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PRINCESSE MAORIE
PREMIER CHAPITRE
Auckland, Nouvelle-Zélande, 1865…
Un bouillonnement de sentiments contradictoires tourmentait la jeune lady Laura Whitmore tandis qu’elle marchait à pas lents dans la capitale néo-zélandaise au bras de monsieur Pembleton.
Monsieur Pembleton, rencontré pendant le voyage qui l’avait amenée d’Angleterre, avait l’âge d’être son grand-père et un ventre rond de bon vivant, de petites lunettes d’écailles derrière lesquelles il cachait un regard malicieux. Il s’était installé en Nouvelle-Zélande dix ans plus tôt et y exerçait le métier de négociant dans le domaine de la laine. La région de Christchurch, dans l’île du Sud, où il résidait, était couverte de riches pâturages qui accueillaient de grands troupeaux de moutons. Il n’était que de passage à Auckland.
Partagée entre la joie et l’angoisse, Laura découvrait avec étonnement ce pays où, d’après sa mère, elle était née. Mais Rebecca lui avait également fait une révélation incroyable sur sa naissance, qui avait bouleversé la jeune femme. Immédiatement, une idée s’était imposé à elle : elle devait se rendre en Nouvelle-Zélande. À présent, devant l’immensité et la sauvagerie de cette contrée inconnue, elle commençait à se demander quelle folie avait bien pu la pousser à se lancer dans cette aventure insensée.
Tous les sens aux aguets, Laura cherchait à reconnaître quelque chose de familier, une odeur, un appel, mais il ne se passait rien. Elle tentait de se rassurer en se disant que cela n’avait rien d’étonnant. Elle était née à la fin de l’année 1843. A cette époque, Auckland n’était qu’une petite bourgade récemment promue au rang de capitale. Laura ignorait s’il s’agissait du lieu de sa naissance. Sa mère n’avait pu lui fournir aucune information précise à ce sujet. Alors, si elle avait vu le jour ailleurs, sans doute était-il normal que la cité n’éveillât en elle aucun souvenir. De plus, toujours selon Rebecca, elle avait à peine deux ans lorsqu’elle avait quitté la Nouvelle-Zélande.
Naïvement, Laura s’était attendue à retrouver, dans la capitale du tout jeune état néo-zélandais, un peu de l’atmosphère londonienne. Des bâtiments solides étaient en construction, comme la Cour Suprême, dont on venait d’ouvrir le chantier, ainsi que l’expliqua monsieur Pembleton. Cependant, la cité n’avait rien à voir avec une ville anglaise. Au lieu de la grisaille londonienne, un soleil éblouissant inondait la cité, un vent vif et chargé d’effluves puissants montait de la mer. A côté des chênes et des hêtres poussaient des palmiers et des plantes étranges que monsieur Pembleton avait appelées fougères arborescentes. Très vite, au-delà des quartiers construits, une nature farouche et exubérante reprenait ses droits.
Dans Shortland Street, l’artère principale, régnait une activité intense, en partie provoquée par l’arrivée du navire le matin même. Des manœuvres transportaient, à dos d’homme ou sur des chariots, de lourds ballots de marchandises. Des échoppes se dressaient de part et d’autre de la rue, proposant des fruits inconnus, du poisson, des langoustes, des pièces de viande de mouton, des vêtements. Beaucoup de magasins n’étaient que des baraques de bois abritant des commerçants de toutes origines, Européens, Américains, Chinois aux sourires engageants. Plus loin s’alignaient des tentes qui accueillaient les immigrants, dans une joyeuse anarchie. Des hommes aux vêtements disparates bavardaient, se disputaient ou se battaient parfois. D’autres jouaient aux cartes ou aux dés. Du linge séchait sur des fils tendus d’un piquet à l’autre, des gamins pauvrement vêtus couraient, criaient, se chamaillaient, des femmes tentaient d’instaurer un peu d’ordre dans cette pagaille. Des gens bruyants s’interpellaient dans des langues incompréhensibles, d’écœurants relents de cuisine s’échappaient de cabanes branlantes. Parfois, au milieu de ce chaos, se dressait un bâtiment de bois, un entrepôt appartenant à une compagnie marchande, dans lequel des ouvriers stockaient du matériel, planches, ballots de laine, tissus, outils, quincaillerie, lourds coffres de bois. Les colons se regroupaient par nationalité. Si les Anglais étaient les plus nombreux, on croisait aussi nombre de Hollandais, d’Allemands, d’Italiens, de Français, de Chinois. La Tour de Babel ne devait pas ressembler à autre chose.
Laura frémit. Tous ces étrangers avaient l’air sales et mal élevés. Les hommes ne se privaient pas de la dévisager, de lui adresser des sourires provocateurs auxquels elle ne répondait pas. Des rires éclataient derrière d’elle, ainsi que des cris rauques poussés par des individus visiblement pris de boisson. Des soldats et des miliciens patrouillaient le long de l’artère afin de maintenir l’ordre, bousculant sans ménagement les ivrognes.
Faisant appel à la rigueur de son éducation victorienne, Laura dressait fièrement la tête pour ne pas laisser transparaître sa peur. Elle commençait à regretter d’avoir refusé la voiture envoyée au port par la direction de l’hôtel. Mais elle s’était lancé un défi : surmonter l’inquiétude qui l’avait saisie lorsqu’elle avait posé le pied sur le quai. Si elle faiblissait dès les premiers instants, elle ne mènerait jamais sa quête à bien. Et puis, après les cinq mois passés à bord, elle avait besoin de se dégourdir les jambes. Elle resserra sa prise sur le bras protecteur de monsieur Pembleton.
D’autres personnages attiraient l’attention de la jeune femme. Sa mère lui avait parlé de ces mystérieux Maoris, les premiers habitants de la Nouvelle-Zélande. Sa première réaction fut la peur. A peine avaient-ils fait quelques pas dans la ville qu’un petit groupe de gaillards à la peau cuivrée s’était mis à les suivre en échangeant des propos qu’elle imaginait inconvenants dans leur langage incompréhensible. Certains venaient la contempler sous le nez, aussitôt écartés vigoureusement par son compagnon. Leurs yeux étaient injectés de sang et ils empestaient le mauvais alcool. Devant leurs visages peints de masques bleus inquiétants, elle faillit plusieurs fois crier de frayeur, ce qui avait eu l’air de beaucoup les amuser.
— Ne craignez rien ! la rassura son compagnon. Ils ne vous feront pas de mal.
Les Maoris poussaient des cris gutturaux, tiraient la langue, puis laissaient échapper des rires gras. Jusqu’au moment où un détachement de soldats vint chasser les perturbateurs, qui s’éloignèrent d’une démarche incertaine.
— N’allez pas penser que tous les Maoris ressemblent à ces individus, précisa monsieur Pembleton. Ceux-là ne sont que des ivrognes rejetés par leurs propres tribus. Ils savent que s’ils retournent vers les leurs, ils seront transformés en esclaves et mangés un jour ou l’autre. C’est pourquoi ils préfèrent rester dans le sillage des Blancs.
— Ainsi, c’est vrai, ils sont cannibales ?
— Comme la plupart des Polynésiens. Et ils ne se contentent pas de leurs frères de race. On ne compte plus les marins qui ont fini dans l’estomac des indigènes.
— Quelle horreur !
— N’ayez crainte ! Ici, à Auckland, vous ne risquez rien.
Il désigna, au-delà de Shortland street, qu’ils venaient d’emprunter, un bâtiment fortifié qui dominait la ville.
— Les Maoris n’oseront jamais s’attaquer à cette citadelle, poursuivit Pembleton. Et puis, la plupart sont satisfaits de notre installation en Nouvelle-Zélande. Ils n’ont pas été longs à comprendre les avantages des échanges commerciaux avec l’Empire britannique.
Laura savait déjà que les Maoris étaient cannibales. Sa mère le lui avait dit. Mais cette information inquiétante n’était restée qu’une abstraction jusqu’au moment où ces ivrognes aux visages effrayants étaient venus l’importuner.
À présent qu’ils avaient été éloignés par les soldats, elle ne pouvait s’empêcher de penser que ces individus avaient déjà probablement planté leurs dents dans de la chair humaine. Un frisson la saisit à cette évocation terrifiante. Monsieur Pembleton poursuivit :
— Nous avons bon espoir qu’avec le temps, les Maoris abandonneront le cannibalisme. Nombre d’entre eux se sont convertis au christianisme et ont renoncé à cette pratique. Nos missionnaires ont fait un travail remarquable dans ce pays. Il faut dire que, sans ces conversions, il n’y aurait peut-être plus de Maoris aujourd’hui.
— Comment cela ?
— La guerre sévit à l’état endémique entre les différents clans. Avant l’arrivée des Blancs, ils s’entretuaient avec leurs armes traditionnelles, ce qui limitait le nombre de morts. Lorsque nous nous sommes implantés ici, les Maoris ont découvert les armes à feu, et ils n’ont pas été longs à apprendre à s’en servir. Dès 1820, le chef Hongi Hika a réussi à s’en procurer. Ses actions guerrières ont provoqué un véritable massacre parmi les vaincus. La population indigène a fortement diminué, mais cela n’empêche que de nombreuses tribus se livrent encore à ces atrocités.
— Ces masques sont surprenants, dit Laura, préférant changer de sujet.
— On appelle ça des tatouages. Les Maoris disent moko, je crois. Tous sont tatoués, y compris les femmes. C’est pour eux une manière d’affirmer leur identité et d’éprouver leur courage, car les incisions sont particulièrement douloureuses. Un homme non tatoué n’a pas plus d’importance qu’un animal.
Ils poursuivirent leur chemin en direction de l’hôtel. Peu à peu, la frayeur de Laura s’estompa, remplacée par un autre sentiment. C’était impalpable, insaisissable, comme ces parfums qui flottaient dans l’air tiède, les effluves du port, la ceinture verte des hautes collines qui cernaient au loin le port d’Auckland. La luminosité lui semblait bizarrement familière. Les tatouages des Maoris qui déambulaient sur Shortland Street ne lui paraissaient plus si inquiétants. Elle se rendit compte qu’elle avait été plus effrayée par l’attitude agressive des ivrognes que par leur aspect. A présent, ces tatouages éveillaient en elle une inexplicable impression de sécurité. Mais tout cela restait confus, comme des images imprécises remontées de sa petite enfance.
Ils arrivèrent enfin devant l’hôtel, une bâtisse neuve qui ne devait pas avoir plus de cinq ou six ans, et destinée à loger les riches voyageurs. Au moins, l’intérieur rappelait les meilleurs établissements d’Angleterre. Laura soupira en pensant qu’elle n’y séjournerait sans doute pas très longtemps. Ses recherches l’amèneraient certainement à l’intérieur du pays. Cette perspective l’inquiétait, mais elle savait déjà qu’elle ne reculerait jamais, quels que fussent les dangers. Elle devait savoir.
Le directeur se plia en deux avec obséquiosité pour lui souhaiter la bienvenue.
— Vos bagages sont arrivés, Milady, dit-il. Vos domestiques s’en sont déjà occupés.
— Merci, monsieur. Monsieur ?
— Bannister, Milady, pour vous servir.
Elle prit congé de monsieur Pembleton, puis gagna sa chambre, où elle dut subir les reproches de Katherine Miller, son amie et dame de compagnie.
— Quelle idée de vouloir traverser ce coupe-gorge à pied ! s’exclama-t-elle. Je n’ai pas vécu jusqu’à ton arrivée. Tu aurais au moins pu demander à Jack de te suivre.
Laura éclata de rire. Elle était habituée aux récriminations de son amie.
— Et qui aurait porté les malles ? Rien ne t’empêchait de m’accompagner d’ailleurs. Tu te serais fait tuer à ma place !
— Oh, c’est très drôle !
Laura adorait le caractère bourru de Katherine. Elles avaient le même âge - 22 ans -, et avaient suivi leur scolarité dans le même pensionnat. Katherine était la fille de l’intendant du château Whitmore. Depuis toujours, les deux fillettes avaient grandi ensemble. Laura avait insisté pour que sa compagne de jeu ne fût pas séparée d’elle lorsqu’elle était entrée au collège. Lord Whitmore avait donné son accord et Katherine avait ainsi pu suivre un enseignement dont ses parents n’auraient jamais osé rêver. Sa présence avait permis à Laura de supporter l’atmosphère intransigeante de l’établissement, où les jeunes filles de la bonne société anglaise recevaient une éducation draconienne.
D’une intelligence vive, Laura avait suivi des études brillantes, arrivant toujours en tête de sa classe. Mais ces résultats exemplaires étaient tempérés par une propension à l’indiscipline qui désespérait ses professeurs. Elle n’hésitait pas à se rebeller contre l’autorité lorsqu’elle jugeait que celle-ci faisait preuve d’injustice. Ce qui lui avait valu plusieurs fois des séances de cachot ou des punitions corporelles qu’elle subissait en serrant les dents et en remâchant des idées de vengeance. Des courriers sévères avaient averti ses parents de ses écarts de conduite, mais Laura savait qu’elle était soutenue par sa mère, Rebecca, qui admirait son esprit indépendant.
Leurs études achevées, Katherine était tout naturellement devenue la dame de compagnie de Laura. Malgré la différence de fortune, leurs relations étaient celles de deux soeurs.
Katherine tirait de sa mère écossaise une tignasse rousse et épaisse qu’elle laissait tomber sur ses épaules. Hâbleuse, prompte à rire, elle vouait à Laura une véritable adoration, qui n’hésitait pas à s’exprimer par de vigoureux reproches lorsqu’elle estimait que la jeune lady prenait des risques inconsidérés. Ce qui arrivait souvent. Sous des dehors sages, Laura dissimulait un tempérament énergique, volontaire et un peu risque tout. Elle prenait un malin plaisir à se mesurer au danger. Cavalière émérite, elle montait en amazone et adorait pousser son cheval à pleine vitesse, au grand dam de Katherine qui lui prédisait qu’un jour, elle se romprait les os.
Cependant, devant la mine soucieuse de Laura, la jeune femme n’insista pas.
— Je vais te faire préparer un bain, dit-elle.
Laura acquiesça en souriant. Les éclats de Katherine ne duraient jamais très longtemps. Tandis que la femme de chambre, Margareth, défaisait les malles avec l’aide de Jack, le valet, Laura se rendit sur le balcon desservant son appartement. De là, elle bénéficiait d’une vue imprenable sur la jeune cité. La beauté du site l’émerveilla. L’océan ouvrait au nord et au sud sur des baies aux noms indigènes. Mais partout s’élevaient de hautes collines, presque de petites montagnes dont monsieur Pembleton lui avait dit qu’il s’agissait de volcans. On n’en comptait pas moins de soixante dans la région, dont l’un d’eux avait surgi de la mer pour donner naissance à une île, quelques siècles auparavant. Sa dernière éruption avait enseveli un village maori à la fin du dix-huitième siècle. Cependant, les habitants d’Auckland ne paraissaient pas s’en soucier. Ces volcans étaient éteints et ne représentaient plus guère de danger.
Curieusement, ce paysage magnifique sembla, lui aussi, familier à Laura. Elle était certaine qu’elle était déjà venue ici. Cela n’avait rien d’étonnant si elle admettait qu’elle était née dans ce pays, même si elle l’avait quitté alors qu’elle n’avait pas encore deux ans.
Mais là n’était pas le plus surprenant. Elle repensa à ce que lui avait avoué Rebecca peu avant de mourir, un an auparavant.