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LA PROPHETIE DES GLACES
PREMIER CHAPITRE
Chambre de Lara Swensson, région de Saint Guénolé, une nuit de septembre…
Ce n’était pas un rêve ordinaire. Il s’en dégageait un réalisme surprenant, angoissant.
Elle survolait un paysage désolé, sans la moindre végétation, un paysage de mort qui s’étendait à perte de vue, sous un ciel sombre qui pourtant n’était pas la nuit. Plus étrange encore, même si elle ne distinguait aucun mouvement, hormis quelques frémissements, quelques affleurements de lave incertains, elle devinait, sous la surface, un danger formidable, un cataclysme en gestation d’une ampleur phénoménale, dont nul ne pouvait prévoir quand il allait survenir, ni quelles en seraient les conséquences, sinon qu’il représentait une menace à laquelle rien ne pourrait s’opposer, contre laquelle il n’existerait aucun moyen de se protéger, nul endroit où se réfugier, même à l’autre bout du monde.
Le péril absolu…
Elle aurait voulu échapper à ces ténèbres étouffantes. Elle avait conscience de rêver, elle savait qu’il ne s’agissait pas du monde réel, celui dans lequel elle vivait, mais il lui était impossible d’ouvrir les yeux. Elle était prisonnière de ce cauchemar effrayant.
Le paysage continuait de défiler sous ses yeux, dans un silence absolu. Elle n’était pas seule. Elle devinait des présences à ses côtés, mais elle ne les voyait pas. En réalité, elle ne volait pas vraiment. Elle était à bord de quelque chose, une structure qu’elle ne pouvait définir, une sorte de nef qui l’emportait toujours plus loin au cœur de cette étendue menaçante.
Dans son sommeil, Lara gémit, lutta pour s’arracher à ces visions dantesques. Au prix d’efforts épuisants, elle parvint à s’extraire de la gangue poisseuse du cauchemar et s’éveilla tout à fait, le corps trempé de sueur, le cœur battant la chamade.
Tâtonnant dans l’obscurité d’une main fébrile, elle alluma sa lampe de chevet. Tout s’effaça, faisant place au décor rassurant de sa chambre. Un vent violent grondait au dehors, s’écorchait sur les rochers proches, sifflait dans les grands arbres dont elle devinait les noires silhouettes tourmentées à l’extérieur. L’esprit en déroute, il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre pied dans la réalité.
Ce n’était pas la première fois que Lara était visitée par ce cauchemar. Il y en avait d’autres, de la même consistance, qui se reproduisaient régulièrement, d’autant plus inquiétants qu’ils suivaient toujours chacun le même cheminement, avec la même sensation de naviguer à bord d’un vaisseau volant improbable, les mêmes présences invisibles et pourtant familières. Au réveil, les images persistaient avec une telle netteté, une telle précision que Lara en demeurait longuement perturbée. Ces images ne ressemblaient pas à celles d’un rêve. Les décors perçus dans les songes manquaient de logique, ils se transformaient sans aucune raison. Là au contraire, le paysage conservait sa cohérence. C’était toujours le même, celui d’un volcan aux dimensions inimaginables. Elle aurait pu décrire ce qu’elle avait vu avec une grande précision, comme on fait le récit d’un voyage. Elle avait l’impression d’avoir affaire à une sorte de souvenir. Pourtant, jamais elle n’avait approché de volcan, et elle était persuadée qu’il n’en existait aucun d’aussi vaste de par le monde. C’était impossible. Quant aux autres…
Ces cauchemars avaient commencé six ans auparavant, alors qu’elle venait d’avoir quatorze ans et ses premières règles. Au début, elle avait mis ces visions sur le compte de son nouvel état. Mais le temps avait passé et ils avaient perduré, prenant peu à peu plus de consistance, dévoilant davantage de détails au fil du temps. Elle savait désormais ce qui allait se passer dans chacun d’eux. Leur déroulement ne variait jamais, raison pour laquelle elle pensait qu’ils ressemblaient plus à des souvenirs qu’à des songes imprécis.
Mais des souvenirs qui ne lui appartenaient pas…
Lara Swensson avait vingt ans. De son père suédois, Erik, elle avait hérité une chevelure d’un blond très pâle et des yeux turquoise. De sa mère bretonne, Marie, elle tenait ses traits fins et un joli petit nez mutin qui séduisait les hommes et appelait leur protection. Cependant, sous cette apparente fragilité se cachait une personnalité éprise de liberté et d’indépendance. Nullement tracassée par la mode, Lara nouait ses longs cheveux en queue de cheval, laissant une frange indisciplinée retomber sur son front volontaire. Ses vêtements habituels se composaient d’un jean délavé, d’un vieux pull bleu marine, et de baskets, tenue bien pratique pour explorer les hauts lieux de l’archéologie, généralement situés dans des endroits boueux ou poussiéreux à souhait selon la saison.
Erik et Marie avaient quitté ce monde deux ans plus tôt, à la suite d’un accident de voiture provoqué par un chauffard qui avait pris la fuite et qu’on n’avait jamais retrouvé. Restée seule, Lara, après une période d’abattement, avait pris son destin en main et décidé de poursuivre les études d’histoire et d’archéologie qu’elle avait entreprises après le bac, obtenu avec mention très bien à dix-sept ans. Elle voulait que ses parents soient fiers d’elle, là où ils se trouvaient désormais. Pour eux, elle s’était interdit de faiblir. Son héritage la mettait à l’abri de tout souci financier, ce qui ne l’empêchait pas d’occuper des emplois à temps partiel. Ces activités lui permettaient de rencontrer du monde.
Lara n’ignorait pas qu’elle était très belle, mais n’y attachait aucune importance. La conversation des garçons de son âge lui semblait plate, maladroite, voire carrément ennuyeuse. Entre les amoureux transis qui bredouillaient et les machos trop sûrs d’eux qui n’avaient en tête que de l’inscrire à leur tableau de chasse, elle préférait rester célibataire. Ses études la passionnaient et lui demandaient beaucoup de temps. Cela ne l’empêchait pas de s’autoriser une aventure de temps à autre, mais il n’y avait jamais de lendemain.
Le seul pour qui elle éprouvait une réelle affection habitait la maison voisine de la sienne. Il s’appelait Christian Pernelle. Mais il ne pourrait jamais rien y avoir entre eux : Christian préférait les hommes. Lara y trouvait son compte. Au moins, avec lui, il ne pouvait y avoir d’ambiguïté. Christian était son seul ami. D’un tempérament plutôt solitaire, Lara n’avait pas d’autres relations amicales. Ses camarades de fac appréciaient son humeur toujours égale, sa disponibilité et sa générosité. Mais elle demeurait insaisissable. Elle se suffisait à elle-même.
Parce qu’elle était adepte des arts martiaux, et particulièrement de l’aïkido, qu’elle pratiquait depuis toute jeune, on la comparait parfois à Lara Croft, l’héroïne des jeux vidéos. Mais son prénom avait une autre origine. Ses parents étant tous deux fans de Boris Pasternak, ils avaient donné à leur fille, tout naturellement, le prénom de l’héroïne du docteur Jivago, roman qu’elle avait elle-même dévoré dès l’âge de douze ans.
Toutefois, ce prénom était bien plus ancien, puisqu’il remontait à l’époque romaine. Lara était une nymphe du Tibre, qui fut aimée du dieu Mercure, de qui elle eut les dieux lares, les dieux protecteurs du foyer.
Mais la nymphe Lara avait aussi une particularité étonnante : elle était capable de communiquer avec les morts…