scrupuleux des mineurs entre lesquels s’était installée une guerre sans merci pour la possession des meilleurs sites.
Fulgence Adhémar Delaunay était un de ceux-là. Fonctionnaire de la République, il était arrivé en Nouvelle-Calédonie au début des années 1890, accompagné de son fils unique Edouard, alors âgé de cinq ans. Il s’était installé à Nouméa, qui ne comptait alors que quelques milliers d’habitants, et qui n’avait de ville que le nom. En 1933, Pierre Benoit écrira :
« Rien n’est plus laid, en vérité, que cette pauvre Nouméa. Quelle ville ! Pas d’égouts. Un port croulant. Pas d’éclairage, si ce n’est quelques becs de gaz, qu’on n’allume pas, par économie, les nuits de pleine lune… Devant cette ville qui n’est pas née, et qui est déjà en ruines, on rougit de songer à ce qu’eût édifié au même emplacement telle autre nation. »
Sur les rives de la baie de Dumbéa, au nord-ouest de la capitale, Fulgence se fit construire une magnifique villa coloniale, avec patio et colonnade, qu’il baptisa le Pin Robinson, en raison de la présence d’un pin colonnaire qui dépassait les soixante mètres de haut, avec un tronc de près de trois mètres à la base. Fulgence avait vite compris qu’il était très rentable de profiter de sa position pour se lancer dans l’exploitation minière. Ladite position lui conférait des atouts indéniables pour s’emparer sans état d’âme des mines de petits exploitants moins puissants que lui. A sa mort en 1910, son fils, alors âgé de vingt-cinq ans, avait repris le flambeau et avait encore développé l’affaire. Il n’était pas aimé, mais on le craignait. Il n’ignorait pas que certains de ceux qu’il avait ruinés avaient juré de lui faire la peau, ce dont il n’avait cure. Il savait que la plupart de ses ennemis n’étaient que de grandes gueules incapables de traduire leurs menaces par des actes.
La richesse d’Edouard s’était encore accrue depuis le début du second conflit mondial, les usines d’armement étant très gourmandes de ce nickel qui entrait dans la composition de nombreux alliages, pour son étonnante malléabilité. On en faisait des pièces d’avion, des accumulateurs, des cuves cryogéniques, des prothèses dentaires et des bijoux qui provoquaient accessoirement des allergies, car personne à l’époque ne s’était soucié d’une quelconque étude sur la toxicité de ce métal. Ce n’était pas là le souci des exploitants. On en fabriquait aussi des pièces de monnaie, particulièrement aux Etats-Unis, ce qui avait valu à la pièce de cinq cents américaine le surnom de « nickel ».
Le minerai quittait la Nouvelle-Calédonie à l’état brut, ce qui diminuait beaucoup la rentabilité des exploitations. Depuis longtemps, Edouard Delaunay caressait le rêve de construire à Nouméa une usine de transformation, ce qui lui aurait permis d’augmenter encore sa fortune. Il y songeait d’autant plus que les Américains avaient installé une base arrière à Nouméa, d’où ils lançaient leurs attaques contre les forces nippones, auxquelles ils livraient des combats sans pitié depuis le tragique bombardement de Pearl Harbour, à la fin de l’année 1941. Trois ans plus tard, et quelques millions de morts tant civils que militaires plus tard, les Japonais voyaient s’effriter leur empire, et la menace d’invasion que l’on avait un temps redoutée au début du conflit s’éloignait chaque jour un peu plus. En ce début 1944, Edouard Delaunay envisageait donc sérieusement de créer son usine de traitement du minerai.
Mais le sort en avait décidé autrement, car, en l’espace d’à peine un mois, il vit disparaître ses trois enfants.