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LA LOUVE DE CORNOUAILLE
EXTRAITS


EXTRAITS N°1
Ce jour-là, Charlez apportait une nouvelle terrifiante : le loup-garou avait encore frappé.
— A Ploumanach, un petit bourg situé au nord de Pont l’abbé, précisa-t-il. C’était il y a trois jours. J’étais sur place. Je m’apprêtais à passer la nuit dans le village. Tout à coup, quelqu’un s’est inquiété parce qu’une fille n’était pas rentrée. Elle était partie dans l’après-midi pour ramasser du bois mort dans un verger situé juste à côté du village. On pensait qu’elle ne risquait rien. Plusieurs hommes sont allés à sa recherche, mais le verger était désert. La fille avait disparu. Les gens ont commencé à avoir peur, d’autant plus que la nuit tombait et qu’il était impossible de poursuivre tant il faisait sombre. On a imaginé qu’elle s’était égarée. Mais soudain… ah, Dieu de miséricorde, ce fut terrible!
Le gros bonhomme se mit à rouler des yeux effrayés, les paysans suspendus à ses lèvres.
— Je crois que je ne dormirai plus jamais très bien après avoir entendu ce grondement terrible. Ce n’était pas le cri d’un animal, mais ce n’était pas humain non plus. Que le Seigneur nous protège !
Dans la foule, plusieurs personnes se signèrent très vite.
— Dans le village, tout le monde était pétrifié. Puis nous avons entendu les hurlements de la malheureuse. Ils avaient l’air proches et lointains à la fois. Nous avons tout de suite compris qu’elle allait mourir. Certains ont parlé d’aller combattre le monstre, mais personne n’a osé sortir. Il faisait si sombre qu’on n’y voyait pas à trois pas. Nous ne savions même pas dans quelle direction se trouvait la Bête. Et puis, que pouvions-nous faire contre une créature du Diable ?
Il prit un air accablé.
— La pauvre fille a crié longtemps. C’était abominable !
Charlez laissa passer un long silence, puis ajouta :
— On ne l’a retrouvée que le lendemain, vers midi. Les hommes s’étaient remis à sa recherche, armés jusqu’aux dents, cette fois. Mais c’était inutile. Le démon s’était envolé. J’ai vu, de mes yeux vu, ce qui restait de cette pauvre garce1. Que les dents me tombent si je mens, mais je crois que j’ai failli vomir mes entrailles. Cette pauvre fille avait été pendue par les pieds aux branches d’un chêne. Sa tête avait été tranchée et reposait à quelques pas de là, avec les yeux crevés. Mais ce n’est pas tout ! Ses tétons avaient été lacérés et n’étaient plus que des morceaux de chair déchiquetés. Bien pire encore, la Bête lui avait ouvert le ventre depuis son connet mignon jusqu’à la poitrine, et il en avait sorti les tripailles, qu’il avait étalées tout autour comme pour un sinistre rituel. Il y avait du sang partout, et son odeur flottait dans l’air. Pour sûr, ce n’est pas un animal qui a pu faire ça. Les plus courageux ont examiné le cadavre. Ils ont dit que leurs morsures ressemblaient à celles d’un loup, mais elles étaient plus larges. C’était donc l’œuvre d’un être tout droit issu de l’Enfer.
1. Garce : Au Moyen-Âge, le terme garce désignait seulement une fille, en tant que féminin de garçon. Ce n’est qu’avec le temps qu’il a pris une nuance péjorative. Cf. Garcelette : fillette.
Un silence de mort s’abattit sur la foule. Ploumanach n’était guère éloigné et rien ne disait que le monstre ne risquait pas de s’en prendre aux filles de St Gwénolé. Plusieurs gamines se mirent à pleurer et se réfugièrent dans les bras de leur mère.
- Et le monstre ? demanda Aodren. A-t-on retrouvé des empreintes ?
- Aucune ! Disparu comme s’il n’avait jamais existé. A croire qu’il a surgi du néant pour y replonger aussitôt son crime accompli. Deux jours plus tard, j’étais à Pont l’abbé où se tenait une réunion d’hommes d’église. L’affaire a fait grand bruit. L’évêque Drenan, celui de Lok’Ronan, a fait dire une messe pour le salut de l’âme de cette malheureuse. Le baron Geoffroy de Pont l’abbé a mené ensuite une campagne avec ses chevaliers pour tenter de débusquer la Bête, mais ils n’ont rien trouvé. Même pas d’empreintes, animales ou autres.
— Les loups garous attaquent à la pleine lune, remarqua Aodren. Or, elle a eu lieu cette nuit. Il y a trois jours, ce n’était donc pas encore la pleine lune.
— Non pas, forgeron, confirma Charlez, mais ce démon-là est d’une sorte différente.

EXTRAIT N°2
A l’approche de la capitale, la route fut plus fréquentée. Aux chariots du seigneur Geoffroy s’étaient ajoutés des carrioles ou des traîneaux tirés par de grands chiens. Deux animaux bizarres, appartenant à des marchands ambulants, étonnèrent Sterenn. Ils ressemblaient à des chevaux de petite taille et transportaient de lourdes charges. Un chapelain attaché à la maison du seigneur du Pont, qui marchait de conserve avec Aodren, Tangi et Sterenn, expliqua à la fillette :
— Ce sont des ânes. Il y en a très peu en Bretagne, mais on en rencontre beaucoup dans les pays du sud.
Vêtu d’une robe de bure serrée à la taille par une corde, le visage jovial du bonhomme avait immédiatement attiré la sympathie de la petite, qui lui posait mille questions, auxquelles il répondait avec bonne humeur.
Bientôt, on arriva à un gros bourg appelé Locmaria. Sur les pentes douces de la colline qui bordait la vallée à l’ouest s’élevait la masse solide d’un ensemble de demeures de pierre cernées par un haut mur. Regroupées pour bénéficier de la protection de l’imposant bâtiment, des chaumières s’alignaient de part et d’autre de la voie romaine. Plus bas, des champs et des prés s’étageaient jusqu’à la rivière ombragée.
—Voici l’abbaye de Locmaria, expliqua le chapelain, qui avait nom Guthbert. La prieure qui la dirige est un personnage important. Elle possède le droit de justice.
Vers le sud, un embranchement de la voie menait jusqu’à un ensemble de baraquements d’où émanaient des odeurs puissantes de poisson séché et d’algue. Des dizaines de petits bateaux étaient échoués sur la grève. Une foule de pêcheurs et de marchands discutaient âprement.
— Ceci est le « Port aux poissons », poursuivit le chapelain. Les marins viennent de la côte pour y vendre le produit de leur pêche. Ils fournissent le marché qui se tient dans la ville close, près de la cathédrale St Corentin.
Après avoir traversé le bourg de Locmaria, la route longeait la rivière vers le nord, en direction de Kemper. Des constructions étranges attirèrent l’attention de Sterenn. Sur la rive se dressaient des squelettes de navires de toutes tailles, sur lesquels travaillaient menuisiers et charpentiers. Une odeur de bois coupé flottait dans l’air, mêlée aux effluves remontant du fleuve.
— C’est ici que l’on fabrique les bateaux ! s’exclama-t-elle.
— En effet, c’est un chantier naval, confirma Guthbert.
La plupart des embarcations n’étaient que des coracles, mais d’autres, de dimensions plus importantes, servaient à transporter des marchandises. Le chapelain ajouta qu’ils étaient inspirés par les navires utilisés par les envahisseurs venus du nord.
— Est-ce qu’ils sont capables de traverser l’océan ? demanda Sterenn, les yeux brillants.
Le chapelain leva les bras au ciel.
— Quelle idée ! Bien sûr que non ! Traverser l’océan est impossible. Il se termine au bord d’un gouffre sans fond. On dit même qu’aux abords de ce gouffre vivent des monstres terrifiants, dont la gueule est assez grande pour engloutir le plus gros de ces bateaux.
Sterenn pâlit.
— Alors, ce sont ces monstres qui provoquent les marées et les tempêtes ?
— Je l’ignore, damoiselle. Seul Dieu le sait.
Il marqua un léger silence, puis ajouta :
— Nos plus doctes savants estiment que la Terre est plate et entourée d’eau. Ils ont probablement raison. Je ne suis pas aussi érudit qu’eux. Pourtant, j’ai lu dans des écrits anciens qu’un saint homme venu d’Irlande aurait réussi à traverser l’océan. Ces récits disaient même qu’il avait célébré la messe sur le dos d’une baleine et qu’il avait abordé sur des terres inconnues, situées bien loin vers le couchant. Il s’appelait Saint Brendan. Mais ce n’est peut-être qu’une légende. On ne le saura sans doute jamais, car aujourd’hui, les navires ne se risquent pas à affronter la haute mer. Ils se contentent de longer sagement les côtes. Et c’est bien suffisant. On peut aller ainsi jusque dans la lointaine mer du sud, la Méditerranée, d’où sont venus autrefois les Romains.
— Les Romains ?
— Les Romains formaient un peuple très puissant. Il fut un temps où ils dominaient le monde. Ils sont venus jusqu’en Bretagne ; le pays leur a plu et ils y ont construit des cités prospères et des routes. Ce sont eux qui ont tracé celle que nous suivons aujourd’hui. Ces routes couvraient tout leur empire et leur permettaient de se déplacer très vite afin de faire face à leurs ennemis.
— Ces cités, que sont-elles devenues ?
Le chapelain soupira.
— Elles ont disparu. Les Romains étaient puissants, mais ils ignoraient les lumières de la foi du Christ. Ce sont eux qui l’ont cloué en croix. Alors, pour les punir, Dieu a anéanti leur empire. Puis, peu à peu, les survivants se sont ouverts à la vraie foi. Et leur capitale, Rome, est devenue aujourd’hui la ville du pape.
— Mais ceux qui vivaient ici, en Bretagne ?
— Ils se sont mélangés avec les Bretons. Sans doute avons-nous des Romains parmi nos ancêtres. C’est difficile à savoir. Cela s’est passé il y a très longtemps. Mais leurs routes existent encore. La forêt n’a jamais pu les recouvrir.
— Comment Dieu a-t-il anéanti l’empire des Romains ?
Guthbert éclata de rire.
— Tu es bien curieuse, jeune fille. Mais après tout, ce n’est pas un mal de vouloir s’instruire. Je sais seulement que des tribus de barbares venues du nord et d’orient ont envahi les pays dominés par les Romains. Ils ont pillé les villes et massacré les populations. Les gens ont fui les grandes cités pour se réfugier dans les campagnes. Ils s’y sont cachés pendant plusieurs siècles, mais toujours il arrivait d’autres envahisseurs et le monde retombait à chaque fois dans le chaos. Bien sûr, il y eut quelques grands souverains qui tentèrent de rétablir la paix du Seigneur, comme Charles le Magne, qui fut couronné empereur d’Occident en l’an 800, à Rome. Hélas, après sa mort, tout s’effondra de nouveau. Il n’existait aucune loi, sinon celle du plus fort. Et cela a duré jusqu’à une période récente. Il y a à peine vingt ans, les routes étaient beaucoup moins sûres et les gens ne voyageaient pas comme aujourd’hui. Les grandes cités de jadis, bâties par les Romains, s’étaient dépeuplées et certaines n’étaient plus que des fantômes de pierre livrés à la végétation. Ceux qui y vivaient encore étaient la proie des larrons et criminels de tout poil. On dit que la ville sainte elle-même, Rome, qui avait compté jusqu’à un million d’habitants autrefois, n’en dénombrait plus que cinquante mille au début de ce siècle. Ici, en Bretagne, chaque village vivait replié sur lui-même. Le commerce n’existait presque pas et les seigneurs se livraient d’incessants combats sous les prétextes les plus futiles. A présent, tout a changé. Nous vivons une époque bénie de Dieu. Les villes s’agrandissent, le commerce se développe et partout se répand la Bonne parole du Christ.
Aodren toussota discrètement. Sterenn comprit qu’il ne partageait pas tout à fait le point de vue optimiste du brave religieux. Sans doute la paix régnait-elle autour de Kemper, mais il n’en était pas de même ailleurs.
Soudain, Sterenn poussa un cri de frayeur. Sur une élévation, dominant la route, se dressaient une demi-douzaine de potences sinistres, au sommet desquelles étaient plantées des roues. Sur ces roues pourrissaient les restes d’êtres humains. Des nuées d’oiseaux noirs becquetaient la chair en décomposition.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sterenn d’une voix altérée.
— On appelle ça des fourches patibulaires, répondit Guthbert. C’est là que l’on exécute les condamnés.
Visiblement, les suppliciés avaient eu les membres brisés en plusieurs endroits, et on les avait repliés de manière grotesque. Ils n’étaient sans doute pas morts immédiatement, mais au cours d’une lente et terrible agonie. Une odeur insoutenable prenait à la gorge, renforcée par le soleil de la fin d’après-midi. Aucune demeure n’était bâtie à proximité.
— Mais qu’avaient-ils fait pour être ainsi torturés ? s’alarma la fillette.
— Ce sont probablement de grands criminels, des bandits de grand chemin, des assassins ou des voleurs. Le duc Hoël applique une justice sévère.
A côtés des fourches s’érigeait un bûcher au centre duquel étaient dressés deux poteaux. Le chapelain fit grise mine.
— On va sans doute bientôt brûler des sorciers ! grommela-t-il.
— Ca n’a pas l’air de vous plaire, remarqua Aodren.
— Je ne comprends pas toujours les décisions de justice. Ces gens ne font souvent que soigner avec des herbes. Mais on les accuse d’entretenir commerce avec le Démon. Pour ma part, je ne suis pas sûr que ce soit toujours la vérité. Je n’aime pas que l’on fasse du mal à un être humain. Notre Seigneur n’a-t-il pas dit : « Aime ton prochain comme toi-même ? » Cela ne veut-il pas dire qu’il faut l’aimer avec ses différences ? Nous sommes tous créatures de Dieu, même différents.
Il regarda autour de lui avec inquiétude.
— Mais je suis trop bavard. Si Monseigneur m’entendait, il me dirait que je suis un esprit séditieux.
Sterenn lui prit spontanément la main et la serra avec effusion. Elle aimait bien ce chapelain. Si l’abbé Enguerrand avait eu l’esprit aussi bon et aussi ouvert, elle aurait assisté aux offices religieux avec plus de conviction. Elle ne fut pas fâchée de quitter cet endroit sinistre.
Plus loin, à bonne distance des potences, commençait la ville de Kemper. Guthbert expliqua :
— Le nom de la ville signifie « confluent », car elle est située à la jonction du Steir, une petite rivière qui coule du nord pour se jeter dans l’Odet. La partie où nous nous trouvons, située à l’ouest du Steir, est le « Territoire au Duc ». Elle dépend de Monseigneur le duc, notre bien-aimé Hoël de Cornouaille. Il a succédé au duc Conan le Deuxième en 1066, l’année de la victoire de Guillaume le Normand sur les Anglais, à Hastings. C’est notre duc qui organise le tournoi de la Sainte Marie.
Jamais Sterenn n’aurait imaginé de ville aussi vaste. St Gwénolé se composait d’une trentaine de maisons. Kemper s’étirait d’un bord à l’autre de l’horizon et devait compter plusieurs centaines de bâtiments de toutes sortes, demeures, chapelles, entrepôts, magasins. Le chapelain poursuivit :
— Le Territoire au Duc s’arrête sur les rives du Steir. Au-delà, à l’est, s’étend la ville close, qui est la propriété de Monseigneur l’évêque Konogan. Il possède également Kerfeunteun, le village situé vers le nord, ainsi que le manoir de Lanniron.
— Mais alors, demanda Sterenn, qui gouverne vraiment la ville ?
Avec un sourire entendu, le chapelain répondit :
— Le duc et l’évêque. Oh, cette double gouvernance ne va pas sans quelques difficultés. Tous deux ont droit de justice sur leur territoire. Le palais épiscopal comporte un tribunal et une prison.
— Tout comme le duc, à ce que je vois, intervint Aodren.
Il désigna, sur une vaste place située en bordure de l’Odet, une estrade sur laquelle une demi-douzaine de carcans exposait les têtes hirsutes de pauvres hères, couvertes de crachats et de matières d’origine douteuse.
— Qu’ont donc fait ces gens ? s’inquiéta Sterenn.
Le chanoine haussa les épaules.
— Ce sont probablement des buveurs, des artisans qui n’ont pas payé leurs impôts, ou bien des gens qui ont manqué de respect à la personne du duc.
— Ils vont rester là longtemps ?
— Cela dépend de la mansuétude du seigneur Hoël. Parfois une journée, parfois plusieurs. La foule a le droit de leur jeter des fruits pourris et de leur cracher au visage.
Certains ne s’en privaient pas parmi les gamins effrontés qui hantaient les lieux.
— Qu’ils prennent garde ! ajouta Guthbert. Ils pourraient bien subir un jour le même sort.
Suivant la colonne du comte Geoffroy, ils continuèrent leur chemin. Tout autour, les gens se saluaient, s’accueillaient avec forces embrassades, aussi bien les gens du peuple que les nobles et chevaliers, qui se lançaient défis et compliments avec de grands éclats de rire.
Malgré la chaleur, le seigneur du Pont avait tenu, dans l’après-midi, à revêtir son armure afin de se montrer digne de son suzerain. Tenan et Eozen avaient été obligés de l’imiter et ce fut une belle troupe de cavaliers armés qui fit son entrée dans la ville. Elle ne comptait pas moins de vingt chevaliers et autant d’écuyers. Suivaient les bacheliers, ou aspirants à la chevalerie, dont faisait partie Eozen.
Les arbres et les maisons avaient été décorés avec les bannières des différents chevaliers concurrents. A l’origine, les blasons des boucliers suivaient les bandes de métal et de cuir dont ils étaient constitués. Mais sur certains apparaissaient des dessins plus compliqués, représentant des animaux stylisés : aigles, lions ou licornes, ainsi que des tours ou des armes.
N’ayant pas été armé chevalier, le baron Tenan ne possédait pas de blason. Il en ressentait une vive frustration. Il avait bien songé à s’en inventer un, mais il avait redouté d’être la risée de ses pairs et s’était contenté de demander à Aodren de lui fabriquer un bouclier sans aucun ornement. C’est pourquoi il attendait avec patience que son fils sauve l’honneur de sa lignée et obtienne cet adoubement qu’il avait si ardemment souhaité lui-même.
Cependant, dès que la colonne arriva en vue du palais ducal, situé en plein cœur de la cité hors les murs, ses espérances connurent un vif revers. Sterenn, qui se tenait à l’arrière en compagnie de Guthbert, Aodren et Tangi, vit un cavalier magnifique s’avancer au devant du comte Geoffroy de Pont l’abbé. Le duc Hoël de Cornouaille était suivi de ses propres chevaliers, flanqués de leurs écuyers – ainsi nommés parce qu’ils portaient l’écu de leur seigneur – et d’une bonne centaine d’hommes d’armes, piquiers, archers, fantassins. Cette sortie montrait en quelle estime le duc tenait son vassal, ainsi que l’expliqua le chapelain.
— En général, il se contente de les recevoir confortablement assis dans le parc du palais. Mais le comte Geoffroy a accompli de hauts faits d’armes au service du duc. Il y a grande amitié entre ces deux seigneurs.
En effet, le duc s’adressa au comte en termes bienveillants.
— Que la paix de Dieu soit sur toi, mon ami, dit-il au comte. As-tu fait bonne route ?
Geoffroy mit aussitôt pied à terre et s’agenouilla devant le destrier du duc. Mais il employa le tutoiement, de rigueur entre guerriers.
— Seigneur, ton serviteur a grande joie de te revoir en si bonne santé. Grâce à Dieu, la route fut sans encombres. Et j’ai grand plaisir à me retrouver dans cette bonne ville de Kemper.
— Où t’attend un festin, pour toi et tes gens.
— La grand merci à toi, Seigneur !
Le comte se redressa. Le duc s’avança en caracolant au milieu des chevaliers de Pont l’abbé. Il salua d’un bref signe de tête la plupart d’entre eux. Puis il s’arrêta devant le baron de St Gwénolé et son fils, qu’il examina d’un regard plein de morgue.
— Tiens donc ! Tenan ! Tu ne t’es donc pas encore découragé !
— Seigneur, répondit l’intéressé, voici mon fils Eozen, qui combattra pour votre gloire !
Hoël éclata de rire.
— Pour ma gloire ? Plaise à Dieu qu’elle repose en de meilleures mains que les siennes. On dit souvent que la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre ! J’ai donc toutes raisons d’être inquiet.
Puis il repartit d’un rire sonore, aussitôt imité par son entourage, laissant le pauvre Tenan en proie à l’humiliation. Eozen, qui n’avait pas compris, continua à sourire stupidement, ce qui redoubla les rires. Sterenn en eut honte pour eux. Mais le souvenir de la méchanceté d’Eozen tempéra cette brusque bouffée de compassion.
Le duc revint vers Geoffroy et mit pied à terre pour prendre le comte par l’épaule.
— Causons, mon ami. Combattras-tu toi-même ?
— Si mon seigneur le permet, je porterai haut ses couleurs.
— Tu as déjà prouvé ta bravoure, Geoffroy. Cependant, j’aimerais, si tu y consens, te compter plutôt parmi les juges et arbitres de ce tournoi. Je crains que les coups portés au cours de ces joutes ne soient funestes à plus d’un, et je tiens à conserver un allié et un si bon ami en bonne santé, aussi longtemps qu’il plaira à Dieu. Ce tournoi promet d’être âpre. Nous recevons de grands guerriers. Lok’Ronan nous envoie encore cette année le chevalier de Kervraz. Il t’a vaincu au dernier tournoi.
— Je ne crains pas de l’affronter à nouveau.
— Je sais ton courage, mon ami. Tu es sans doute l’un des seuls à pouvoir t’opposer à lui. Mais je préfère ne pas prendre de risque. Tu m’es bien plus utile en belle santé qu’estropié stupidement dans un tournoi. Bien entendu, tu y trouveras compensation en une belle terre que je t’offrirai du côté de Plonéour.
Geoffroy, qui convoitait cette terre depuis déjà quelque temps, ne songea pas un instant à discuter.
— Je ferai ainsi que l’ordonnera mon duc.
Le suzerain invita son vassal à pénétrer dans l’enceinte du palais. Cependant, seuls les nobles et les chevaliers de sa suite furent conviés à l’accompagner. Guthbert le chapelain, qui désirait se recueillir dans la cathédrale St Corentin, proposa à Aodren d’en profiter pour leur faire visiter la ville close.
— Oh oui ! s’écria Sterenn.
Aodren accepta, mais y mit une condition, qu’il avait sans doute répétée cent fois depuis leur départ de St Gwénolé.
— Ne t’éloigne surtout pas de moi ou de Tangi.
C’était une précaution inutile. Elle n’avait guère envie de s’écarter d’eux. Aodren lui avait parlé de ces brigands qui enlevaient les enfants et leur brisaient les membres pour les contraindre ensuite à mendier. Depuis son arrivée, elle avait croisé quelques-uns de ces malheureux, à la peau couverte de croûtes purulentes, aux mains déformées, aux bras et aux jambes repliés dans des positions bizarres, se traîner sur le sol en implorant la pitié des passants. Elle n’avait aucun désir d’aller grossir leurs rangs.
Se mêlant à la foule bruyante et joyeuse, Aodren, Tangi et Sterenn suivirent le chapelain. On se dirigea vers le Steir, qui délimitait une véritable frontière entre le Territoire au Duc et la ville épiscopale. Bientôt, devant eux, se dressa un rempart haut de plusieurs toises1, qui cernait complètement la cité. Trois ponts de bois enjambaient l’affluent, protégés par des portes fortifiées. Des gardes en heaume et cotes de maille surveillaient les arrivants. A croire qu’il s’agissait là de la frontière entre deux pays. Les soldats ne firent cependant aucune difficulté pour les laisser entrer devant la pièce que leur tendit le religieux.
1. Toise : Au Moyen-Âge, la toise mesurait exactement six pieds, soit environ 1,80 mètre.
— C’est la coutume, expliqua-t-il. Il faut payer l’octroi pour entrer dans Kemper. Il n’est pas élevé, mais il permet de payer la solde des gardes. Ne vous inquiétez pas, j’ai dit que vous faisiez partie de la maison de Monseigneur l’évêque.
A l’intérieur s’étendait un dédale de ruelles étroites, bordées par des maisons à colombages, parfois hautes de deux étages, qui s’avançaient en surplomb au-dessus de l’artère, à tel point que la lumière du soleil ne pénétrait pas jusqu’au sol. Une foule bavarde se pressait, des hommes s’interpellaient ou s’invectivaient, des enfants couraient en hurlant, au milieu d’animaux de toutes sortes. Par endroits, les ruelles étaient pavées, mais la plupart du temps, elles n’étaient que des allées de terre dure, au milieu desquelles s’écoulait des ruisseaux d’immondices. Une odeur nauséabonde stagnait, faite de remugles de fruits pourris et de déjections humaines et animales. Personne ne semblait s’en offusquer. Sterenn, habituée au grand air de l’océan, se bouchait le nez.
Un peu partout se dressaient des chantiers de maisons en construction. Parfois, les ruelles étaient encombrées par de grands chariots transportant des blocs de granit ou de lourdes pièces de bois. Charpentiers et tailleurs de pierre s’activaient. Les façades étaient étroites et les maisons se collaient les unes aux autres. Curieusement, les plus pauvres des masures côtoyaient aussi bien les échoppes des artisans que de belles demeures habitées par des religieux de haut rang ou des notables, dans la plus totale anarchie.
Guthbert précisa :
— Tout le monde veut habiter dans la cité épiscopale. Le prix du terrain augmente régulièrement. C’est pourquoi les maisons ne sont pas très larges. On a découpé la surface en lanières étroites, afin d’occuper un maximum d’espace. Les jardins sont situés à l’arrière. On augmente la superficie habitable en prenant sur la rue dans les étages. Ce qui explique ces avancées. Parfois, les étages en vis-à-vis se touchent presque.
Le clergé occupait une place importante dans la population. On croisait des curés, des chapelains, des moines ainsi que le personnel de service de la cathédrale. La ville comptait quinze chanoines.
— Monseigneur l’évêque a entrepris un grand plan d’urbanisation de la ville, ajouta Guthbert. Tout s’est construit tellement vite qu’il est parfois difficile de se retrouver dans ce chaos. Mais il a fait en sorte que les grandes artères aboutissent à la cathédrale1.
1. Il ne s’agit pas de la cathédrale actuelle, de style gothique. Une première cathédrale de type roman fut construite à partir du Xème siècle.
Pour Sterenn, la ville multipliait les sujets d’étonnement. A St Gwénolé, chacun subvenait à ses propres besoins pour ce qui était de la fabrication des outils et des vêtements, les femmes tissaient et les hommes taillaient le bois, tressaient les paniers, cousaient les filets de chanvre ou de lin. A Kemper, elle découvrait les artisans, chacun ayant sa propre spécialité, comme les tailleurs, qui confectionnaient les vêtements magnifiques dont étaient vêtus les seigneurs et les membres du clergé. Les tisserands proposaient différentes étoffes aux couleurs chatoyantes, destinées aux femmes, ou plus sombres, destinées aux hommes. Plus loin, c’était un sabotier qui sculptait ses sabots, assis devant son étalage. A côté, un cordonnier martelait et cousait le cuir solide de souliers de toutes sortes, aux semelles de bois. Suivaient des bouchers, qui découpaient et tranchaient dans la chair de différents animaux pendus à de gros crochets : moutons, chèvres, porcs, daims, sangliers, chevreuils, lapins, chapons. Pour leurs achats, les citadins utilisaient des pièces de bronze ou de cuivre frappées à l’effigie du duc, et chaque achat était le prétexte à d’âpres marchandages qui amusèrent beaucoup la petite.
Des tavernes proposaient aux passants de nombreuses boissons : vin, bière, alcool de miel, jus de fruits. Les hommes s’y installaient, bavardaient d’une table à l’autre, s’interpellaient. A la façon dont ils s’exprimaient, certains avaient visiblement abusé de la dive bouteille.
Soudain, une odeur nauséabonde, exacerbée par la chaleur estivale, prit Sterenn à la gorge. La plupart des passants se pinçaient le nez, mais certains, par habitude, n’y prêtaient plus attention.
— C’est quoi, cette puanteur ? demanda-t-elle, redoutant de tomber sur un nouveau charnier humain.
Guthbert dut le comprendre, qui répondit :
— Ne t’alarme pas. Ce n’est que le parcheminier. C’est grâce à son travail que nous pouvons transmettre le savoir par l’écriture. Je vais te montrer.
Ils s’approchèrent de la boutique d’où émanaient les relents écoeurants. Sur l’étalage s’empilaient des feuilles souples de couleur ivoire, sur lesquelles se penchaient essentiellement les religieux. Guthbert expliqua :
— Le parchemin est de la peau d’animal : mouton, agneau, veau, ou encore lapin. On trempe ces peaux dans un bain de chaux pour ôter les poils. Puis on les tend sur ces cadres en bois que tu aperçois là-bas.
Sterenn aperçut, dans la pénombre de la boutique, des aides qui raclaient les cuirs avec de larges couteaux. Le chapelain poursuivit :
— Ces peaux sont ensuite rincées, séchées et poncées sur les deux faces afin d’enlever toutes les petites aspérités. Et elles vont fournir les monastères et les établissements religieux.
— Qu’en fait-on ?
— Des livres, damoiselle.
Ce n’était pas la première fois que Guthbert évoquait cet objet mystérieux.
— C’est quoi, un livre ?
— Quelque chose d’extrêmement précieux. C’est dans les livres que l’on conserve le savoir des anciens et les Saintes Ecritures. Certains moines appelés copistes passent leur vie à reproduire ces écrits. Mais pour utiliser un livre, il faut savoir lire. C’est un privilège que peu d’hommes possèdent. Seuls les érudits savent déchiffrer les signes utilisés pour traduire les paroles que l’on prononce sous la forme de mots. Un livre permet de connaître la pensée des hommes qui ont vécu il y a des siècles. C’est un trésor inestimable. A part les grands seigneurs, les évêques et les abbayes, peu de gens possèdent des livres.
— Mais vous-même, vous savez lire, mon père, puisque vous m’avez parlé de ce navigateur irlandais, Saint Brendan…
— Je sais lire, mais je ne suis pas assez riche pour posséder un livre.
— J’aimerais bien savoir lire !
Guthbert faillit éclater de rire.
— Tu es terriblement curieuse, damoiselle. Mais aucune femme ne peut apprendre à lire. C’est un domaine réservé aux hommes.
Il ajouta, amusé par sa mine déconfite :
— Heureusement ! Où irions-nous si les femmes savaient lire !
Elle se renfrogna. Ce chapelain était bien comme les autres, pour qui les femmes étaient chargées de tous les malheurs du monde. Elle riposta :
— Et la prieure de Locmaria, est-ce qu’elle ne sait pas lire ?
Le chapelain la regarda avec stupéfaction.
— Dieu m’est témoin, damoiselle, tu as la langue bien pendue. Bien sûr, elle sait lire.
— Pourtant, c’est une femme.
— Oui, mais une femme d’église.
Sterenn haussa les épaules. Intérieurement, elle se promit d’apprendre à lire, si elle le pouvait.


 
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