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LA LANDE MAUDITE
PREMIER CHAPITRE
Vendredi 31 Août
Pétrifiée par la peur, la vieille Catherine Le Drezen ne parvenait pas à détacher ses yeux de l'écran. Autour d'elle, les spectateurs quittaient leurs places, ombres furtives et chuchotantes. Mais elle ne les voyait pas. Son patron, Gustave Landréau, lui secoua l'épaule. Elle poussa un cri et bondit comme si le diable en personne l'avait touchée. Marie-Jeanne, l'épouse de Gustave, une accorte paysanne d'une cinquantaine d'années, glissa à son mari:
- Nous n'aurions peut-être pas dû l'amener. Elle est trop âgée pour ce genre de spectacle.
Elle-même, comme Gustave, adorait le cinéma. Ils ne rataient jamais une séance organisée par les projectionnistes itinérants qui, pendant les week-ends de la saison estivale, installaient leur matériel dans la vieille grange aménagée en salle des fêtes par la mairie. Ils avaient coutume d'inviter Catherine, la vieille bonne qui avait élevé Gustave. Elle avait un peu remplacé la mère qu'il avait perdu très tôt. Malgré ses soixante dix-huit ans, elle continuait à veiller sur lui, et tenait encore à s'occuper de ses bêtes.
Croyante jusqu'à la superstition, Catherine, qui n'avait jamais fréquenté la moindre école, prenait tout ce qu'elle voyait sur l'écran pour argent comptant. Elle avait accepté d'accompagner les "enfants", comme elle les appelait, pour voir ce film qui sentait le soufre. Mais elle préférait les sirupeuses histoires d'amour, qui lui arrachaient des larmes. La vieille bonne était une âme simple, partagée entre l'affection qu'elle portait à ses patrons, ses animaux, et une fréquentation assidue de l'église. Affligée de cette maladie déformante qui frappait souvent les bretonnes du bord de mer, elle avançait d'une démarche rappelant un peu celle d'un canard. Mais personne n'aurait songé à s'en moquer, car elle était la bonté même. Hiver comme été, elle portait la coiffe traditionnelle de l'île des Cormorans, qui ressemblait à celle de Fouesnant, avec ses deux coques de dentelle soigneusement amidonnées.
Peu à peu, la foule sortit de la grange. Chacun commentait le film à sa manière. Quelques adolescents affectaient de plaisanter, mais beaucoup demeuraient silencieux, imprégnés d'une frayeur rémanente. Le metteur en scène avait habilement su installer une atmosphère étouffante, qui évoluait jusqu'à l'apocalypse finale, paradoxalement moins effrayante que l'angoisse distillée tout au long de l'histoire.
On retrouva avec plaisir le décor familier de Tréparsec, petite ville blottie au creux de son anse océane, avec ses vieilles maisons typiques et ses ruelles étroites aux pavés inégaux.
Située au large des côtes de la Cornouaille, l'île des Cormorans offrait un mélange de contrastes insolites, avec ses hautes falaises creusées de grottes marines ténébreuses dans lesquelles s'engouffraient les lames venues de l'océan profond, ses plages de sable fin, d'un blanc lumineux qu'affectionnaient les touristes, et ses souvenirs d'un passé mystérieux et mystique. Dolmens et cromlechs se dressaient un peu partout, issus d'une époque oubliée, respectés par les indigènes pourtant pétris de religion chrétienne. Mais la foi catholique et les superstitions ancestrales s'étaient toujours côtoyées sur cette île à l'écart du monde.
A l'intérieur, un relief accidenté et sauvage alternait avec des champs et des pâturages bordés de haies vives, où l'on rencontrait des chèvres et des moutons, parfois quelques bovins, plus rarement des chevaux. Une forêt touffue occupait la partie orientale de l'île, et s'élançait sur les pentes abruptes du Mont St Thomas, le plus haut sommet de l'île, qui culminait à cent quatre vingt trois mètres. Des récits étranges et inquiétants couraient sur cette sylve farouche, en laquelle certains voyaient le reflet marin de la légendaire forêt de Brocéliande.
Jadis repaire des pirates qui infestaient les côtes de Cornouaille, Les Cormorans n'abritaient plus qu'un millier d'habitants réguliers, auxquels venaient s'ajouter, l'été venu, une dizaine de milliers de vacanciers, dont certains avaient fait bâtir leur demeure secondaire autour de Tréparsec, port principal et point de liaison avec le continent.
Tandis que quelques marins parlaient d'aller boire un verre sur le port, les touristes s'éloignèrent en direction des hôtels ou du camping, situé à la sortie de la ville.
Martial de St Yvain, un grand jeune homme maigre dont le regard brillant trahissait l'abus de la boisson, sortit en compagnie de sa petite amie du moment, Mireille Cadoux, la coiffeuse. Malgré sa présence, il lorgnait sans vergogne en direction de Gwenaelle Joncourt, la fille des libraires de Tréparsec.
Martial n'avait pas oublié l'aventure qui l'avait rapproché d'elle, deux ans auparavant. Une histoire à laquelle elle avait mis fin brutalement, lorsqu'elle avait appris qu'il la trompait. Depuis toujours, son charme d'adolescent romantique, allié à la fortune de son père, à la fois notaire et homme d'affaires, permettait à Martial de glisser nombre de filles dans son lit. La plupart étaient plus attirées par le confort de son compte en banque que par sa personne. Mais Gwenaelle avait été sensible à sa personnalité, curieux mélange de cette belle assurance que donne la certitude d'être à l'abri des tracas financiers, et d'une angoisse perpétuelle due à des échecs répétés dans ses études, qui lui conférait l'attitude d'un animal traqué. Partagé entre le doute et l'aisance, Martial dégageait une séduction ambiguë, qui appelait la protection des femmes, et dont il n'avait même pas conscience.
A l'époque, il n'avait pas compris qu'il s'était attaché à Gwenaelle bien plus qu'il ne l'aurait voulu. Il s'était longtemps reproché sa conduite. Il avait tout tenté pour la reconquérir. Mais, dotée d'un caractère entier et droit, elle ne lui avait pas pardonné sa trahison, et n'était jamais revenue sur sa décision. Aujourd'hui encore, il demeurait sous le charme des quelques nuits qu'il avait partagées avec elle. Gwenaelle s'était révélée une amante très attachante. Il n'avait pas oublié l'éclat de ses yeux après l'amour, la douceur fragile de sa peau, sa spontanéité, sa façon touchante de se blottir contre lui. Jamais depuis une femme ne lui avait apporté une telle sensation de plénitude. Il bouillait intérieurement à l'idée qu'elle pût accorder ces privilèges précieux à un autre. Mais il ne pourrait rien y changer. Il se savait trop lâche. Il se consolait en s'imaginant qu'elle l'avait aimé, malgré sa conduite frivole.
Agacée, Mireille lui jeta brutalement:
- Tu vas la regarder encore longtemps ?
Se sentant pris en faute, il lui décocha un regard mauvais, lui tourna le dos et se dirigea vers sa voiture, une superbe décapotable rouge. Furieuse, Mireille hésita un instant, puis se dirigea vers le centre ville d'un pas rapide. Décontenancé, le jeune homme se lança derrière elle, soucieux de se faire pardonner. Il n'avait guère envie de terminer la nuit tout seul.
Gwenaelle n'avait pas remarqué le manège de son ex-amoureux. Impressionnée par le film, elle se serrait contre son amie, Judith Lefrançois, fille d'un marin de l'île. Judith, aussi perturbée qu'elle, regrettait le départ de son flirt de l'été, un étudiant parisien. Mais il avait regagné la capitale deux jours plus tôt, et la chaleur de ses bras rassurants lui manquait.
Bien que n'ayant aucun lien de parenté, les deux jeunes filles se ressemblaient comme des jumelles. Peut-être un lointain cousinage n'y était-il pas étranger. Etant enfants, elles avaient profité de cette ressemblance pour jouer des tours à leurs parents et à leurs professeurs. Encore aujourd'hui, elles portaient la même coiffure courte et affectaient souvent de se vêtir de manière identique. L'affection qui les unissait rappelait celle de deux soeurs. Elles avaient effectué toute leur scolarité ensemble, intriguant parfois pour se retrouver dans les mêmes classes.
Devant elles, le docteur Gérard Lebel plaisantait avec sa compagne, Caroline Vallée. Agé d'une quarantaine d'années, il avait choisi, depuis bientôt deux ans, d'abandonner les tracas de la vie parisienne pour les charmes des Cormorans, dont les habitants n'avaient pas coutume d'être malades. Ce n'était pas ici qu'il ferait fortune. Il le savait, et s'en moquait. La richesse l'intéressait moins qu'une vie tranquille, où il pourrait se livrer aux différentes activités sportives qu'il affectionnait. Ainsi avait-il rencontré Caroline, qui tenait un stand de location de planches à voile sur la plage. Leur goût du risque et de la compétition les avait rapprochés, et ils étaient très vite devenus amants.
Très grande, l'allure sportive, Caroline mordait dans la vie à belles dents. C'était une fille superbe, qui, à vingt-neuf ans, avait parcouru nombre de pays le sac au dos, avant de revenir dans son île natale. Les scènes d'épouvante du film ne l'avaient apparemment pas impressionnée.
Gwenaelle lui enviait son assurance. Intérieurement, elle se traita d'idiote. Tout cela n'était que de la fiction. Mais un obscur malaise la tenait, qui refusait de disparaître. Elle n'aurait pas dû aller voir ce film. Elle pensa un moment qu'il était à l'origine de sa nervosité. Pourtant, elle dut s'avouer que son inquiétude inexplicable durait depuis le matin. Rien cependant ne pouvait la justifier. La journée avait été magnifique, et cette dernière nuit d'août se parait d'un ciel limpide, constellé d'étoiles. La trace blanchâtre de la Voie Lactée elle-même était bien visible. Alors, d'où venait cette sensation d'insécurité ? Pour la première fois, l'univers familier de cette petite ville qu'elle n'avait pratiquement jamais quittée lui semblait hostile.
A l'inverse de Caroline, que ses activités sportives avaient sculptées pour en faire une créature impressionnante de vitalité, Gwenaelle faisait penser à une poupée, dont la beauté diaphane appelait la protection. Malgré ses vingt-deux ans, elle posait encore sur le monde un regard enfantin, un peu craintif, mais plein de séduction.
Intriguée, elle observa l'homme qui marchait aux côtés du docteur. Elle le connaissait peu. Agé d'une quarantaine d'années lui aussi, les épaules larges, les cheveux courts, il offrait l'aspect d'un homme rude, marqué par la vie. Dans le pays, on l'appelait le parisien. Il avait acquis, quelques mois auparavant, une petite boutique de photographe dans le centre ville, et avait engagé un jeune homme de l'île, Patrick, pour assurer la permanence. On disait aussi qu'il avait acheté un vaste terrain situé dans la partie orientale des Cormorans, en bordure de mer, un endroit sauvage et inquiétant surnommé la Lande maudite. Nul ne comprenait pourquoi cet individu étrange, dont la rumeur affirmait qu'il avait beaucoup voyagé, était venu s'enterrer ici. Les bruits les plus divers couraient sur son compte. Le visage dur, il parlait peu et ne se liait avec personne. Seul le docteur Lebel semblait le connaître. Elle s'aperçut qu'elle ignorait jusqu'à son nom.
A vrai dire, le personnage l'inquiétait un peu. Aussi hésita-t-elle lorsque Caroline se tourna vers elles pour leur proposer de les accompagner à la Sirène, la seule boîte de nuit de l'île.
- Vous n'allez pas rester sur les images de ce film idiot, dit-elle d'un ton enjoué. Vous allez faire des cauchemars toute la nuit.
Judith hésita, puis accepta.
- Après tout, tu as raison. Et toi, Gwen ?
- Si tu y vas, je te suis.
Le parisien déclara:
- Ma voiture est garée sur la place.
Gérard Lebel tendit la main vers lui en s'adressant aux deux filles.
- Au fait, je crois que vous ne vous connaissez pas. Je vous présente Daniel Le Guen. Mon meilleur ami.
Judith serra la main du nouveau venu avec enthousiasme.
- C'est vous qui avez acheté le magasin de photos!
- C'est exact!
Gwenaelle l'imita, plus réservée. Le regard de l'homme ne manquait pas de charme, mais il s'en dégageait un mélange de dureté et de douleur rentrée. Elle se demanda s'il était capable de rire. Le petit groupe se dirigea vers la voiture du photographe, un superbe quatre x quatre de marque anglaise.
Gwenaelle avait prévu de rentrer aussitôt après la séance. Le malaise obscur ne l'avait pas quittée, et elle se sentait fatiguée. Elle ignorait pourquoi elle avait accepté. Elle ignorait aussi vers quelle aventure terrifiante allait la mener sa décision.