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LA GUERRE DES VOLCANS
EXTRAIT N° 1
— Le sang de Noï-Rah coule en toi, Ly-Rah. Vos noms sont proches. Le sien veut dire : « celle qui apporte la Lumière », c’est-à-dire la Connaissance. Le tien signifie : « celle qui garde la lumière ». Il te reviendra de conserver le savoir accumulé depuis des siècles.
— Je voudrais que tu me parles d’elle, Ham-Kahl.
Il s’étonna.
— Tu as déjà lu son histoire.
— Je n’ai pas lu tout ce qu’on a écrit sur elle. Toi, tu l’as fait.
— Oh, j’ai même recopié plusieurs fois tous les livres qui lui sont consacrés.
Ils prirent place sur un tronc d’arbre renversé qui servait de siège.
— Noï-Rah n’a pas écrit de livre sur elle-même. De son vivant, son histoire a été racontée par ses proches, notamment son fils Brahn, à partir des souvenirs qu’elle lui transmettait. Quand elle est née, le monde était partagé entre deux sortes de nations. Certaines pratiquaient déjà l’élevage et l’agriculture, mais d’autres se contentaient de chasser et de cueillir les fruits, les légumes et les tubercules qu’elles trouvaient. Elles ignoraient beaucoup de choses, comme l’arc. Elles utilisaient un engin de jet qu’on appelait un propulseur. Plus personne ne chasse ainsi de nos jours. Et personne encore n’avait eu l’idée d’inventer l’écriture.
Ly-Rah frémit. Comment les hommes de cette époque avaient-ils pu se passer des signes sacrés ?
— Noï-Rah est née dans un village de pasteurs cultivateurs, mais elle fut enlevée très jeune par une tribu de chasseurs qui en firent leur esclave. Mais tu connais déjà cette histoire par cœur.
— Je sais qu’elle a fondé la nation des Renards en réunissant des hommes et des femmes issus de tribus appartenant aux chasseurs et aux cultivateurs.
— Et elle est devenue leur reine. C’était la première fois depuis l’aube du monde qu’une femme était choisie pour tenir ce rôle. Mais elle avait déjà accompli tant d’exploits que pas un homme n’aurait songé à lui disputer sa place. Elle était devenue la Mère de la nation des Renards. Lorsqu’elle atteignit l’âge de quarante soleils, elle faillit mourir d’une vilaine blessure reçue au cours d’une bataille précédente. Mais un shaman venu de très loin, d’une contrée que nous appelons le pays des Roches pâles, a réussi à la sauver. Son fils Brahn, qui voyageait déjà beaucoup, était allé le chercher. C’est depuis cette époque que nous entretenons des liens d’amitié avec les nations de ce pays, dont le vrai nom est Pehr-Goor. Mais ils sont vraiment très éloignés. Il faut voyager pendant presque une lune pour les rejoindre. C’est pourquoi nos relations restent limitées. Ils ne connaissent pas l’écriture, même si quelques shamans curieux sont venus étudier les signes sacrés à No’Si’Ann.
« Après avoir survécu à cette opération, Noï-Rah a transmis son titre de reine à sa fille Neelah. Son fils avait refusé de lui succéder. Il estimait qu’il serait plus utile à suivre les pistes. Pour cela, il avait hérité de son père qui passait le plus clair de son temps à parcourir les forêts et les montagnes. Mais il allait beaucoup plus loin qu’Ar’ham. C’est ainsi qu’il avait lié des contacts avec les tribus de Pehr-Goor. Il avait appris leur langage. Mais il a aussi noué des liens d’amitié avec d’autres nations situées dans d’autres pays, dans toutes les directions. Malheureusement, personne, même parmi ses fils, n’a eu le courage de poursuivre ses voyages. Et il est probable que les nations qu’il a rencontrées à l’époque ont beaucoup changé depuis. Quant à Noï-Rah, elle a consacré le reste de sa très longue vie à imaginer toutes sortes de choses pour améliorer la vie de ses Renards.
« D’après les livres, elle a vécu jusqu’à l’âge incroyable de cent quatre soleils. Ses propres enfants et une bonne partie de ses petits-enfants ont rejoint le monde des esprits avant elle, même si certains ont vécu très vieux. A tel point qu’on avait fini par le croire immortelle. Mais un jour, elle fut rappelée par les dieux, et depuis, elle est considérée comme une divinité bienfaisante descendue parmi les hommes pour leur enseigner un savoir qui appartenait jusqu’alors aux dieux seuls. Les voyageurs venaient de très loin pour la consulter.
« Toute sa vie, elle a continué à perfectionner son système d’écriture. Puis elle a formé les premiers scribes, qui reçurent pour mission de protéger le savoir. C’est ainsi que l’on a connaissance encore aujourd’hui de choses qui se sont passées il y a plus de quatre cents soleils. Jamais auparavant cela n’avait été possible.
Il montra les rouleaux soigneusement empilés sur les étagères de bois.
— On conserve dans ces écrits le souvenir de personnes qui ont existé et dont la mémoire aurait disparu pour toujours sans eux. L’écriture fut le plus extraordinaire cadeau que les dieux firent aux hommes par l’intermédiaire de leur fille Noï-Rah. Mais elle a aussi apporté d’autres choses. C’est elle qui a créé le conseil des Mères. Avant elle, les femmes n’étaient pas respectées comme aujourd’hui. Les hommes les traitaient bien souvent à peine mieux que des esclaves. On les battait, on les violait sans qu’elles puissent se plaindre. Aujourd’hui, ces actes sont considérés comme des crimes et punis comme tels.
— Les hommes de cette époque n’ont pas dû accepter facilement de revoir leur suprématie remise en cause.
— Cela ne s’est pas fait sans heurt, bien sûr. Mais la personnalité de Noï-Rah était telle qu’ils ont fini par admettre qu’elle avait raison. Elle nous a appris à nous écouter mutuellement, à nous respecter, à recevoir les étrangers comme des amis, et non comme des ennemis. Elle nous a fait comprendre que c’est bien souvent la peur des autres qui engendre les conflits. Elle a amené les nations des Montagnes de feu à se connaître. Il existait deux langues autrefois à No’Si’Ann, celle des chasseurs et celle des pasteurs. Avec le temps elles n’en ont plus formé qu’une seule, qu’elle a enseignée aux autres nations. De même, elle a noué des contacts avec des tribus vivant en dehors des montagnes. Et elle les a encouragées à participer à l’Assemblée des Rheuns pour le troc.
« Mais Noï-Rah a fait plus encore. Elle nous a enseigné le sens de l’honneur, la loyauté, le respect de la parole donnée. Et surtout la solidarité. Elle avait instauré un système qui obligeait chaque famille, chaque clan à verser chaque année la dixième partie de ses richesses à la tribu. Cette richesse était constituée de nourriture, viande et poisson séché, graines pour les semailles, mais aussi des peaux, des vêtements, des poteries, des pièces de lin, selon les possibilités de chacun. Tout était stocké dans des silos particuliers et ce qu’ils contenaient appartenait à toute la tribu. En cas de mauvaises récoltes, on pouvait puiser dans cette richesse commune pour aider les plus démunis. Elle était également bien utile pour acheter à d’autres nations des objets que l’on ne savait pas bien fabriquer à No’Si’Ann. Cette pratique s’est révélée tellement efficace qu’elle fut adoptée par bon nombre d’autres tribus.
« Cette solidarité s’appliquait aussi aux vieillards. Autrefois, avant l’arrivée de Noï-Rah, lorsqu’une personne âgée devenait trop faible et qu’elle n’avait pas d’enfants pour la nourrir, certaines tribus avaient coutume de l’abandonner en forêt à l’entrée de la saison blanche.
— C’est monstrueux !
— Si elle tentait de revenir, elle était impitoyablement massacrée par les autres. Noï-Rah avait assisté à cette pratique cruelle. Elle a changé tout cela. Depuis son règne, les vieux sont recueillis dans d’autres familles. Ils s’occupent des enfants. Et ils connaissent de belles histoires. Noï-Rah a aussi apporté des changements à l’Assemblée des Rheuns. Jadis, seuls les chefs avaient le pouvoir de décider. Aujourd’hui, les reines et les conseils des Mères peuvent faire entendre leurs voix. Ces voix sont importantes, car ce sont les femmes qui gèrent les richesses de chaque tribu et qui, bien souvent, empêchent les conflits.
Ham-Kahl eut un léger sourire.
— Cela ne convient pas toujours à certains hommes, mais ils sont bien obligés de se soumettre, car la vie est beaucoup plus facile et plus juste depuis que l’on applique les lois de Noï-Rah. Aujourd’hui, elles ont été adoptées par toutes les nations des dieux volcans. Elles nous semblent évidentes, mais elles étonnent grandement les visiteurs venus d’ailleurs. A l’extérieur, ce sont toujours les hommes qui décident ; les femmes n’ont pas droit à la parole. Mais ils s’étonnent encore plus lorsqu’ils constatent que nous sommes beaucoup plus prospères qu’eux. Et ils se posent des questions.
— Comment Noï-Rah a-t-elle réussi à imposer la paix entre les vingt-quatre tribus du pays de Feu ?
— Elle a organisé un réseau de colporteurs appartenant aux différentes nations. Ces colporteurs voyageaient d’une tribu à l’autre en pratiquant le commerce. Mais ils avaient aussi pour fonction de faire circuler les nouvelles d’un territoire à l’autre. Les membres de chaque tribu ont appris à mieux se connaître. Elle a donné aux habitants des Montagnes de feu le sentiment d’appartenir à un même peuple. Elle a aussi développé l’assemblée des rheuns en organisant des joutes amicales, des jeux au cours desquels les champions de chaque nation s’affrontaient à la lutte, au tir à l’arc, au lancer de pierre et bien d’autres choses. Les hommes aimaient se battre ? Elle les a obligés à s’opposer amicalement, dans un esprit d’honneur et de respect de l’adversaire. Et les hommes se sont pris au jeu. Les vainqueurs étaient récompensés par des prix, et chaque champion avait à cœur de s’entraîner d’une année sur l’autre pour gagner. De nombreuses vies ont été épargnées grâces à ces joutes amicales. Elles perdurent aujourd’hui.
L’Assemblée des rheuns avait lieu au moment des jours les plus courts. Ensuite, ce serait la période chaude, puis viendrait la saison des feuilles rousses… Cette pensée déclencha un malaise dans le cœur de Ly-Rah. Elle laissa passer un silence, puis demanda :
— Ham-Kahl, penses-tu qu’il soit possible qu’une étoile traverse le ciel à l’automne prochain? Et est-ce qu’elle ne risque pas de tomber sur nous, même si je ne l’ai pas vu ainsi ?
— Personne ne peut le dire, ma belle. Mais tu dois prendre les paroles de Noï-Rah au sérieux. Car je crains qu’il ne se passe des choses terribles dans l’avenir. Et je ne parle pas seulement de ta vision. Des bruits alarmants nous arrivent des autres nations. Un voyageur en provenance de Loz’Ann, le village de la tribu des Faucons, nous a appris que la reine Shi-Nah et sa fille ont disparu il y a quelques jours. On n’a retrouvé aucune trace d’elles, comme si elles avaient été enlevées par des esprits.
EXTRAIT N°2
Jon-Tah, le scribe, somnolait. Cette nuit, c’était lui qui avait la charge de veiller sur le foyer de la bibliothèque. On était au printemps et le temps se maintenait au beau depuis plusieurs jours. Aussi le feu était-il modeste. Le plus grand danger à cette époque reposait sur le vent, qui pouvait s’engouffrer à l’intérieur de la bâtisse et emporter des escarbilles incendiaires. Mais seule une brise légère soufflait. Ce qui expliquait le relâchement de sa surveillance.
Plongé dans son demi-sommeil, il n’entendit pas la silhouette qui s’introduisit silencieusement à l’intérieur de la bibliothèque. Ce fut la lumière qui le réveilla. Une lumière étrange qui surgit d’un coup du néant. Engourdi par le sommeil, il ne comprit pas immédiatement ce qui se passait. Puis il découvrit la reine, dont le regard était plus fixe que jamais. Elle avait attisé le foyer, ce qui expliquait la lumière.
L’esprit embrumé, il se demanda ce qu’elle faisait dans la bibliothèque au cœur de la nuit. Soudain, il la vit verser sur elle un liquide épais et odorant. De l’huile ! Le liquide ruissela sur son corps vêtu seulement d’une chemise de lin blanc. Avant qu’il ait pu réagir, il la vit saisir un brandon et enflammer le bas de sa robe, qui s’embrasa instantanément. Un long hurlement jaillit des lèvres de Shi-Nah, tandis que ses traits se déformaient sous l’effet de la souffrance terrible qu’elle s’était infligée. Jon-Tah voulut la saisir pour l’entraîner vers l’extérieur, mais il était déjà trop tard. Avec horreur, il vit la torche vivante se précipiter vers les précieux livres. Les flammes se propagèrent très vite aux rouleaux, puis à la demeure. Il vit la reine s’effondrer au milieu du brasier. Il n’y avait plus rien à faire. Toussant et crachant à cause de la fumée, il n’eut que le temps de se jeter au dehors.
Après la chaleur intense de l’incendie, le froid de la nuit lui mordit la peau. Autour de lui, les Faucons sortaient de leurs masures. On se précipita, mais il était impossible d’arrêter les flammes. Les livres en écorce de bouleau séchée constituaient un excellent combustible. On se contenta d’asperger les demeures proches afin d’éviter la propagation de l’incendie.
Hébété, Jon-Tah tenta d’expliquer ce qu’il avait vu. Mais la vérité était tellement incroyable…
Au matin, il ne restait plus de la bibliothèque qu’un amas de cendres encore fumantes. On en avait extrait le squelette noirci de Shi-Nah. On avait essayé de comprendre ce qui s’était passé. Personne n’avait pu fournir d’explication, sinon qu’un démon s’était emparé de l’âme de Shi-Nah et l’avait amenée à se détruire en même temps que les livres sacrés. Mais pourquoi ?
Le désespoir s’était abattu sur le village. La bibliothèque avait toujours constitué l’orgueil de la nation. Grâce à la curiosité des reines et des scribes depuis de nombreuses générations, elle était l’une des plus riches des Montagnes de feu. Bien que la tribu des Faucons fût l’une des plus modestes, elle avait mis un point d’honneur à posséder le maximum de livres, tentant d’imiter celle de No’Si’Ann. Les scribes faucons n’hésitaient pas à faire le voyage jusqu’aux territoires des Renards pour aller recopier ce qui leur manquait. Ils étaient à chaque fois accueillis avec hospitalité, selon les règles de partage de la Connaissance établies par Noï-Rah. C’était aussi l’occasion de bavarder avec les érudits de la nation, d’échanger des points de vue autour de repas copieux.
Tout était à recommencer.
Mais il y avait plus grave. Jamais de mémoire humaine les esprits mauvais ne s’étaient ainsi attaqués à une reine. On avait le sentiment qu’un terrible sacrilège avait été commis. La reine, la protectrice avait disparu. Et la nation des Faucons se sentait orpheline, à la merci des forces infernales qui semblaient avoir pris possession de la forêt.
Ce ne fut que trois jours plus tard que Paï-Kahn et ses compagnons découvrirent le cadavre de Ty-Loh, à demi-dévoré par les charognards. Fou de douleur, son père constata qu’elle avait été torturée de manière abominable avant d’être livrée aux nécrophages. Sa tête avait été coupée, ses yeux crevés et son ventre vidé de ses entrailles. Qui avait pu commettre un tel crime ? Les Faucons n’étaient en conflit avec personne, que ce fût dans le pays des volcans où à l’extérieur.
Désespéré, Paï-Kahn ramena le corps de Ty-Loh au village, où il apprit ce qui s’était passé.
— La reine est devenue folle, conclut Lo-Khi.
Effondré, Paï-Kahn tenta de comprendre. Jamais Shi-Nah n’aurait pu accomplir un tel sacrilège. A ses yeux, les livres étaient sacrés, car ils représentaient le travail de toutes les générations de Faucons depuis l’époque de Noï-Rah. Détruire cette somme de savoir était blasphématoire. Mais Shi-Nah n’était plus elle-même depuis sont retour.
Alors, une autre idée, encore plus exécrable, frappa Paï-Kahn. Se pouvait-il que l’esprit démoniaque qui s’était emparé d’elle l’ait poussée à tuer sa fille elle-même ?
Mais qui pouvait être cet esprit démoniaque ?