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LA FILLE DE LA PIERRE
EXTRAITS
EXTRAIT N°1
Monté sur Fidèle, Pierre tenait Sylvine contre lui et la petite n’était pas peu fière d’accompagner ainsi son père dans ce lieu si étrange. Ils laissaient le cheval à l’entrée, sous l’auvent naturel d’un surplomb de la colline. Pierre allumait sa lampe à acétylène et entraînait Sylvine dans les entrailles de la terre. Une odeur d’humidité et de salpêtre pénétrait aussitôt les narines, tandis que leurs ombres fantomatiques couraient sur les murs. Très vite, toute verdure disparaissait et, quelques dizaines de mètres plus loin, la galerie d’entrée se séparait en plusieurs embranchements. Dans les caves proches de la sortie vivaient toutes sortes d’animaux : chauves-souris, hirondelles, chouettes effraies, mésanges charbonnières, rouges-queues et roitelet des murailles.
Dotée d’un étonnant sens de l’orientation, Sylvine n’avait pas été longue à se repérer dans l’impressionnant labyrinthe souterrain. Dès la deuxième visite, elle avait indiqué à son père le chemin qu’ils avaient emprunté la veille pour rejoindre « l’atelier ». Stupéfait, Pierre s’était laissé guider et la petite l’avait mené sans coup férir jusqu’à son lieu de travail. Depuis, leur complicité s’était encore renforcée et Pierre aimait l’avoir à ses côtés. Juliette s’était un peu inquiétée de cette passion pour les pierres manifestée par sa fille, mais elle rentrait des perrières avec un visage épanoui. Elle n’avait pas voulu contrarier cet engouement. Et puis, cela lui faisait un enfant de moins à surveiller.
Aussi, depuis près de six mois, Sylvine accompagnait-elle Pierre dans les caves. La petite y rencontrait des personnages étonnants. Roger Bellavoine, l’assistant de Pierre, était un paysan de Bourré, au parler rocailleux, pas toujours compréhensible. Pierre parlait avec lui le patois de la vallée, qu’il tentait d’éviter à ses enfants, auquel il enseignait la langue française telle qu’il avait étudiée autrefois à Paris.
Sylvine aimait bien Roger. Selon la coutume locale, il portait un surnom. Le sien était « Champ d’avoine », probablement à cause de son nom. Une épaisse moustache jaunie par le pétun barrait son visage, et sa bouffarde semblait faire partie intégrante de sa bouche. Elle passait, selon l’humeur de son propriétaire, d’un côté à l’autre, déformant encore une élocution qu’il avait laborieuse. Coiffé d’une casquette qui venait prendre appui sur des sourcils broussailleux et grisonnants, il saluait toujours son patron d’un « monsieur Pierre » respectueux. Le plus souvent, il arrivait le premier afin de préparer les outils. Brave homme, dur au labeur, il avait toutefois tendance à chérir la dive bouteille au-delà du raisonnable. Son barricot de cinq litres de terras, un vin léger local, ne lui faisait pas la journée. Mais en cela, il n’était pas le seul. Chaque gueule blanche recevait cette quantité de vin par jour.
L’exploitation des caves perrières avait commencé sous l’antiquité, et, au fil des siècles, de nombreuses maisons troglodytiques avaient été creusées dans la falaise qui longeait la rive nord du Cher. Pendant longtemps cependant, l’extraction des pierres s’était limitée aux besoins locaux. Puis elle s’était développée au Seizième siècle, à l’époque où François Premier avait été séduit par la lumière et les forêts giboyeuses du Val de Loire. Des dizaines de châteaux avaient été érigés dans la région, et notamment le plus prestigieux de tous : Chambord. Le tuffeau blanc de Bourré, pratiquement dépourvu de défauts, avait quitté les entrailles de la terre, où il dormait depuis des dizaines de millions d’années, pour abriter les hommes. L’exploitation s’était poursuivie bien après la construction des palais ligériens. Les belles demeures du Val de Loire étaient, elles aussi, bâties dans cette roche noble, solide et facile à travailler. Et la plus modeste des cabanes de vigneron pouvait s’enorgueillir d’être construite dans la même pierre que les châteaux.
Les galeries avaient deux mètres de hauteur pour un peu plus en largeur. De curieuses ornières marquaient le sol, laissées par les roues du chariot qui transportait les pierres à l’extérieur en suivant toujours le même chemin.
D’autres perriers travaillaient dans les caves proches. Sylvine connaissait certains d’entre eux, comme Boit-sans-peur et la Grenouille, qui venaient souvent à la maison. Tous ces hommes se désignaient entre eux par leur sobriquet, leur « sornette ». On rencontrait ainsi un Papotiau (le bavard), un Cul-de-bois, qui passait beaucoup de temps sur un tabouret en laissant travailler les autres, un Chiendebout, à cause de sa propension à aboyer après tout un chacun, et un Bouse-de-vache, nommé ainsi en raison de sa fâcherie irrémédiable avec l’eau, responsable de l’odeur redoutable qu’il répandait autour de lui. Ludovic Quintin souffrait de problèmes intestinaux qui lui provoquaient des vents sonores et lui avaient valu le surnom de Trompette. Sylvine aimait aussi beaucoup le transporteur de pierre. Fulgence Levasseur était surnommé Fuful pisse-à-plat parce qu’il peinait à uriner.
EXTRAIT N°2
Dès le lendemain, Sylvine se leva de bonne heure pour accompagner Marie dans la forêt, cueillir les simples dont elle se servait pour préparer des tisanes, des pommades et des onguents. Dans sa cuisine, une étagère entière abritait des pots dont elle était seule à connaître le secret. Tout en marchant, la vieille dame et la petite fille devisaient.
— Je suis heureuse que ta mère t’ait donné ce prénom de Sylvine, ma P’tite Belle. Sais-tu d’où il vient ?
— Non.
— Du bon Saint Sylvain qui guérit du mal qui porte son nom. Beaucoup de Solognots s’appellent Sylvain ou Sylvine en deuxième place, pour se protéger. Ici, il y a encore quelques années, les gens mouraient facilement des fièvres. Tout le pays était couvert par un marécage. Le village voisin, Saint Viâtre, s’appelait autrefois Tremblevif, parce que les malades n’arrêtaient pas de trembler. Mais heureusement, l’empereur a fait assécher les marais.
— Tu l’as connu, l’empereur ?
La vieille femme se rengorgea.
— Oh oui. D’ailleurs, je vais te raconter une belle histoire. Mais une histoire vraie ! L’empereur venait souvent chasser dans la forêt de Bruadan. Un jour, il s’était fait une vilaine entorse en descendant de cheval. Son médecin a essayé de le soigner, mais il continuait de souffrir. Alors, des gens du pays ont parlé de moi à sa Majesté. On lui a dit que je connaissais les plantes. Alors, il s’est fait transporter jusqu’à notre maison. Je peux te dire que j’étais plutôt intimidée. Il y avait là tout plein de grands seigneurs, tout crottés dans leurs habits de chasse. Et des dames aussi, montées en amazone sur des chevaux magnifiques. Mais l’empereur m’a parlé avec beaucoup de gentillesse. Je comprenais pas bien ce qu’il disait, parce qu’il parlait comme les gens de la ville. Heureusement, le maire l’avait accompagné. Après tout, que je me suis dit, c’est un homme comme les autres. Et il avait mal. Alors, je lui ai ôté ses bottes et je lui ai frictionné la cheville avec de l’huile d’herbe-au-somme.
— C’est quoi, l’herbe-au-somme ?
— C’est ça !
Elle désigna une magnifique plante aux fleurs blanches veinées de pourpre.
— Sainte Hildegarde prétend qu’elle contient un poison mortel. C’est vrai, mais on peut en tirer une huile qui soigne les douleurs brûlantes. Et c’est comme ça que j’ai soigné l’empereur. Le lendemain, il ne souffrait presque plus. Pour me remercier, il a écrit une lettre qui disait que Jules et moi devenions gardes forestiers à vie de la forêt de Bruadan. Depuis, ça nous rapporte une petite rente qui nous met à l’abri du besoin. Tu vois, c’était un bon empereur. Et c’est bien triste qu’il soit plus là. Il était bien plus brave que ce monsieur Thiers qui nous ruine de taxes !
Tandis qu’elles cheminaient au cœur de la forêt empanachée de brumes matinales, une véritable complicité se tissait déjà entre Sylvine et la vieille femme, qui lui donnait le nom des plantes. La mémoire de la fillette avait tôt fait de les enregistrer. L’herbe-aux-mille-trous, encore appelée millepertuis, venait juste de faire son apparition avec la Saint-Jean et parsemait les fourrés de milliers de petits soleils.
— On l’appelle aussi le chasse-diable, expliqua Marie. Le millepertuis dissipe les humeurs moroses.
— Et ça, mamie, c’est quoi ? demanda Sylvine en montrant un arbuste orné de petites grappes noires.
— C’est du raisin-de-renard. Les baies ne vont pas tarder à mûrir. Mais il faudra les cueillir à la pleine lune, sans quoi, elles perdront tout leur pouvoir.
— Et elles servent à quoi ?
— A se protéger contre le mauvais sort. Elle appartient à Vénus, la planète bénéfique. Celle qu’on appelle aussi Etoile du berger.
Rarement Sylvine ne s’était sentie aussi bien. Elle aimait ce pays et le mystère qui planait sur cette forêt pleine d’odeurs surprenantes.
Soudain, Marie lui prit la main.
— Il ne faut pas aller par là, ma P’tite Belle.
Elle montrait un vaste terrain envahi par les ronces. Un inextricable réseau de lianes se tissait autour d’arbustes chétifs dont les pieds plongeaient dans un marécage sinistre et glauque. Malgré le soleil et la lumière, l’endroit conservait un aspect angoissant. Inquiète, Sylvine se tourna vers son aïeule. Le visage de Marie s’était assombri.
— C’est le château maudit ! dit-elle d’un ton lugubre.
Mais Sylvine avait beau écarquiller les yeux, elle ne distinguait aucune construction.
— Oh tu peux chercher, tu ne le verras pas, poursuivit Marie. Et pourtant, il est bien là, enfoui sous la terre. Regarde !
Poursuivant leur chemin le long du marécage, elle l’amena près d’une sorte de fontaine en ruine, dont s’écoulait une eau limpide.
— Voilà tout ce qui reste de ce château !
— Que s’est-il passé ? demanda Sylvine d’une voix pas très assurée.
— On dit qu’il y a fort longtemps régnait ici un seigneur dont personne ne connaît plus le nom. Il avait fait construire en ce lieu un palais splendide et immense. Mais ce triste sire bouffi d’orgueil, exigeait, quand il se rendait à la messe, que le curé l’attende pour commencer. Un jour, il tarda tant que le curé se décida à dire la messe sans lui, pensant qu’il avait eu un empêchement. La messe était presque achevée lorsque le seigneur arriva enfin. Constatant qu’on ne l’avait pas attendu, il entra dans une rage folle. Il patienta jusqu’à la fin de la messe, mais lorsqu’elle fut dite, il saisit son arquebuse et tira sur le pauvre curé qui rendit l’âme sur l’autel. On dit que quelques gouttes de sang restèrent gravées à jamais dans la pierre. Toujours ivre de colère, le seigneur s’en retourna dans son château. Mais le Bon dieu ne laissa pas un tel crime impuni. A peine était-il revenu dans ses murs que la terre se mit à trembler. Le seigneur prit peur et voulut sortir, mais les portes refusèrent de s’ouvrir et il resta prisonnier à l’intérieur. En quelques instants, le château magnifique fut englouti au fond du marécage avec son propriétaire.
Elle hocha la tête.
— C’est pour ça qu’on l’appelle le château maudit. Il vaut mieux ne pas s’attarder ici. On dit que celui qui s’aventure dans ces lieux risque fort de voir des mains démoniaques sortir de terre pour l’entraîner jusque dans les profondeurs de l’enfer.
EXTRAIT N°3
Un peu plus tard, Sylvine glissa sa menotte dans la main de Pierre et lui demanda :
— Papa, c’est quoi, la noblesse ?
— C’est un titre dont se parent certaines personnes. Autrefois, les nobles étaient des seigneurs chargés de défendre le peuple contre ses ennemis. Avec le temps, on a oublié cette fonction, et les nobles ont profité de leurs privilèges pour s’enrichir sur le dos des paysans qu’ils accablaient d’impôts. Aujourd’hui, ils se sont acoquinés avec la bourgeoisie pour exploiter les ouvriers.
— C’est injuste !
— Hélas, beaucoup de choses sont injustes dans ce monde, ma P’tite Belle. C’est pour ça que les gens du peuple ont fait la révolution. Malheureusement, cela n’a pas servi à grand-chose. Les pauvres sont restés pauvres. Cependant, la vraie noblesse existe. C’est le sens de l’honneur, de la dignité et de la justice. Celle-là ne revendique aucun titre. Elle se porte dans le cœur.
Sylvine se demanda ce qu’était cette noblesse que l’on portait dans le cœur. Elle savait où était son cœur. Pierre le lui avait dit. Mais il utilisait aussi parfois des mots compliqués. Elle comprenait cependant qu’il y avait beaucoup d’injustice autour d’elle, et que l’on ne pouvait pas toujours se battre contre elle. Parce que les gens riches n’étaient pas bons. Enfin, certains l’étaient. Son père était riche. Et il se montrait généreux avec tous ceux qui avaient besoin d’être aidés.
Revenue sur les épaules de Thibault, elle tenta de retrouver le monsieur bien habillé. Il avait pris place sur la tribune, avec les autres messieurs vêtus de noir. Tout à coup, la fanfare qui avait pris place derrière l’estrade commença à jouer des marches militaires. Curieuse, Sylvine observa les musiciens dont les joues se gonflaient à éclater en soufflant dans leurs instruments. Soudain, elle se mit à rire de bon cœur. Des garçons étaient grimpés dans un arbre proche avec une réserve de petits cailloux qu’ils tentaient d’envoyer avec adresse dans l’énorme cornet de l’hélicon. Evidemment, cela avait le don d’énerver prodigieusement son propriétaire qui jetait des œillades furieuses aux garnements, sans toutefois pouvoir répliquer. Il parvint à brandir le poing dans leur direction, mais personne ne se rendit compte de son désarroi. L’attention de la foule était attirée par un vacarme en provenance des voies. Cela commença par un coup de sifflet strident qui résonna dans le lointain, en direction de Tours.
— Le train ! Le train arrive ! s’écria Juliette, aussi enthousiaste que les enfants. Christophe, juché sur les épaules de son père, se mit à crier, autant de peur que d’excitation.
La foule poussa des cris de joie et se déplaça en direction de la ligne. Elle fut arrêtée par des employés de la compagnie soucieux d’éviter un accident. Impressionnée, Sylvine entendit ce qui ressemblait au souffle d’un monstre énorme qui avançait dans une assourdissante vibration métallique. Partagée entre la curiosité et l’inquiétude, elle écarquilla les yeux pour essayer d’apercevoir la chose qui menait un tel tapage. Elle avait déjà vu les engins étranges utilisés par les ouvriers du chemin de fer, mais il était rare de les voir se déplacer. Cette fois, il s’agissait d’un vrai train. Elle distingua enfin la locomotive crachant son panache de fumée blanche. Des drapeaux bleu, blanc, rouge ornaient l’avant. Derrière la locomotive suivaient trois wagons de bois. Le convoi ralentit, puis, dans un grondement de métal, s’immobilisa. Les officiels s’étaient déjà portés à la rencontre des personnalités. Dans la plus grande confusion, Sylvine aperçut des gens se serrer la main, se donner l’accolade, se congratuler, lever les bras au ciel.
Bientôt, on apprit avec déception qu’Adolphe Thiers n’était pas dans le train.
— Tant mieux ! grommela Thibault à l’adresse de Pierre. Je crois que je n’aurais pas résisté à l’idée de l’étrangler s’il était passé près de moi. Et dire que cet imbécile a déclaré, peu après les débuts du chemin de fer, qu’il s’agissait d’une invention bruyante et sans avenir1.
1. Authentique
EXTRAITS N°4
Pétrifiée, Sylvine n’osa faire un geste. Comme dans un cauchemar, elle vit la supérieure se précipiter sur elle et lui arracher violemment l’ouvrage des mains.
— Vous êtes prise sur le fait, ma petite ! Vous allez apprendre ce qu’il en coûte de désobéir ! A genoux !
Mais Sylvine n’était pas décidée à se laisser faire. Elle planta son regard vert dans celui de la mère Joséphine et la défia.
— Et baissez les yeux ! hurla la vieille religieuse.
— Je ne faisais rien de mal ! riposta la fillette.
— Vous lisiez des livres interdits !
Derrière la supérieure, Sylvine aperçut la silhouette maigre et interminable de sœur Hortense, et, au-delà, les visages curieux et réjouis de quelques gamines. Sylvine comprit qu’elle avait été dénoncée. La mère Joséphine sortit la badine dont elle ne se séparait jamais et déclara :
— A présent, vous allez vous-même déchirer les pages de ce livre.
— Jamais ! répliqua Sylvine.
L’instant d’après, la badine cinglait l’épaule de la fillette. Elle serra les dents pour ne pas crier de douleur. Les yeux brûlés par les larmes, elle soutint le regard de la supérieure et hurla:
— Vous n’êtes qu’une vieille folle !
Outrée, la religieuse leva de nouveau sa badine pour frapper, mais Sylvine la bouscula et se précipita vers la sortie. La sœur Hortense, décontenancée par cette attitude inattendue, ne réagit pas immédiatement. Sylvine la repoussa violemment et la religieuse tomba sur les fesses en braillant d’une voix de fausset. La fillette se mit à courir, mais devant elle s’était constitué un rempart de gamines bien décidées à s’attirer les bonnes grâces de la supérieure en la capturant. Elle comprit qu’elle ne pourrait aller bien loin. Le cercle se refermait inexorablement sur elle. Alors, elle fonça et frappa à tour de bras sur les premières qui se présentèrent. Derrière elle, la sœur Hortense s’égosillait :
— Elle est possédée par le diable ! Elle est possédée par le diable !
Malgré son courage et sa détermination, Sylvine ne pouvait lutter seule contre une dizaine de gamines dont les trois quarts étaient plus âgées qu’elle. Elle fut bientôt immobilisée et rouée de coups. La mère supérieure, ivre de colère d’avoir vu son autorité ainsi bafouée, se rua sur elle et abattit sa badine sure le dos de la fillette. Sylvine se mit à hurler.
— Sœur Hortense a raison, petite vipère ! Vous avez le diable dans le corps. Mais je saurai bien vous l’en arracher.
Après une fouille minutieuse, on découvrit les autres livres. La mère Joséphine les fit apporter devant Sylvine.
— A présent, vous allez les déchirer un à un.
Sylvine, les yeux brouillés par des larmes de douleur, la fixa et secoua lentement la tête. La badine frappa une nouvelle fois.
— Faites ce que je vous dis ! vociféra la religieuse, qui perdait le souffle.
Sylvine se mura dans le silence, mais ne bougea pas. Jamais elle n’obéirait à un ordre aussi stupide. Cette vieille carne pouvait la tuer, elle ne broncherait pas. En elle revint le souvenir des caves. Elle ancra en elle l’idée qu’elle était faite, elle aussi, de pierre. Ivre de rage, la religieuse se précipita sur elle et déchira la robe d’un geste violent, dénudant le torse de la fillette. Son dos était déjà marqué. Les autres filles reculèrent, impressionnées par la fureur qui se dégageait de la vieille femme. Jamais elles ne l’avaient vue dans cet état.
Puis la badine cingla la peau nue de la fillette. Sylvine hurla, puis se releva et tenta de s’enfuir. Mais ses jambes lui refusèrent tout soutien et elle s’écroula. Poussant un cri de triomphe, la mère Joséphine leva de nouveau la cravache et l’abattit de toutes ses forces.
Cette fois, la plus âgée des pensionnaires s’avança.
— Ma mère, dit-elle. Arrêtez, s’il vous plaît !
La religieuse se tourna vivement vers elle.
— Ma mère, vous allez la tuer, insista l’adolescente.
Les yeux fous, la mère Joséphine hésita, puis prit conscience de ses débordements et recula, tremblant encore de colère. Elle attendit d’avoir retrouvé son souffle et dit d’une voix sèche :
— Cette vermine est habitée par le démon. Il faut l’extraire de son esprit. Je veux qu’elle détruise ces livres !
— Mais nous pouvons le faire nous-mêmes, si vous voulez.
— Oh oui ! s’écrièrent les autres avec un enthousiasme qui sonnait faux.
Elles n’aimaient pas cette gamine qui ne parlait jamais et qui leur faisait un peu peur, mais elles ne pouvaient s’empêcher d’admirer son courage et son obstination. Chacune, dans le secret de son âme, aurait aimé avoir le cran de tenir ainsi tête à la mère supérieure. Et surtout, elles craignaient réellement pour sa vie, car la religieuse ne semblait plus avoir toute sa tête. Seule la sœur Hortense paraissait approuver le châtiment. Elle frottait nerveusement ses doigts les uns contre les autres, fixant Sylvine écroulée sur le sol, comme si elle allait soudain se transformer en succube. Mais la fillette ne bougeait plus. Son dos la faisait atrocement souffrir, mais elle avait compris que celles qui l’avaient trahie prenaient à présent sa défense. Elle serra les dents pour ne pas gémir.
Déconcertée, la mère supérieure, consciente de s’être donnée en spectacle, se redressa pour faire bonne figure. Elle comprit qu’elle ne parviendrait jamais à faire obéir cette maudite gamine. Elle s’adressa alors aux adolescentes :
— C’est bien ! Détruisez-moi tous ces livres. Et redressez-la pour qu’elle voie ce que nous faisons de ces œuvres impies !
Les filles se ruèrent alors sur les volumes et empoignèrent les pages. L’instant d’après, les feuilles s’envolaient, arrachées, déchiquetées. Sylvine, que la mère supérieure toisait d’un œil glacé, observa le saccage en silence. Ces livres appartenaient à sœur Marguerite. Mais celle-ci n’était plus là. Si la vieille chouette pensait qu’elle allait se mettre à crier ou à pleurer, elle se trompait lourdement. Ces livres existaient à des milliers d’exemplaires. Elle pourrait les racheter, plus tard, lorsqu’elle aurait quitté cet enfer. Peu à peu, elle prit conscience de la vanité et de l’imbécillité de cette destruction. Elle leva les yeux vers la mère supérieure. Mais cette fois, ce n’était plus du défi que l’on pouvait y lire, mais une sorte de pitié, mêlé de mépris. Cette vieille femme était méchante, bête et frustrée.
La supérieure comprit la signification du regard de Sylvine, qui la renvoyait à sa propre insatisfaction, à ses doutes. Cette vipère l’avait percée à jour. Sa colère rebondit et elle empoigna de nouveau sa badine. Mais elle n’acheva pas son geste. Soudain, l’une des filles s’écria :
— Regardez !
Elle désignait Sylvine, assise sur le sol, les jambes à demi dénudées. Depuis quelques instants, une sorte de vertige s’était emparé de la fillette et elle ressentait comme une bouffée de chaleur. Son regard se porta sur ses cuisses et elle poussa un cri d’horreur : du sang s’écoulait, poisseux, maculant sa robe. Elle pensa aussitôt que la vieille chouette l’avait blessée plus gravement qu’elle ne le croyait et un grand froid l’envahit. Son dos la brûlait atrocement, mais elle ne voulait pas se plaindre. Elle ne voulait pas. Cependant, la douleur était trop forte et, après une nouvelle bouffée de chaleur, elle perdit conscience.