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LA TERRE DES MORTS
EXTRAITS


EXTRAIT N°1
Par discrétion, Pléionée s’écarta de lui, puis concentra ses pouvoirs pour sonder l’espace autour du navire, à la recherche d’une présence hostile. N’ayant rien repéré en surface, elle plongea mentalement sous les eaux noires. L’océan ne recelait que de rares bancs de poissons évoluant avec lenteur, suivis par des requins à l’affût. Aucune trace d’un quelconque danger. Pourtant, une angoisse sourde continuait de la ronger. Elle veilla longtemps, mais, bercée par les mouvements du navire, elle finit par s’endormir, d’un sommeil peuplé de cauchemars.
Lorsqu’elle s’éveilla, elle s’aperçut qu’Astyan l’avait transportée dans sa cabine et lui avait ôté ses vêtements sans qu’elle s’en rendît compte. Au-dehors, une tempête grondait. L’Arkas roulait et tanguait, malmenant ses passagers. La jeune femme se rhabilla puis, au prix de mille difficultés, se rendit sur le pont. Des trombes d’eau se déversaient sur le navire, des vagues furieuses heurtaient ses flancs. Malgré le jour revenu, on n’y voyait pas grand-chose. Par moments, des éclairs illuminaient l’océan tourmenté, découvrant des montagnes liquides en mouvement, aux crêtes couvertes d’écume. Les trois rescapés avaient, eux aussi, quitté leur cabine. Agrippés au grand mât, ils se serraient les uns contre les autres. Pléionée pensa qu’ils auraient mieux fait de rester à l’abri dans leur cabine. Il n’y avait pas là de quoi s’inquiéter. L’Arkas avait affronté des tempêtes bien plus sévères que celle-ci.
Elle constata que le deuxième homme n’avait toujours pas quitté sa combinaison. Elle s’approcha d’eux et, par gestes, tenta de leur faire comprendre qu’ils ne risquaient rien. Mais ils la contemplèrent avec des yeux effrayés. Renonçant à communiquer avec eux, elle gagna le château arrière, où Astyan avait pris la barre, ainsi qu’il le faisait lorsque les éléments se déchaînaient. Païdras se tenait à ses côtés. Elle remarqua aussitôt leur anxiété. Sikky vint à elle, flanquée de son inséparable Tucos.
— J’ai les foies, princesse ! s’exclama la gamine avec son langage vert habituel. Cette tempête, c’est un foutu bordel. Même Astyan est pas tranquille. Je sais pas ce qu’il a, mais je l’ai jamais vu comme ça.
Rejoignant le Titan, Pléionée comprit immédiatement les raisons de son inquiétude. Quelque chose d’énorme approchait sous le navire. Astyan grogna :
— Il remonte des profondeurs pour nous percuter. Il faut l’empêcher, mais je ne sais pas si j’aurai la force de le faire seul.
Instantanément, Pléionée mêla son esprit à celui de son compagnon, lui offrant sa force. Sikky vit les traits des Titans se tendre. Elle se mit à gémir. Elle aussi ressentait la Chose abominable qui montait vers eux.
— Accrochez-vous ! hurla soudain Astyan.
Païdras et Sikky trouvèrent refuge près du second mât auquel ils s’agrippèrent. Tout à coup, une force énorme les cloua au sol, comme s’ils avaient pesé plusieurs fois leur poids. La gamine hurla. Une clameur d’épouvante jaillit des marins. Le navire fut soulevé un bref instant, puis retomba lourdement dans la mer en furie. Païdras se fit la réflexion qu’il n’y avait pas eu de véritable choc. La Chose aurait pourtant dû heurter le navire par-dessous. Mais les Titans avaient conjugué leurs forces mentales pour amortir le coup. Astyan lui avait expliqué un jour qu’il était capable de créer un champ de force autour de lui afin de se protéger. Aucun projectile, aucune arme ne pouvait alors le toucher. Les Titans avaient ainsi dressé un bouclier autour de l’Arkas. Il serra Sikky contre lui et dit :
— Je ne sais pas ce qu’il y a là-dessous, ma crevette, mais ils vont le détruire. Tu vas voir.
Il y eut une seconde attaque, à laquelle le navire ne réagit presque pas. Les Titans avaient dû renforcer leur défense. Païdras et Sikky attendirent la troisième. Elle ne vint pas. Sur le pont, les naufragés hurlaient. Le vieux Fehron les rejoignit pour tenter de les rassurer. En pure perte.
Soudain, à tribord, l’océan se mit à bouillonner. A moins d’une encablure du navire, un animal inimaginable se matérialisa dans la pénombre de la tempête. Dans un fracas infernal, il se dressa hors des flots jusqu’à la hauteur du grand mât. Une gerbe d’éclairs zébra la nuit, illuminant un corps gigantesque, aussi grand que le navire lui-même. Puis le monstre s’abattit sur les flots, soulevant une muraille liquide.
— Ben, merde alors ! s’égosilla Sikky. Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Impressionné, Païdras trouva la force de répondre :
— Je ne sais pas ! On dirait un requin. Mais un requin géant.
— Il fait au moins cent coudées. Et t’as vu sa gueule ? Elle est aussi large que l’Arkas. On va se faire bouffer ! gémit la gamine.
Mais Païdras ne l’écoutait plus. Après lui avoir recommandé de rester agrippée au grand mât, il bondit jusqu’au lance-éclairs de la proue et ôta fébrilement la bâche qui le protégeait. Il vit qu’Astyan s’était précipité vers celui de la poupe.
Ayant jaugé sa proie, le Léviathan s’éloigna pour prendre son élan et revenir attaquer par le flanc. Fendant les vagues, il évoluait juste sous la surface, provoquant un bouillonnement angoissant qui fondait sur le vaisseau. Pétrifiée par la peur, Sikky aperçut l’excroissance énorme qui ornait son crâne. Soudain, deux éclats aveuglants déchirèrent les ténèbres et vinrent frapper le monstre avec une violence inouïe. La fillette se mit à hurler de joie.
— Prends ça dans la gueule ! exulta-t-elle.
Des langues de feu éblouissantes fusèrent de la tête du monstre, dont l’élan fut stoppé net par l’impact. Une onde de lumière rousse se répandit sur son corps, grillant sa peau épaisse qui se mit à fumer. Fou de douleur, le colosse se redressa une nouvelle fois au-dessus de l’océan, tandis qu’une écœurante odeur de chair brûlée empuantissait l’air saturé d’eau. Puis la masse formidable s’enfonça sous les flots. Elle avait à peine disparu sous les eaux noires que celles-ci s’illuminèrent. Le monstre venait d’exploser. Une éruption d’eau, d’écume et de chair incandescente jaillit à l’endroit où avait disparu la Bête. Des lambeaux retombèrent tout autour, presque jusque sur le navire. La chaleur de la désintégration était telle que les passagers sentirent un souffle infernal couler vers eux, comme l’haleine d’un dragon. Une gigantesque lueur résiduelle s’enfonça dans les abysses. Lorsqu’elle eut disparu, Sikky poussa un cri de victoire :
— Hourrah ! Tu l’as eu, Astyan !
Elle se précipita dans les bras du Titan, riant et pleurant à la fois. Elle tremblait encore quand Astyan la reposa à terre.
— Eh bien, ce monde réserve de drôles de surprises, fit Pléionée, un peu pâle. On aurait dit un requin, n’est-ce pas ?
— Un requin géant, oui. Sa mâchoire est caractéristique de son espèce. Mais il y avait une différence bizarre : cette masse osseuse qu’il avait sur le front. Je n’ai jamais rencontré sur Terre un squale présentant une telle excroissance.
Il secoua la tête et ajouta :
— En général, ce genre d’attribut est destiné à protéger un animal contre ses prédateurs. Devons-nous en déduire qu’il existe dans ces eaux des monstres encore plus impressionnants que celui-ci ?
— Il manquerait plus que ça ! s’exclama Sikky.

EXTRAIT N°2
Malgré le dénuement, certains endroits bénéficiaient d’un confort relatif. Quelques bâtiments étaient alimentés en électricité, fournie par des générateurs à charbon. C’était le cas d’une grande demeure vers laquelle Josua entraîna les Titans.
— C’est ici que vit le vieux Nathanyel, dit-il. C’est lui qui dirige, de manière occulte, ce quartier de la Frange. Chez lui, on trouve de tout. Depuis toujours, il entasse tout ce qu’il peut sauver des gravats.
La maison avait dû connaître des heures plus glorieuses. Entourée d’un parc encombré d’un fouillis de ronces dans lequel on avait tracé un chemin menant au perron, elle se dressait au milieu d’un champ de ruines. Depuis qu’ils avaient pénétré dans la Frange, une foule de curieux suivait le Titan, intrigués par son allure inhabituelle. Peut-être en raison de cet aspect, personne n’osa l’aborder. Ces gens avaient perdu jusqu’au souvenir de la civilisation. Certains avaient travaillé autrefois, et même habité des appartements luxueux. Mais la maladie ou les aléas de la politique économique du Consortium avaient scellé leur sort. Faute d’emploi, ils avaient dû fuir pour se réfugier dans cet univers apocalyptique. Pendant quelque temps, ils avaient gardé l’espoir de revenir vers le Centre, mais il leur était resté fermé. Ceux qui avaient survécu à la première année s’étaient adaptés et ne gardaient de leur vie passée qu’une haine vibrante contre le système qui les avait écartés. Malheureusement, ils n’avaient pas les moyens de se révolter. De plus, la terreur que leur inspirait l’Extérieur leur interdisait de fuir. La Frange était un monde sans espoir.
— Qu’y a-t-il au-delà ? demanda Astyan.
— Les garnisons et les remparts. Ces derniers encerclent même la zone industrielle, située au nord. C’est souvent elle que visent les Mutants. Ils savent que sa destruction nous rendrait plus vulnérables. Mais elle est bien protégée.
— Que s’est-il passé sur cette planète ?
Josua parut embarrassé.
— Je vous l’ai dit hier. Le monde a toujours été ainsi.
— Vous savez bien que non, Josua. La présence de ces ruines grandioses prouve le contraire. Votre cité a connu un passé plus glorieux, si j’en juge par l’architecture de cette villa.
— Si c’est vrai, cela remonte à loin.
— D’où Shara tient-elle les rumeurs qu’elle nous a transmises hier ?
— Ce sont des bruits que colportent ceux qui se plaignent du Consortium, soupira Josua. Certains prétendent en effet que les villes étaient plus vastes autrefois, et que l’Extérieur n’existait pas. Ils disent que l’effondrement aurait commencé voici environ deux siècles.
— Nous sommes en l’an 2215, dit Astyan. Cela signifie que tout aurait commencé au début de votre vingt et unième siècle.
— Oui, mais nous ne savons pas ce qui s’est passé.
— N’existe-t-il pas de documents historiques ?
— Les autorités affirment que les archives ont été détruites. Shara prétend que c’est faux. Elle est persuadée qu’on nous en interdit l’accès pour nous dissimuler la vérité. Mais pourquoi le Haut Conseil agirait-il ainsi ?
— Peut-être parce qu’il a beaucoup de choses à se reprocher.
Josua haussa les épaules.
— De toute façon, que voulez-vous y faire ?
Ils étaient arrivés devant le perron de la villa. Un homme âgé se tenait dans l’encadrement de la porte à double battant de l’entrée. Le visage orné d’une barbe grise et abondante, les sourcils broussailleux, les membres noueux et décharnés, il faisait penser à un vieil arbre. Une longue robe de toile épaisse, de couleur indéfinissable, le vêtait. Autour de lui s’était formée une sorte de garde rapprochée, composée de gamins, de femmes et de quelques hommes solidement armés.
Astyan s’inclina.
— Que la paix des dieux soit avec toi, Nathanyel. Mon nom est Astyan. Je cherche des cartes complètes de la planète. Josua, que voici, m’a dit que tu pourrais m’en fournir.
— Que m’offres-tu en échange ?
— J’ai de l’or et des pierres, répondit le Titan en montrant une bourse.
— Crois-tu qu’elles se mangent ?
— Non, mais elles peuvent te permettre d’acheter de la nourriture.
— A condition que l’on nous autorise à utiliser cette monnaie-là.
— Je ne suis pas responsable du chaos qui règne dans ton monde. Et je n’ai que cela à te proposer.
Le vieillard descendit les quelques marches et s’approcha du Titan.
— Le chaos qui règne sur mon monde, dis-tu ? Viendrais-tu donc d’ailleurs ?
— Je ne suis pas de Loston.
— Je m’en étais aperçu à ton accent. Mais je ne veux pas parler de ça.
Le vieillard laissa passer un silence et demanda tout à coup :
— Peux-tu lire dans mes pensées, Seigneur ?
Le Titan hésita. Il coulait de l’esprit du vieil homme un flot de questions et une émotion intense.
— Pourquoi m’appelles-tu Seigneur ? répliqua-t-il. Aurais-tu déjà rencontré un homme ou une femme qui me ressemble ?
— En vérité, je le crois. C’est pour cette raison que je t’ai laissé venir jusqu’ici sans encombre. Je pressentais ta venue. Mais tu n’as pas répondu à ma question.
Astyan hésita avant de répondre.
— En effet, je peux lire dans les pensées, dit-il enfin. Et je sais que tu as déjà vu un homme comme moi. Parle-moi de lui.
— Il était aussi grand que toi, avec les mêmes yeux couleur d’émeraude. Il paraissait âgé d’une trentaine d’années. Il y avait dans son regard quelque chose d’extraordinaire. Il est venu jusque dans ma demeure. Il ne m’a pas adressé la parole. Il a simplement regardé autour de lui, avec une expression de douleur dans les yeux. Je n’ai pas osé lui parler. Cet homme inspirait un respect et une crainte inexplicables. Il semblait capable de percer les âmes, de lire dans les pensées. Quand il est parti, je l’ai suivi, comme bon nombre de personnes de la Frange. Nous voulions comprendre, savoir qui il était, ce qu’il voulait. A un moment donné, un groupe d’hommes armés a voulu lui barrer la route, des brutes épaisses qui imposent leur loi par la terreur. Il s’est avancé vers eux. Alors, sans raison, ils ont baissé leurs armes et ils sont tombés à genoux en le suppliant de leur pardonner. Il les a relevés et il a poursuivi son chemin. Ensuite, il est reparti vers le Centre, où personne n’a essayé de le suivre, à cause des Gardiens.
Le vieil homme poussa un profond soupir.
— Cette histoire a eu lieu il y a plus de trente ans et j’y pense encore. Pourtant, ce n’est pas là le plus surprenant. Mon grand-père m’a raconté la visite d’un homme semblable voilà plus d’un siècle. A l’époque, cette villa faisait encore partie de la cité, et mon grand-père en était le gardien. Mais je vais te montrer quelque chose.
Il se tourna vers une jeune femme qui lui tendit un dossier dont il sortit une sorte de tableau, réalisé à la craie grasse, qui représentait un homme portant une longue chevelure brune aux reflets roux. Son regard était aussi vert que celui des Titans.
— De mémoire, mon grand-père a fait le portrait de ce visiteur. Le voici.
Il marqua un court silence, fixa Astyan et ajouta :
— Je connaissais ce dessin depuis mon enfance. Eh bien, l’inconnu qui est passé voilà trente ans ressemble trait pour trait à celui-ci, dont la visite remonte à plus d’un siècle. Peut-il s’agir du même homme, Seigneur ?
Astyan ne répondit pas immédiatement. Les Titans, même s’ils vivaient près de deux cents ans, n’étaient pas immortels et subissaient les atteintes de l’âge. Soixante-dix années auraient laissé des traces sur le visage du visiteur. Mais alors, qui était-il ?
— C’est possible, dit-il enfin. N’as-tu aucune idée de ce qu’il est devenu ?
— Je te l’ai dit : il a disparu dans le centre de la ville. Je ne l’ai jamais revu. Mais je suis sûr qu’il vit encore quelque part aujourd’hui. Je suis persuadé que le temps n’avait pas de prise sur lui.
Nathanyel prit la main d’Astyan dans les siennes.
— Qui était-il, Seigneur ? Et vous-mêmes, qui êtes-vous ?
Le Titan estima plus prudent de ne pas fournir trop d’informations au vieil homme.
— Des voyageurs. Seulement des voyageurs.



 
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