Menu principal :
LA PREMIERE PYRAMIDE
EXTRAIT N° 1
Délaissant les bords du Nil, les deux enfants remontèrent en direction d'un plateau que l'on appelait l'Esplanade de Rê, d'où l'on pouvait admirer de splendides couchers de soleil. Ce spectacle les avait toujours fascinés. Là se dressaient les vestiges de mastabas où, disait-on, avaient reposé les corps des anciens Horus. Ainsi pouvaient-ils conserver leur corps pour la vie qui les attendait au-delà de la mort. Mais, au nom du dieu rouge, l'usurpateur Peribsen les avait détruits.
Une émotion étrange envahit Djoser. Quelque chose de magique, d'inexprimable flottait sur les lieux.
— Cet endroit est sacré, dit-il soudain. Nous ne les voyons pas, mais les neters sont présents ici plus qu'ailleurs.
— Je les ressens aussi, répondit Thanys.
Instinctivement, leurs mains se serrèrent. Ils n'éprouvaient aucune angoisse. Seulement une impression inexplicable, comme si le lieu saint tentait de leur transmettre quelque chose.
Soudain, comme surgie de nulle part, une silhouette claudicante se dirigea vers eux. L'inconnu ne portait qu'un débris de pagne, une couverture de poils de chèvre élimée aux couleurs délavées, et s'appuyait sur une canne aussi tordue que lui. Thanys étouffa un cri lorsqu'elle distingua son visage. La face de l'homme se creusait de deux orbites vides. Un court instant, l'envie de fuir les saisit. Mais une fascination malsaine les retenait sur place.
— J'ai peur, Djoser! Il se dirige vers nous comme s'il nous voyait. Mais c'est impossible!
— Calme-toi, ma sœur. C'est un mendiant. Il désire seulement la charité.
Yereb voulut chasser l'inconnu, mais Djoser le retint d'un geste qu'il ne sut expliquer. Lorsqu'il fut près d'eux, le vagabond huma l'air tel un chien à la recherche de son gibier, puis il tourna sa face détruite vers Thanys et sa voix résonna, singulièrement grave.
— Je t'effraie, petite fille. Mais tu n'as rien à craindre de moi.
— Que nous veux-tu ? demanda Djoser d'un ton sec.
Le mendiant ignora la question. De sa démarche gauche, il fit le tour du couple en hochant la tête. Sa peau desséchée comme un vieux papyrus se striait par endroits de traînées blanchâtres, reflets d'anciennes cicatrices. Djoser se demanda s'ils n'avaient pas affaire à un affrit, l'un de ces esprits funestes qui hantaient les abords du désert. Il serra Thanys contre lui, et posa la main sur le manche de son poignard. Yereb l'imita. Mais l'individu ignora leur manège. Soudain, il commença une histoire étrange.
— Autrefois, j'avais des yeux, comme vous. Mais un jour, il y a bien longtemps, les pillards de l'Ament sont venus dans mon village. Ils ont massacré les hommes et violé les femmes avant de les égorger. J'étais bien jeune alors. Ma mère s'est dressée devant moi pour me protéger. Alors, ils l'ont frappée à coup de hache, et ils l'ont éventrée. La dernière image que je conserve d'elle est celle de son sang qui maculait mon corps, tandis que les rires de ses meurtriers retentissaient dans ma tête comme celui de Seth le rouge découpant Osiris. J'étais terrorisé. J'ai hurlé. Alors, ils m'ont attrapé, ils m'ont plaqué sur le sol... et ils ont enfoncé une torche enflammée dans mes yeux.
Thanys laissa échapper un cri d'épouvante. Pétrifiés, les deux enfants n'osaient plus faire un geste. Soudain, le mendiant éclata d'un rire grinçant, qui s'étouffa dans une toux rauque. Djoser l'apostropha:
— Pourquoi nous racontes-tu cela ?
— Ne crains rien, petit prince. Je ne suis pas un esprit mauvais. Je ne suis qu'un pauvre aveugle. Mais, — le croirais-tu ? — les bédouins m'ont rendu un grand service en me privant ainsi de la vue. Car à présent je vois bien mieux qu'aucun d'entre vous.
Assurément, le malheureux n'avait plus toute sa raison. Djoser fouilla dans le sac que portait Yereb et tendit au mendiant l'un des pains offerts par Barkis. L'autre s'en empara avec avidité.
— Tu es généreux, mon jeune seigneur. Mais le renseignement que je veux te donner vaut beaucoup plus que cela.
— De quel renseignement parles-tu ? demanda Djoser, intrigué malgré lui.
L'autre reprit sa marche saccadée et poursuivit d'une voix exaltée:
— Je vous vois! Je vous vois bien mieux qu'avec les pauvres yeux dont ces barbares sanguinaires m'ont privé. Vous êtes jeunes. Vous êtes beaux. Et vous vous aimez.
Il fit entendre un petit rire grelottant et ajouta sur un ton incisif:
— Mais prenez garde! Avant que Hâpy, le dieu du fleuve, n'ait par cinq fois recouvert la terre sacrée de Kemit, de grands bouleversements se produiront. Vous suivrez alors deux chemins solitaires, à la recherche de vous-mêmes. Et si vous échouez dans cette quête, vous demeurerez séparés l'un de l'autre à jamais!
— Nooon! hurla Thanys.
— Tu mens! s'exclama Djoser. Comment peux-tu savoir tout cela, toi qui ne perçois plus la lumière ?
L'aveugle émit un ricanement.
— Les yeux du cœur et de l'âme voient bien plus loin que les autres. Ils savent percer le secret des forces cachées. Les dieux me parlent dans mes songes, et me montrent l'avenir. Bientôt, ce monde connaîtra des événements hallucinants, auxquels vous serez mêlés tous deux. Vous serez arrachés l'un à l'autre. Pour survivre, il vous faudra obtenir la protection des dieux, vous allier à eux afin de ne faire plus qu'un avec leurs esprits. Alors peut-être parviendrez-vous à vaincre les Forces du Mal.
Il leva vers eux un doigt décharné et chargé de menaces.
— N'oubliez jamais! Avant que le Nil n'ait recouvert par cinq fois cette vallée, vous serez séparés! Votre seule chance d'être de nouveau réunis sera de marcher dans les traces des dieux!
— Que veux-tu dire ? demanda Djoser d'une voix angoissée.
— Vous devrez le découvrir par vous-même!
Avant que le garçon n'ait pu l'interroger plus avant, l'aveugle poussa un grognement puis, indifférent, tourna les talons et reprit le chemin du désert, comme s'ils n'existaient plus pour lui.
Bouleversés, Djoser et Thanys se réfugièrent à l'ombre d'un petit mastaba abandonné, suivis par le Nubien. La fillette se blottit dans les bras de son compagnon et éclata en sanglots.
— Ce n'est pas vrai. Il a menti. Nous ne pouvons pas être séparés.
— Mais rien ne peut nous séparer, Thanys. Tu es ma sœur bien-aimée. Je te garderai toujours près de moi.
Il risqua un œil dans la direction de l'aveugle. Mais il n'y avait plus rien. Rien qu'une colonne de sable que soulevait encore un résidu de la tempête. Au loin, les collines se teintaient de sang, tandis que l'image rouge et accourcie de Rê descendait lentement vers l'horizon du désert occidental, le redoutable Ament, royaume des morts.
EXTRAIT N°2
Le deuxième des jours épagomènes, anniversaire d'Horus, la Cour se porta dans les plaines marécageuses du Delta, où les éclaireurs avaient signalé un taureau correspondant aux critères d'Apis. Des odeurs aquatiques planaient dans l'air, remugles de végétaux en décomposition, senteurs puissantes émanant des eaux glauques.
Effrayés par le tumulte des humains, des nuées d'ibis et de flamands s'envolèrent dans un vacarme de battements d'ailes. Guidés par des cohortes de prêtres, les courtisans pénétrèrent sur le sol fangeux. On acclama longuement les chasseurs, vêtus de peau de léopards dont les pattes se nouaient sur la poitrine.
Au milieu de la foule avançait la litière royale, portée par douze gardes. Sanakht posait un regard satisfait sur ses sujets, auxquels il lui tardait de prouver sa valeur. Selon la tradition, il portait un pagne court tissé de fils d'or, retenu par une ceinture avec un tablier de cuir dissimulant les parties génitales. Sur sa tête reposait un châle retombant sur ses épaules, serré par un diadème décoré de l'uraeus, le serpent sacré, symbole du pouvoir royal. Selon la légende, c'était sous cette forme que Rê avait fixé, sur son propre front, sa fille, la terrible lionne Sekhmet, lorsqu'elle était revenue auprès de lui. Elle était son œil divin, qui foudroyait ses ennemis.
Sur la droite de la litière marchait le porteur d'éventail, qui tenait à la main un instrument symbolique qui disait sa charge et le titre honorifique dont Sa Majesté l'avait comblé. Mais il n'accomplissait pas son office lui-même. Deux esclaves lui appartenant, debout près du roi, s'en acquittaient.
Thanys demeura le plus longtemps possible en compagnie de Djoser, regrettant de ne pouvoir participer elle-même à la chasse. Mais les femmes n'y étaient bien sûr pas admises.
On arriva enfin sur les lieux vers lesquels des rabatteurs avaient poussé le troupeau dans la matinée. Comme bien souvent lors des chasses royales, les bêtes avaient été encerclées afin qu'elles ne pussent s'échapper. L'arme utilisée se composait d'un lasso solide destiné à entraver l'animal.
Sanakht ordonna aux gardes de déposer la litière, confia ses parures aux serviteurs, et s'empara de la corde que lui tendait avec déférence un capitaine promu depuis peu au rang de Porteur des armes du dieu souverain.
Plus loin dans la plaine, un petit groupe de bovins attendait avec inquiétude. On devinait, tout autour d'eux, des silhouettes humaines armées de bâtons qui travaillaient à les pousser en direction des chasseurs.
Bien décidé à capturer le taureau lui-même, le roi commanda aux jeunes nobles participant à la chasse de se tenir derrière lui. Puis il donna l'ordre au chef des rabatteurs de ramener le taureau vers lui et se mit en marche. Devant lui avançaient des guerriers choisis parmi sa propre garde. Ils avaient pour tâche de maintenir la bête en respect tandis qu'il lancerait son lasso.
Sanakht raffermit sa prise sur les lourdes tresses de palme et serra les dents. Une joie sauvage l'imprégnait. Il devait prouver à tous qu'il était un grand chasseur, comme il prouverait plus tard qu'il était un monarque puissant.
Harcelé par les rabatteurs, le taureau se dirigea vers les chasseurs. C'était un animal d'une taille impressionnante, dont le pelage noir écumait en raison de la course qu'il venait de fournir. Les manœuvres habiles de ses poursuivants avaient réussi à le séparer de son troupeau. Il marqua un temps d'arrêt, gratta furieusement le sol de son sabot, puis se rua soudain vers l'un de ses tourmenteurs. L'homme tenta de s'enfuir, mais le monstre le rattrapa, baissa la tête et le souleva violemment. Par chance, le rabatteur bascula sur le dos de l'animal, où il effectua une cabriole involontaire avant de retomber lourdement sur le sol, à demi assommé. Le taureau se retourna, voulut le charger. Mais déjà d'autres silhouettes apparaissaient, hurlantes, qui le repoussèrent vers le roi.
Furieux, il distingua, au loin, la horde vociférante de ses ennemis. Il chargea de nouveau. Sanakht et ses compagnons empoignèrent solidement leurs lassos et se tinrent prêts. La masse grondante de l'animal s'enflait à vue d'œil, tandis que le sol résonnait sous ses sabots.
Tout à coup, au dernier moment, la bête obliqua vers le groupe des guerriers armés de longues perches. L'un d'eux poussa un hurlement d'angoisse. La boue entravait sa fuite. Sous les regards horrifiés de l'assistance, la corne gauche du taureau le frappa de plein fouet dans les reins, et s'enfonça d'un coup dans la chair et les os. Le malheureux lança un terrifiant cri d'agonie tandis que son corps désarticulé s'enlevait dans les airs. Sous la puissance de l'attaque, le garde s'arracha de la corne meurtrière et vint s'écraser devant Sanakht lui-même. Le mourant tendit une main désespérée vers le roi, qui, pétrifié, n'osa faire un geste. Un flot de sang s'échappa de la bouche de l'homme, dont la tête retomba en arrière. Mais le taureau n'avait pas achevé son œuvre destructrice. Excité par l'odeur du sang, il chargea de nouveau les gardes, dont il culbuta plusieurs. Les chasseurs voulurent se ruer vers lui pour tenter de l'immobiliser, mais Sanakht les arrêta d'une voix furieuse:
— Que personne ne bouge! Il est à moi.
Puis il s'avança vers l'animal qui revenait à la charge. Malgré l'interdiction, Djoser suivit son frère. Jamais il ne parviendrait à le capturer seul. La démarche de Sanakht n'était guère assurée. La mort du garde sous ses yeux l'avait impressionné. Il devinait en lui un mélange de peur et de colère, qui risquait de lui être fatal. Pas un instant Djoser ne songea que, au cas où son frère serait tué, il lui succéderait.
Repoussé par les lances de bois, l'animal revint vers les chasseurs. Sanakht affermit sa prise sur la corde et attendit. Il ne put cependant s'empêcher de trembler. La bête était monstrueuse. Il fit tournoyer son lasso, mais ses gestes manquaient de sûreté. Soudain, il lança son piège. Maladroitement. Sous les yeux impuissants des spectateurs, la corde vint s'enrouler autour du roi, qui trébucha et s'écroula dans la boue en hurlant de terreur. L'animal était sur lui.
Mais Djoser avait vu le danger. Il se rua sur la bête, qui s'était déjà attaquée au roi tombé à terre. Le jeune homme bondit sur l'animal et le saisit par les cornes, tandis que les autres venaient arracher leur souverain à la fureur du monstre. La lutte entre l'homme et la bête dura de longs instants. Djoser parvenait à peine à maintenir le contact avec le sol dont l'état glissant ne lui assurait pas une bonne prise. De plus, les cornes couvertes de sang lui glissaient entre les doigts. Mais il bénéficiait d'une force hors du commun. Enfin, au prix d'un effort surhumain, il parvint à tordre la tête du taureau vers le haut. Pesant de tout son poids, il le força à se coucher sur le sol.
Piânthy, Semourê et d'autres passèrent leurs lassos autour des pattes de la bête, qui s'immobilisa sans cesser de souffler de colère. Ruisselant de boue et de sang, Djoser, hors d'haleine, put enfin se redresser.
Pendant ce temps, on avait tiré le roi à l'écart. Il gémissait de douleur. Djoser revint vers lui et l'examina. Par chance, les cornes ne l'avaient pas atteint. Sanakht en serait quitte pour la peur et quelques côtes enfoncées.
— L'animal est capturé, ô mon frère. Mais j'ai craint pour ta vie. Tu t'es montré imprudent.
Sanakht ne répondit pas immédiatement. La souffrance et la peur se lisaient dans son regard affolé. Puis, fixant Djoser, il cracha d'une voix rauque:
— C'est toi le grand vainqueur aujourd'hui, mon frère. Saches que je ne n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi.
— O Lumière de l'Egypte, la gloire te revient aussi. Je ne suis que la main que tu as guidée.
Les lèvres de Sanakht, couvertes de terre, s'étirèrent sur un rictus, qui se transforma bientôt en une grimace de douleur.
Tandis que l'on emportait le roi sur un brancard, Thanys, indifférente à la boue qui le couvrait des pieds à la tête, vint se jeter dans les bras de son compagnon. Une ovation triomphale salua son exploit. En ce jour, il avait sauvé la vie du roi. Sefmout, le Grand-prêtre, le félicita avec chaleur.
— Prince Djoser, tu as prouvé une nouvelle fois ta valeur. Depuis le royaume d'Osiris où il poursuit sa vie à présent, ton père, l'Horus Khâsekhemoui, sera fier de toi.
La chasse revint vers Mennof-Rê. Thanys ne lâchait plus son compagnon. Après un tel exploit, Sanakht ne pourrait faire autrement que d'accepter leur mariage. Elle n'accorda aucune attention aux regards fixés sur elle. L'amour la rendait encore plus attirante, et nombre d'hommes s'apercevaient aujourd'hui qu'elle avait hérité de la beauté de sa mère. Parmi eux, les yeux de rapace de Nekoufer ne la quittaient pas.
Soudain, Semourê s'approcha de Djoser et lui glissa:
— Méfie-toi, ô mon cousin bien-aimé. J'ai la vague impression que notre roi n'apprécie guère que tu lui aies ravi le succès de cette capture. Sa prestation frisait le ridicule. Se prendre ainsi les pieds dans son propre lasso...
— Cesse tes sarcasmes, Semourê. Il a failli y perdre la vie.
— Il eût mieux valu qu'il capturât ce taureau lui-même. Cela aurait porté son humeur au beau fixe. Tandis qu'à présent, il risque même de t'en vouloir de l'avoir sauvé.
Djoser haussa les épaules.
— Ne dis donc pas de sottises, mon cousin.