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LES TIGRES DE TASMANIE
PROLOGUE
Très loin, de l’autre côté du monde, au sud du continent australien, existe une île étonnante. Sur plusieurs centaines de kilomètres, sa côte occidentale dresse un puissant bouclier de falaises et de côtes désolées contre les assauts incessants des Quarantièmes rugissants. Il règne en ces lieux farouches une tempête éternelle qui interdit à l’homme de s’y établir, à tel point qu’on n’y rencontre aucun port.
Derrière ce rempart quasi inaccessible s’élève un massif montagneux aux pics escarpés et couverts de forêts luxuriantes. Des vallons élevés, cernés par des sommets noyés par les brumes, servent d’écrins à des lacs sauvages, sur lesquels le soleil ne brille guère plus d’un mois par an. L’eau s’infiltre partout ; elle dégringole des cimes en une dentelle de cascades somptueuses, puis explose en torrents impétueux, qui emportent rochers et troncs d’arbres morts au coeur de ravines humides. Plus bas vers l’est, où le relief s’adoucit, elle s’assagit, cabriole autour des pierres, se glisse entre les herbes aquatiques, exhalant des parfums incomparables, qui se mêlent aux senteurs d’une flore exubérante et colorée. Hiver comme été, elle imprègne et détrempe la terre, s’infiltre sous la roche, dégouline des arbres gigantesques, elle se répand dans les sous-bois sombres en une brume pénétrante et omniprésente, qui confère à la forêt l’aspect irréel d’un rêve.
Mais il arrive que les nuages épais apportés par les ouragans de l’ouest s’écartent pour dévoiler un ciel d’azur étincelant. Alors, le soleil adresse à la terre des baisers de lumière qui réchauffent le sol et font naître d’innombrables arcs-en-ciel. Des vapeurs translucides s’élèvent du fond des vallons, la chaleur exalte les odeurs des sous-bois, et l’île se pare de beautés incomparables.
Au coeur de cette sylve d’eucalyptus géants et de myrtes dont les feuilles ne jaunissaient jamais, grouille tout un peuple d’animaux aux noms étonnants : chats-tigres, opossums, phalangers, échidnés, ornithorynque, wallabies, wombats, sarcophiles... Cependant, le plus extraordinaire de tous était un fauve dont la légende prétend qu’il a disparu au début du Vingtième siècle. Il ressemblait à un loup, mais les femelles portaient leurs petits dans une poche ventrale, comme le font les kangourous. Le terme savant pour le désigner est thylacine. À cause des rayures qui marquaient son pelage dorsal, les autochtones le baptisèrent French Tiger, tigre français. Mais on le connaît mieux sous le nom de : Tigre de Tasmanie.
Allongée sur la plage de gravier blanc qui bordait le petit lac montagnard, Ventre-blanc surveillait ses fils. Tous deux jouaient en silence non loin de la cascade, bondissant de rocher en rocher, roulant l’un sur l’autre, laissant parfois échapper un jappement discret. D’instinct, ils savaient retenir leurs cris de joie, afin de ne pas attirer l’attention du prédateur redoutable à l’origine de la destruction du Peuple. Le père, Longues-mâchoires, scrutait les alentours de son œil vif, en compagnie de deux jeunes mâles issus d’une meute anéantie,Courtes-pattes et Queue-touffue. Une demi-douzaine d’autres individus, trois femelles et trois mâles, paressaient, profitant de la tiédeur de ce soleil si rare. Tous provenaient de tribus différentes, et seul l’instinct de survie les avait poussés à se rassembler.
Ventre-blanc se souvenait encore d’un temps où de nombreuses hordes se partageaient le Monde. Aussi loin que la mémoire du Peuple pouvait remonter, jamais celui-ci n’avait eu à craindre les êtres-qui-marchaient-sur-deux-pattes. Ceux-ci vivaient en bonne harmonie avec les loups tigrés et les respectaient. Puis un jour, tout avait basculé. D’autres créatures-à-deux-pattes étaient apparues. Nul ne savait d’où elles venaient. Depuis toujours, les limites du Monde se fixaient aux Grandes eaux infinies, et jamais personne n’avait entendu parler de ces créatures. Elles ressemblaient aux êtres-qui-marchaient-sur-deux-pattes, et les anciens n’eurent aucune raison de se méfier d’elles. Avec elles étaient apparus des troupeaux innombrables d’animaux jusqu’alors inconnus, à la fourrure blanche ou noire, qui s’étaient révélés bien plus facile à chasser que les wallabies et les rongeurs de la forêt. Mais peut-être ces bêtes stupides avaient-elles conclu un pacte avec les créatures-à-deux-pattes, car celles-ci se mirent à répandre la mort au sein du Peuple. Lorsqu’elles apparaissaient, le silence explosait sous le fracas de tonnerres incessants, des sifflements effrayants faisaient vibrer l’air, et une odeur étrange se propageait, suffocante, engendrant la terreur. Autour de Ventre-blanc, ses compagnons s’écroulaient, la tête éclatée ou les membres déchiquetés. Alors, elle avait fui, toujours plus loin, toujours plus haut, se réfugiant vers les montagnes protectrices, là où les créatures hésitaient à s’aventurer. Pourtant, certaines d’entre elles s’étaient acharnées, et il avait fallu redoubler de prudence, vivre comme un gibier traqué. Elle conservait dans ses flancs les traces d’une cicatrice qui avait failli lui coûter la vie.
Avec le temps, les apparitions des créatures porteuses de mort s’étaient raréfiées. Les quelques survivants des meutes s’étaient regroupés, surmontant les antagonismes qui autrefois opposaient leurs membres pour la possession des territoires de chasse. D’instinct, les loups marsupiaux savaient que leur seule chance de survivre était de mélanger leur sang.
Ventre-blanc avait eu deux fils, qui venaient à peine de s’aventurer hors de sa poche protectrice. D’autres femelles auraient encore des enfants, et le Peuple parviendrait peut-être à survivre. Mais la terrible vérité était inscrite dans l’esprit de Ventre-blanc. Elle sentait la mort se resserrer inéluctablement autour d’eux. Elle-même et les derniers rescapés du massacre finiraient par disparaître définitivement, comme avaient disparu depuis longtemps les premiers êtres-qui-marchaient-sur-deux-pattes. Ventre-blanc se demanda s’ils avaient, eux aussi, été victimes des créatures...
Il n’y avait aucune révolte, aucune haine en elle. Les choses étaient ainsi, même si elle ne les comprenait pas. Comme elle ne comprenait pas non plus pourquoi l’une de ces créatures sanguinaires semblait avoir fait alliance avec ce qui restait du Peuple. Peu après la douleur fulgurante qui lui avait lacéré les flancs, elle avait cru que le temps était venu pour elle de rejoindre le Grand esprit du monde et de se fondre à lui pour toujours. Elle s’était traînée, pendant plusieurs jours, seule survivante de sa horde, parvenant, en suivant les torrents, à semer les meutes de chiens lancées à ses trousses. Puis, sentant ses forces l’abandonner, elle avait choisi un endroit pour mourir, tout près de la cascade où elle se trouvait aujourd’hui.
Une haute silhouette s’était approchée. Une odeur puissante avait pénétré ses narines. Et un flot de terreur l’avait envahie. L’une des créatures l’avait retrouvée. Elle avait eu un sursaut de révolte, pour se défendre, tenter de fuir une dernière fois. Malheureusement, ses pattes lui refusaient tout soutien. Alors, elle s’était résignée à mourir de la main de la créature.
Mais celle-ci s’était penchée sur elle, avait soulevé sa tête. Ventre-blanc n’avait jamais compris ce qui s’était passé ensuite. Le monstre avaitlavé ses plaies, lui avait apporté de la nourriture et l’avait veillée pendant plusieurs jours. Peu à peu, elle avait repris des forces. Près d’elle, des loups avaient surgi, d’autres membres du Peuple, dont Longues-mâchoires, qui, de loin, l’observait avec attention.
Parfois, la créature disparaissait, puis revenait, apportant un gibier abattu, wallaby, opossum ou petit rongeur. Lorsque Ventre-blanc avait été rétablie et que le spectre de la mort s’était éloigné, la créature avait disparu. Les loups s’étaient alors rapprochés, l’avaient flairée avec circonspection. Elle avait été adoptée par la meute, constituée d’individus rescapés d’autres massacres.
De temps en temps, la créature revenait et les observait. Alors, Ventre-blanc la rejoignait et lui léchait la main, en signe d’amitié et d’alliance. Son odeur avait cessé de l’effrayer. Elle restait incrustée pour toujours dans sa mémoire.
PREMIER CHAPITRE
Hobart, novembre 1919...
Lorsque Clémentine Smith pénétra, pour la seconde fois en deux jours, dans l’hôtel de ville de la capitale de la Tasmanie, son coeur se mit à battre plus vite. De la réponse qu’allait lui fournir miss Bowler, l’employée qui l’avait reçue la veille, dépendait son avenir et celui de Mary, la petite fille de sept mois qu’elle serrait jalousement contre elle. Enveloppée dans une robe de satin blanc et coiffée d’un bonnet qui ne laissait voir que sa frimousse, Mary posait sur le monde un regard sérieux, avide de curiosité.
L’intérieur de l’édifice était sombre, meublé avec ce mélange de confort et d’austérité caractéristique des établissements publics anglais. Construite en 1909, la mairie s’enorgueillissait d’une magnifique salle de concert éclairée à l’électricité par de superbes lustres. Une épaisse odeur de cire emplissait l’atmosphère. Le parquet lustré faisait entendre des craquements sous les pas des visiteurs silencieux, hommes en costumes lugubres coiffés de haut-de-forme et femmes en robes longues datant de l’ère victorienne. On y croisait aussi des gens plus modestes, mal à l’aise, le chapeau à la main, venus effectuer une démarche. Clémentine, arrivant de Paris, s’étonna un peu de ces tenues vestimentaires surannées. Depuis la fin de la guerre, la mode avait subi une révolution radicale. Les épaules nues, la longueur des robes ramenées bien au-dessus de la cheville, les décolletés audacieux avaient généré dans la ville-lumière nombre de scandales. La jeune femme n’osait imaginer ce qu’une telle mode aurait provoqué dans ce pays soumis à la sévérité anglaise.
Une réceptionniste grise l’amena jusqu’au bureau de miss Bowler, avec laquelle elle avait rendez-vous. Dès l’entrée, Clémentine comprit que quelque chose n’allait pas. Par-dessus ses grosses lunettes, son interlocutrice affichait un air profondément embarrassé, dont elle lui donna aussitôt la raison :
- Je suis désolée, miss Smith. J’ai cherché toute la journée dans nos archives, mais je n’ai trouvé aucune trace de la naissance de votre époux.
- Aucune trace ? Mais c’est impossible !
Clémentine fouilla dans son sac et en tira le livret militaire de son mari. Après l’avoir vérifié, miss Bowler répondit :
- Je ne sais que vous dire, miss Smith. Nos archives n’ont subi aucun incendie, aucune inondation ou autre catastrophe qui pourrait expliquer la disparition de certaines d’entre elles. Je ne peux que vous confirmer ce que j’ai constaté : aucun William Smith n’est né à Hobart le 7 août 1884.
- Il doit y avoir une erreur, suggéra Clémentine, désemparée.
- Je comprends votre désarroi, miss Smith. Par acquit de conscience, j’ai cherché à d’autres dates. Il arrive que l’administration militaire se trompe sur le jour, le mois ou l’année. Malheureusement, je n’ai rien trouvé.
Clémentine serra les dents pour ne pas éclater en sanglots.
- Mais il est peut-être né dans une autre ville, dit miss Bowler. Là encore, les militaires ont pu se tromper.
- Il m’a toujours dit être né à Hobart. Ses parents doivent y vivre.
Elle hésita, puis ajouta :
- A la vérité, il ne m’en parlait pas souvent. Je me suis parfois demandé s’il n’était pas en froid avec les siens. D’ailleurs, il ne voulait pas retourner en Tasmanie. Après la guerre, il désirait que nous nous installions à Paris.
Elle avala sa salive pour retenir les larmes qui lui brûlaient les yeux, puis désigna Mary, qui la contemplait, les sourcils froncés, inquiétée par le chagrin de sa mère :
- Mes propres parents sont morts. J’espérais que la petite pourrait au moins connaître ses grands-parents paternels.
Elle secoua la tête d’un air désespéré.
- Je ne peux pas croire que j’ai fait tout ce voyage pour rien.
Miss Bowler aurait volontiers sorti son mouchoir pour essuyer ses propres yeux. Le sort semblait s’acharner sur cette jeune femme. D’ordinaire, elle n’appréciait pas beaucoup les Français. Elle les jugeait frivoles, arrogants, imbus d’eux-mêmes. Mais cette miss Smith faisait preuve d’une grande dignité dans son malheur. Il fallait à tout prix éviter qu’elle tombât entre les griffes des individus douteux du port. Les jeunes femmes seules étaient des proies faciles pour eux. Combien s’étaient retrouvées dans des lieux sordides parce que personne ne s’était occupé d’elles. Sans parler de celles dont on retrouvait le cadavre dans les eaux sombres de Watermans dock ou de Princes Wharf. Ce genre de meurtre n’était jamais élucidé. La police avait d’autres chats à fouetter que d’arrêter les assassins des prostituées.
- Où êtes-vous descendue ?
- A l’hôtel Macquarrie.
- C’est un établissement sérieux. Mais évitez le Tramway hôtel. Sa propriétaire, Mrs Heartley, n’a pas bonne réputation, et son hôtel est fréquenté par des gens... inconvenants. En règle générale, ne vous aventurez pas aux alentours du port en fin de journée. Vous risquez d’y faire de mauvaises rencontres.
- C’est entendu.
- Je vais vous donner l’adresse d’une femme, déclara-t-elle. C’est l’une de vos compatriotes, qui a épousé un homme d’affaire tasmanien. Elle s’appelle Émilie Richmond. Elle a fondé un cercle français. Je suis sûre qu’elle vous viendra en aide.
Elle tendit un papier griffonné à Clémentine, qui la remercia. Prise par un élan de sympathie, miss Bowler lui saisit la main.